00
»
'Hfc
■v.
B*ï
1:11}
H»J
> '• St i J
ï'.K.ff
fMt« mfltô
i/i:;-
^IFUl
5?i
étui
MtfKttH
t?*i
;hkh
lui
lïm
mi
M
:w
s?* m*
KUUti
LnïAlï)'
>ii
il il
iï-:
LES JESUITES
ET LA
NOUVELLE-FRANCE
1S
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS
8
LES JÉSUITES
ET LA
NOUVELLE-FRANCE
AU XVIIe SIÈCLE
d'après beaucoup de documents inédits
PAR
Le P. Camille de ROCHEMONTEIX
de la Compagnie de Jésus
Avec Portraits et Cartes
TOME PREMIER
t f
PARIS
LETOUZEY ET ANÉ , ÉDITEURS
17, RUE DU VIEUX-COLOMBIER, 17
1895
F
501,1
t.i
INTRODUCTION
Le titre de cet ouvrage indique suffisamment son
caractère et son but. Les Jésuites ont joué un rôle
important dans la Nouvelle-France au xvne siècle ; ils
ont été mêlés à presque tous les événements politiques
et religieux de cette colonie. Gomme le dit, avec
quelque exagération sans doute, le protestant Bancroft,
l'histoire de leurs travaux se rattache à l'origine de
toutes les villes de l' Amérique française. On ne dou-
blait pas un cap, on ne traversait pas une rivière sans
qu'un Jésuite ne montrât le chemin ' .
Ceux qui ont écrit sur le Canada ne pouvaient donc
faire le silence sur ces religieux et sur leurs œuvres.
Ils en ont tous parlé, plus ou moins longuement, les
uns en bien, les autres en mal. Il fallait s'y attendre,
leur Société ayant seule le privilège d'avoir rencontré
sur toutes les plages du monde des amis enthousiastes
et des ennemis déclarés. Ferland, le plus consciencieux
de tous les historiens de la Nouvelle-France, a été
aussi, à l'égard des Jésuites, le plus juste, le plus
1. Hlstory of United States, vol. II, p. 783.
impartial. Ghamplain, le récollet Sagard, Marie de
rincarnation , Pierre Boucher, les Ursulines de
Québec, Françoise Juchereau de Saint-Ignace, la
Potherie, X. de Gharlevoix, Brasseur de Bourbourg,
du Creux, Bertrand de la Tour, Harrisse, Gilmarv
Shea, N.-E. Dionne et beaucoup d'autres écrivains,
catholiques et protestants, leur ont rendu justice.
Francis Parkman, protestant américain, loue leur
dévouement; il admire les grandes choses qu'ils ont
accomplies, mais il attribue l'héroïsme de leurs apôtres
et de leurs martyrs au fanatisme et à la sorcellerie, à
un effet de l'enthousiasme ou du tempérament. Ban-
croft a également écrit sur eux de belles pages, sans
mieux comprendre que son coreligionnaire d'où vient
l'esprit qui les anime, le feu divin qui les pousse en
avant, la force qui les soutient.
A côté de ces historiens, la Compagnie de Jésus a
rencontré, au Canada et ailleurs, des écrivains qui ne
lui ont épargné ni les critiques les plus imméritées ni
les attaques les plus violentes. Citons, par exemple,
Marc Lescarbot, les trois récollets Sixte le Tac, Chres-
tien Le Clercq et Louis Hennepin, le baron de Lahon-
tan et Garneau. Ce dernier, d'une école souvent
peu favorable à l'Eglise, a cependant le courage de
rendre en plus d'un endroit bon témoignage du
dévouement et de l'esprit d'initiative des missionnaires.
Nous voudrions ne pas nommer MM. Faillon et Gos-
selin, qui, sous des formes correctes et parfois sous
une avalanche de compliments, laissent trop percer
— III —
l'hostilité de leurs sentiments. Sans doute, personne
n'est parfait en ce monde, et plus d'un religieux a pu
errer : errare humanum est. Encore faut-il rendre à
chacun la justice qui lui est due. Un moraliste a écrit :
« Passer sous silence, quand on est obligé d'en parler,
les actions d'un homme, pour ne pas le louer, c'est
manquer à l'équité. » Nous regrettons d'avoir constaté
parfois, dans la Colonie Française et dans la Vie de
Mgr de Laval-, plus d'une omission de ce genre à l'en-
droit des missionnaires de la Nouvelle-France.
Gabriel Gravier, dans ses Découvertes et établis-
sements de Cavelier de la Salle, et Pierre Margry,
dans ses introductions dithyrambiques sur Cavelier de
la Salle, Frontenac et Lamothe-Cadillac, ne pardonnent
pas aux victimes de ces trois fameux personnages de
s'être défendues. A les entendre, les Jésuites sont des
envieux, des jaloux, des empoisonneurs, des assassins;
ils sont coupables des crimes les plus odieux. Pas-
sablement arriérés, ces deux historiens parlent comme
au temps de la Restauration ; volontiers ils nous ramè-
neraient aux fameux débats du xvme siècle; on voit
qu'ils connaissent YExtrait des assertions et les actes
des Parlements. B. Suite, journaliste par tempérament,
historien par occasion, se donne plus d'une fois le
plaisir, dans ses Canadiens-Français, de composer un
petit pamphlet, quand il n'y ajoute pas le roman,
contre les missionnaires du Canada. Il a lu Michelet,
Eugène Sue, la Morale pratique des Jésuites par le
docteur Arnauld, les mémoires de provenance louche
— IV
édités par Margry contre ces religieux, et, à l'occasion,
il sert un peu de tout cela à ses lecteurs.
Quand son histoire parut, M. Taché répondit dans
La Minerve : « L'idée mère du livre de M. Suite, c'est
qu'avant lui personne n'a compris l'histoire du
Canada... ; avant lui, on n'avait pas d'histoire vraie
du Canada, c'est lui qui va l'inventer. C'est à cause
de cela sans doute qu'une grosse partie de son livre se
compose de citations prises aux ouvrages de ces trois
classes d'hommes qu'il accuse d'avoir forfait à la
vérité1, et qu'une autre notable portion de son œuvre
consiste dans une analyse assez crue des écrits de ses
devanciers On voit par là qu'il j a peu de nouveau
dans le livre de M. Suite ; et ce peu de nouveau est
justement ce qui n'est pas bon2. » Ce peu de nouveau
est, paraît-il, sur la Compagnie de Jésus, du moins
d'après M. Taché3. Quant à nous, nous avouons ne
l'avoir jamais aperçu ; aussi sera-t-il à peine question
dans notre histoire de l'auteur des Canadiens-Français.
Le jugement des hommes compétents fait peu de cas
de cet ouvrage.
1. « L'histoire du Canada, dit M. Suite, a été écrite par trois
classes d'hommes : les Français, qui n'ont voulu y voir que les
intérêts français ; les religieux, qui se sont extasiés sur les mis-
sions, et les laïques, effrayés par les menaces des censures ecclé-
tiques. Nous qui ne sommes ni Français de France, ni prêtre, et
qui ne craignons pas les censures ecclésiastiques, nous écrivons
la vérité. »
2. Les histoires de M. Suite, protestation par J. G. Taché.
Ottaoua, 21 mars 1883, pp. 3 et 4.
3. Ibid., p. 4.
— Y —
Tous les historiens que nous venons de nommer,
et beaucoup d'autres que nous citerons, ont parlé des
Jésuites au Canada pendant le xvne siècle ; aucun n'a
écrit leur histoire. Cette histoire, nous la donnons
aujourd'hui au public. En l'écrivant, nous faisons
aussi celle de la Colonie française, car elles sont
restées inséparables, mêlées l'une à l'autre, vivant
l'une par l'autre et s'aidant mutuellement. Le clergé
séculier, les communautés religieuses d'hommes et de
femmes ont également une place dans ce travail ; ils ne
pouvaient ne pas l'avoir. Mais le titre, mis en tête de
cette histoire, en montre assez l'idée dominante, celle
qui doit se détacher en première ligne et paraître au
premier plan.
Pour la composer, nous avons lu tout ce qui a été
imprimé de plus important en Amérique et ailleurs :
histoires générales et locales, biographies, voyages,
relations, mémoires, correspondances, Jugements et
délibérations du conseil souverain, Collection de
manuscrits à la Nouvelle-France, articles de journaux
et de revues. Nous avons compulsé les archives de nos
bibliothèques publiques en France, et emprunté aux
riches trésors de l'Angleterre. Nous avons fait venir
de l'étranger, par l'entremise de nos correspondants
et de nos amis1, des documents précieux et inédits;
1. Nous remercions particulièrement de leur bienveillant con-
cours un historien du Canada, M. N. E. Dionne, qui a beaucoup
étudié les origines de la colonie française, et le R. P. Désy,
VI —
enfin nous avons puisé à une source, encore inexplorée,
aux archives générales de la Compagnie de Jésus. Ces
diverses recherches nous ont permis de rectifier plus
d'une erreur historique répandue ici et là dans les his-
toires de la Nouvelle-France, d'apprécier autrement
qu'on ne l'a fait jusqu'ici certains personnages de
marque, d'éclairer des situations et des faits restés
totalement dans l'ombre.
En outre des correspondances entre les mission-
naires du Canada et le Général de la Compagnie de
Jésus, des divers catalogues de la Province de France,
des nécrologes et d'autres manuscrits que nous avons
trouvés dans les archives de la Société, nous devons
signaler les Monumenla historiée missionis novœ
Francise ab anno 1607 ad annum 1631 , les Litterœ
annuœ missionis Canadensis, des relations inédites de
la Nouvelle-France, enfin V Historiée Sociefatis Jesu
pars VIa, ab anno Christi 1616 ad annum 1646, à
P. Josepho Juvencio.
Cette sixième partie, divisée en seize livres, qui
devait faire suite à la cinquième, imprimée à Rome en
1710, embrasse tout le généralat du P. Mutius Vitel-
leschi, de 1615 à 1645. Terminée en 1711, elle ne vit
jamais le jour, pour des raisons qu'il est inutile de
dire; mais le P. Cordara, continuateur de l'histoire
supérieur des Jésuites de Québec. Le R. P. Van Meurs, directeur
des archives générales de la Compagnie de Jésus, s'est mis à
notre disposition avec la plus grande amabilité et le plus parfait
dévouement.
VII
de la Compagnie, utilisa le travail du P. Jouvancy
jusqu'à l'année 1632. Il n'inséra toutefois dans Y His-
toriée Societatis Jesu pars VIU que peu de pages du
manuscrit de son confrère sur la mission du Canada.
Le livre treizième de ce manuscrit est consacré entiè-
rement à cette mission et a pour titre : Liber XIII con-
tinens res gestas in Canada seu Nova Franciâ. Nous
en donnerons quelques extraits aux Pièces justifica-
tives et nous le citerons plus d'une fois dans le courant
de notre histoire. Ce livre du P. Jouvancy est d'autant
plus important que ce grand historiographe de la Com-
pagnie, fixé à Rome, avait entre les mains, pour le com-
poser, toutes les relations et correspondances intimes
des missionnaires du Canada.
Tout le monde connaît les Relations, qui donnèrent
naissance aux Lettres édifiantes, aux Annales de la
Propagation de la Foi, aux Annales de la Sainte-
enfance, aux Lettres des missions et aux autres revues
de même genre. Ce qu'on sait moins, ce sont leurs ori-
gines, leur but et pourquoi elles disparurent en 1673.
Aussi ne sera-t-il pas inutile de faire la lumière sur ces
différents points. Du reste, les Relations des mission-
naires de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique en
général, et les Relations de la Nouvelle-France en par-
ticulier, occupent une telle place dans l'histoire reli-
gieuse de ces pays, qu'on ne lira pas sans intérêt les
détails qui vont suivre. Plus d'un est resté inédit.
Les Jésuites ont eu les premiers l'idée de ces récits
— VIU
qui faisaient connaître les nouvelles conquêtes de'
l'Evangile, et initiaient l'Europe à la connaissance des
mœurs des nations lointaines l. Au mois de mars 1549,
François-Xavier confiait au P. Gaspard Barzée le soin
de la mission d'Ormuz et lui remettait, avant son
départ, une longue lettre contenant les plus sages
règles de conduite. Parmi ces règles se trouvait celle-
ci : « Vous écrirez de temps en temps au collège de
Goa, et vous rendrez compte des différents ministères
que vous accomplissez en vue de la gloire divine et de
son accroissement ; de l'ordre que vous y suivez ; des
fruits spirituels par lesquels Dieu couronne vos faibles
efforts2 ». Le 20 juin 1549, le même apôtre recom-
mandait au P. Jean de Beira de lui écrire longuement,
d'écrire aussi à Simon Rodriguez, à Lisbonne, et au
P. Ignace de Loyola, à Rome « toutes les nouvelles
dont la connaissance en Europe doit porter à glorifier
Dieu ceux qui les recevront3. » Au mois d'avril 1552,
il fait la même recommandation au P. Gaspard
Barzée4.
Quel doit être le but de ces lettres ? François-Xavier
1. Revue de Montréal, mars 1877 : Suppression des relations
de la Nouvelle-France, par l'abbé H. A. Verreau, p. 108. —
L'abbé Verreau a inséré dans cette revue, mars et avril 1877,
deux articles très bien faits sur cette question ; mais ils ne sont
pas complets et quelques détails sont inexacts.
2. Lettres de saint François-Xavier, de la Compagnie de Jésus,
traduites par M. Léon Pages. Paris, chez Poussielgue, 1855,
t. II, p. 51.
3. Ibid., p. 116.
4. Ibid., p. 340.
IX
l'indique partout nettement : d'abord faire connaître en
Europe les progrès de l'Evangile, les travaux des mis-
sionnaires, les obstacles que rencontre leur apostolat,
ensuite édifier ceux qui les liront1.
Afin d'obtenir ce but, il y a des précautions à
prendre. Tout n'est pas bon à dire, et ce qu'on dit
doit l'être bien. « Que vos lettres, dit François-Xavier
au P. Barzée, soient écrites avec assez de soin pour
que nos Frères de Goa les puissent envoyer en Europe,
afin d'y servir de témoignage de notre zèle dans ces
contrées, et des succès que la divine miséricorde daigne
accorder aux humbles travaux de notre petite compa-
gnie. Que rien n'y paraisse qui puisse justement offen-
ser personne, rien dont la lecture ne doive inspirer, à la
première vue, la pensée de glorifier Dieu et de tout
entreprendre pour son service2. » Il revient sur
quelques-unes de ces recommandations dans sa lettre
de 1552 au P. Barzée3.
La lettre au P. Jean de Beira entre dans plus de
détails et est bien plus précise : « Dans vos lettres,
vous devez apporter un discernement et un choix dans
les faits, qui passent sous silence tout ce qui peut
atteindre indirectement les personnes ou les offenser
par une allusion téméraire ; toute la substance et le style
doivent être conformes à la gravité comme à la pru-
dence ecclésiastiques ; que vos récits soient de telle
1. Lettres de saint François-Xavier, t. II, pp. 51, 116 et 340.
2. Ibid., p. 51.
3. Ibid.y p. 340.
X
nature, qu'étant portés en Europe, ils puissent passer
de main en main, et même être communiqués au
public par la voie de l'impression ; vous ne devez pas
perdre de vue que les Mémoires de ce genre, qui pro-
viennent de pays si éloignés, sont curieusement recher-
chés et lus avidement en Espagne, en Italie et ailleurs ;
et nous devons par là même écrire avec plus d'atten-
tion et de réserve les lettres que nous envoyons ; elles
ne doivent pas seulement être remises dans les mains
de nos amis, mais elles doivent passer en celles de
personnes souvent injustes, et souvent jalouses et mal-
veillantes ; il faut donc que ces lettres satisfassent tout
le monde, si c'est possible, et qu'elles portent chacun à
rendre hommage à Dieu et à sa sainte Eglise ; enfin
elles ne doivent donner à personne aucune occasion
légitime de blâme ou d'interprétation fâcheuse *.
Les lettres des missionnaires étaient de trois sortes.
Les unes, très intimes et personnelles, adressées à un
parent, à un ami, à un supérieur, au R. P. Général,
ne devaient pas alors être livrées à la publicité, si
jamais elles pouvaient l'être ; tout au plus était-il per-
mis au destinataire d'en donner connaissance à un
cercle d'amis discrets ou d'en communiquer des
extraits inoffensifs. D'autres, destinées aux seuls
membres de la Compagnie, furent transmises manu-
scrites, dans le principe, aux différentes maisons de
l'Ordre. Elles servaient de lien entre tous les religieux
1. Lettres de saint François-Xavier, t. II, p. 117.
XI
de la Société, et les tenaient an courant des travaux de
l'apostolat, partout où il s'exerçait1. Plus tard, les
lettres des missionnaires furent livrées à l'impression,
mais en général revues et corrigées, et même traduites
en latin. On en fît aussi des extraits et des analyses,
qui furent insérés dans un volume intitulé : Annuœ
litterœ Societatis Jesu; ad Patres et Fratres ejusdem
societatis. La publication de ces lettres annuelles en
un volume, commencée en 1581, cessa en 1654, et fut
interrompue de 1614 à 1649 ~. La règle défendait de
les communiquer aux étrangers, c'est-à-dire à ceux
qui n'appartenaient pas à l'Ordre3. Le titre seul
indique qu'elles n'étaient adressées qu'aux membres de
la Compagnie : Ad Patres et Fratres ejusdem socie-
tatis. Si la publication des lettres annuelles prit fin en
4 654, les provinces et les missions continuèrent cepen-
dant à les rédiger et à les adresser au R. P. Général.
On en retrouve encore beaucoup, sur la Nouvelle-
France en particulier.
1. Lettres de saint François-Xavier , t. II, livre VII, lettre 20,
pp. 340 et 341.
2. Bibliographie historique de la Compagnie de Jésus, par le
P. Carayon ; première partie, généralités ; — Dictionnaire des
ouvrages anonymes, par le P. Sommervogel; — Bibliothèque des
écrivains de la Compagnie de Jésus, par les PP. de Backer, pas-
sim. — Dans les Annuœ litterœ de 1611 (pp. 121 et 143) et dans le
volume de 1612 (pp. 462-605) se trouvent les lettres du P. Biard
sur la mission des Jésuites en Acadie.
3. Nemo in posterùm cuivis externo, quâvis occasione, societatis
nostrae annuas (litteras) communicet, seu oslendat (Reg. Soc. Jesu ;
Avignon, 1827, p. 583).
XII
11 y avait une troisième sorte de lettres, celles que
les missionnaires rédigeaient pour le public et qui
étaient destinées à l'impression ; on les appelait le
plus souvent Relations. Telles sont les Relations de la
Nouvelle-France , dont celle de 1616 par le P. Biard
ouvre la longue série; puis vient la Relation de 1626
par le P. Charles Lalemant. La série de 1632 à 1672
comprend 41 volumes, dont 39 portent le titre de
Relation, et deux (1654-55 et 1658-59) celui de
Lettres1. Il existe d'autres relations, écrites égale-
ment pour le public, mais qui ne furent pas imprimées ;
nous dirons pourquoi.
Il est évident que le même contenu ne pouvait con-
venir à ces trois sortes de lettres. Le missionnaire
n'avait-il pas le devoir de renseigner son supérieur, le
Provincial ou le Général, sur bien des choses que la
charité, la prudence, la discrétion et les convenances
les plus élémentaires lui interdisaient de livrer au
grand public, même au public plus restreint des reli-
gieux de son ordre ? Une lettre personnelle peut et
doit dire, dans beaucoup de circonstances, ce qu'il
n'est pas possible d'imprimer dans les Lettres annuelles
et dans les Relations, sans s'exposer aux plus graves
inconvénients, au blâme sévère et mérité de tous les
gens de bien, des hommes de bon sens.
Prenons pour exemple la colonie dont nous écri-
1. Revue de Montréal, mars 1877, p. 114. — Relations de la
Nouvelle-France, en 3 vol. ; Québec, 1858,
XIII
vons l'histoire. Elle fut administrée par des gouver-
neurs, dont personne ne niera les belles qualités ;
cependant, à côté de ces qualités, plusieurs mon-
trèrent de grands défauts, et sous chacune des admi-
nistrations on eut à déplorer des mesures et des actes
également compromettants pour les intérêts de la reli-
gion et ceux de la colonie. N'eût-il pas, été malséant
et téméraire de critiquer, ou simplement d'apprécier,
dans un document public, les faits et gestes du gou-
vernement colonial? Dans les temps troublés que tra-
versa la Nouvelle-France au xvne siècle, les auteurs
des Relations n'auraient-ils pas couru le risque de ne
pas juger alors avec assez d'impartialité, ni de parler
avec assez d'indépendance1? Que de questions de
nature fort complexe, comme l'amovibilité des curés,
la vente de l'eau-de-vie, les dîmes, l'excommunication
des vendeurs de liqueur forte, troublèrent alors les
esprits et divisèrent les autorités civile et religieuse !
Que de luttes douloureuses, que de démêlés entre les
diverses congrégations, entre les évêques et les reli-
gieux ! Que de conflits d'autorité entre le gouverne-
neur, l'intendant et l'évêque ! Etait-ce aux missionnaires
de saisir le public de ces pénibles et inévitables diffi-
cultés, d'aller lui raconter les mesquines tracasseries
de celui-ci, les ridicules prétentions de celui-là, les
actes arbitraires de cet autre, enfin les scandales et les
1. Relations inédites de la Nouvelle-France (1672-1679). Paris,
Douniol, 1861. Introduction, p. xx.
XIV
révoltes de tel prêtre ou de tel religieux? Ces récits
eussent sans doute vivement piqué la curiosité des
lecteurs, et les Relations, déjà très lues, l'auraient été
bien davantage. La justice y eût-elle gagné? Et le bien
des âmes? et l'honneur de l'Eglise? et l'intérêt de la
colonie ? Les missionnaires ne se seraient-ils pas écartés
de la route si sagement tracée par l'illustre apôtre
des Indes 1 ?
Les Jésuites de la Nouvelle-France, comme ceux de
toutes les autres missions, jugèrent, et en cela ils
jugèrent bien, qu'il n'était ni à propos, ni convenable,
ni conforme à la sainteté et à la dignité de leur minis-
tère, d'introduire dans leurs Relations certains faits
contemporains, certains jugements et appréciations.
Ils ne s'en cachaient du reste pas. « Je ne prétends,
disait le P. Le Jeune, décrire tout ce qui se fait dans
ce pays; mais seulement ce qui tient au bien de la
foi et de la religion2. » Mais si les Jésuites ne décri-
vaient pas, dans les Relations et dans les Lettres
annuelles, tout ce qui se faisait au Canada, ils le
décrivaient dans les lettres à leurs supérieurs. Ceux-ci
avaient tout intérêt à être parfaitement informés, à
connaître les situations et les hommes, les actes du
clergé et de l'administration colohiale, la conduite de
leurs inférieurs vis à vis du pouvoir civil et des auto-
1. Relations inédites de la Nouvelle-France. Introduction ,
pp. xx, xxi et xxn.
2. Relation de la Nouvelle-France , année 1635.
XV —
rites ecclésiastiques, leurs rapports avec les autres
sociétés religieuses. Les correspondances privées des
missionnaires les renseignent sur ces divers points et
sur beaucoup d'autres. Toutes n'ont malheure usement
pas été conservées ; il en existe cependant un assez
bon nombre, et aujourd'hui elles sont grandement
utiles à l'historien, qui cherche à éclairer de lointains
et obscurs événements. Elles nous serviront à nous-
même .
Il faut l'avouer néanmoins, les Relations, telles
qu'elles sont rédigées, ne reflètent pas la physionomie
entière de la Nouvelle-France; elles n'en montrent
qu'un côté, le plus beau, le plus consolant, à savoir,
les progrès du christianisme, ses travaux et ses luttes
héroïques, l'énergie féconde et les audacieuses entre-
prises des colons. Le reste est volontairement relégué
dans l'ombre, ou, pour mieux dire, passé sous silence.
On ne voit rien ou presque rien de l'autre côté de la
physionomie. C'est de l'histoire, mais de l'histoire
incomplète 1 . Il n'en est pas moins vrai que cette
1. Ce que nous disons ici des Relations du Canada, nous pour-
rions le dire de toutes les Relations envoyées du Tonkin, de la
Chine, du Japon, etc. Les missionnaires ne s'en cachaient pas ;
ils écrivaient pour l'édification des lecteurs, ils taisaient donc
beaucoup de choses qui n'auraient pas obtenu ce but, tout en ne
s'écartant jamais dans leurs récits de la stricte vérité. Partant de
là, il arrivait que des Jésuites qui n'avaient vu que les Relations
et qui se figuraient à tort qu'elles racontaient tout, se trouvaient
fort désappointés en arrivant dans leur mission. Ce qui les frap-
pait d'abord, c'était le revers de la médaille, et, sous cette pre-
XVI
histoire incomplète, écrite sous les yeux des témoins
des faits rapportés, par des hommes qui s'appellent
Biard, Charles Lalemant, Le Jeune, Vimont, Jérôme
Lalemant, Ragueneau, de Quen, Le Mercier, d'Ablon,
Brébeuf, est un document unique, de la plus haute
importance , revêtu de tous les caractères de la
véracité. Les historiens sérieux et les vrais amis de
l'histoire en ont toujours jugé ainsi. C'est ce qui
explique la curiosité dont les Relations sont l'objet,
mière impression, ils écrivaient en Europe des lettres qui expri-
maient leur désagréable surprise. Le plus souvent, ces lettres ne
peignent qu'un coté de la situation, le plus triste et le moins
édifiant. Gomme l'écrivait au P. Bagot le P. Claude Boucher,
assistant de France à Rome (27 août 1663) : « Les Relations ne
disent que le bien, et les lettres que le mal Les Relations ne
doivent pas être lues avec ce préjugé qu'elles disent toutes
choses, mais seulement ce qui est d'édification. » Les Relations,
lues avec ce préjugé, produisirent sur d'autres missionnaires,
par exemple sur les prêtres des Missions - étrangères , à leur
arrivée dans les Indes, le même effet que sur certains religieux
de la Compagnie. Mgr Pallu, évêque d'Héliopolis, en témoigna
même son étonnement, en 1663, dans une lettre adressée des
Indes au P. Bagot, son ancien directeur a Paris. Mais peu à peu,
le premier moment de surprise passé chez ces hommes par trop
naïfs et simples, ils remarquaient le grand bien qui avait été
opéré, ils constataient sur place l'exacte vérité des faits racontés
dans les Relations, ils admiraient les travaux et les vertus des
apôtres de l'évangile. Nous parlons ici, bien entendu, des mis-
sionnaires loyaux et sincères, de ceux-là seulement. Que de
lettres inédites on pourrait produire à l'appui de cette assertion !
En un mot, les Relations ne font voir ni tout ce que sont les
missions, ni tout ce qu'elles contiennent, mais elles en font voir
exactement le meilleur; n'est-ce pas beaucoup? A l'historien de
compléter par d'autres renseignements ce qui ne se trouve pas
dans ces Relations.
XVII
les sacrifices qu'on s'impose pour se procurer les édi-
tions originales. Elles offrent de l'intérêt à d'autres
qu'à de pieux lecteurs, si bien que le gouvernement
canadien s'est déterminé à les réimprimer en 1858 *,
et, bien que cette réimpression ne réunisse pas toutes
les conditions de beauté et de commodité désirables,
il faut le remercier et le féliciter d'avoir sauvé peut-
être d'une entière destruction un des plus beaux monu-
ments de l'histoire du Canada.
Nous disons « d'avoir sauvé peut-être d'une entière
destruction », car la collection complète des Relations,
imprimées au xvir9 siècle, est devenue très rare. Celle
de l'Université Laval, à Québec, est la seule, du moins
en Canada, qui ne présente pas de lacune 2. Dans une
1. Dans l'avis, p. iv, l'éditeur appelle cette réimpression une
entreprise nationale. — Dans la Préface, p. vi, on lit encore :
« Les Relations des Jésuites sont également propres à ranimer
la foi dans le cœur du vrai chrétien, et à guider la marche de
l'historien à travers ces époques si peu connues de notre
histoire... Elles ont un charme qui fait oublier les longueurs et
les redites. » Ferland [Introduction, p. ix) est plus net : « On
trouve dans les Relations des Jésuites une partie de notre histoire
qui, sans elles, serait restée à peu près ignorée; elles renferment
aussi des détails qu'on chercherait inutilement ailleurs sur la
langue, les mœurs, les croyances des tribus aborigènes. »
Nous apprenons par le Woodstock letters (vol. 23, nos 2 et 3,
July et October, 1894, p. 261) qu'une nouvelle édition des Rela-
tions est en préparation. « The Jesuit relations. The following
article lias been taken from the New England Magazine (Published
by Warren F. Kellogg, 5 Park st., Boston) for May, 1894... »
2. Revue de Montréal, mars 1877, p. 114 : « A cette époque
(1847) les collections les plus complètes se trouvaient au Harvard
collège, Boston, qui en avait 40 volumes, et chez M. Brown, de
Jés. et Noup.-Fr. — T. I. 2
XVIII —
étude présentée en 1847 à la Société historique de
New-York, le Dr O'Callaghan disait : « Il est pro-
bable qu'il n'y a pas d'ouvrage dont les volumes soient
aussi disséminés dans les bibliothèques1. » Il ajoute
dans un autre endroit : « La rareté des Relations est
aujourd'hui en proportion de leur grand mérite
Aucun historien ne peut faire des recherches com-
plètes sur les circonstances des premiers établissements
de ce pays, sans les connaître, et ceux qui prétendent
en être capables, sans les avoir étudiées auparavant,
ne donnent qu'une preuve de leur incapacité pour ce
travail2. »
La valeur historique attribuée aux Relations par le
Providence. En Canada, M. Neilson, rédacteur de la Gazette de
Québec, en avait 30 volumes; M. l'abbé Plante, 20. En 1854, la
collection de la Chambre était complète, et, on peut le dire,
unique, quand elle fut presque toute détruite. Celle de V Univer-
sité Laval est la seule, du moins en Canada, qui ne présente pas
de lacune. » Nous avons dit que la série, de 1632 à 1672, com-
prend 41 volumes, auxquels il faut ajouter les Relations des Pères
Biard et Charles Lalemant.
1. Jesuit Relations of discoveries and other occurences in
Canada, by E. B. O'Callaghan. New- York, 1847. — Le P. Mar-
tin, S. J., a traduit, corrigé et annoté le travail du Dr O'Callaghan,
et a fait imprimer sa traduction à Montréal, en 1850. — Harrisse
(Notes pour servir à l'histoire, à la bibliographie et à la carto-
graphie de la Nouvelle-France. Paris, Tross, 1872) dit aussi,
p. 61 : « Les Relations sont devenues si rares de nos jours
qu'aucune bibliothèque (en France) n'en possède la série com-
plète. Il y a des années dont on ne connaît qu'un ou deux exem-
plaires. » Aussi sont-elles très recherchées aujourd'hui, et se
vendent, quelques-unes, de mille à douze cents francs.
2. Traduction du P. Martin, pp. 14 et 15.
XIX
Dr O'Callaghan, est reconnue par les historiens de
bonne foi. La vénérable mère Marie de l'Incarnation,
qui a habité si longtemps à Québec, et dont personne
ne récusera le témoignage, écrivait à son fils en 1671 :
« J'ai tiré ceci des Mémoires de nos Révérends Pères,
dont la sincérité m'est si connue que j'ose bien vous
réitérer qu'il n'y a rien qui ne soit assuré l . » Le pro-
testant Parkman est du même avis, et l'opinion de
cet historien, qui admire beaucoup le missionnaire,
mais ne peut s'empêcher de critiquer vivement le
Jésuite et son ordre, est d'un grand poids dans la
question présente. Voici ce qu'il dit sur les Relations
de la Nouvelle-France : « Œuvre d'hommes qui
avaient reçu une éducation classique, le style en est
simple et souvent indigeste, comme on peut le voir
dans des narrations écrites hâtivement, sous la hutte
du sauvage, ou dans la pauvre maison d'un mission-
naire enfoncé dans la forêt, au milieu des ennuis et
des interruptions de toutes sortes. Quant à la valeur
de leur contenu, elle est absolument sans égale.
Archives modestes d'aventures et de sacrifices éton-
nants, peinture frappante de la vie des bois, faisant
alterner les détails longs et monotones de la conversion
de quelques sauvages, et le récit digne de louange de
la conduite d'un néophyte exemplaire. Comme autorité
en ce qui concerne la condition et le caractère des
1. Lettres historiques de la M. Marie de l'Incarnation; lettre
ilxxxix, p. 675.
XX
habitants primitifs de F Amérique du Nord, il est
impossible d'en exagérer la valeur. Je puis ajouter
([ne l'examen le plus sévère ne me laisse aucun doute
que les missionnaires aient écrit avec une bonne foi
complète, et que les Relations occupent une place
importante comme documents authentiques et dignes
de foi. »
Après avoir cité ces paroles de l'historien protestant,
M. Verreau ajoute dans son article sur les Relations
de la Nouvelle-France l : « Nos historiens partagent
sur ce point l'opinion de M. Parkman. Tous, depuis
le P. de Charlevoix 2 jusqu'à M. Faillon, ont largement
puisé dans les Relations; mais personne ne l'a fait
peut-être avec plus d'abandon que l'auteur de Y Histoire
1. Reçue de Montréal, avril 1877, p. 163.
2. Le P. de Charlevoix (t. II, Liste des auteurs..., p. xlviii)
dit sur les Relations : « Gomme les Jésuites étaient répandus
dans toutes les nations avec qui les Français étaient en com-
merce, et que leurs missions les obligeaient d'entrer dans toutes
les affaires de la colonie, on peut dire que leurs Mémoires en
renfermaient une histoire fort détaillée. Il n'y a même d'autre
source où l'on puisse puiser pour être instruit des progrès de
la religion parmi les sauvages, et pour connaître ces peuples,
dont ils parlaient toutes les langues. Le style de ces Relations est
extrêmement simple ; mais cette simplicité même n'a pas moins
contribué à leur donner un grand cours que les choses curieuses
et édifiantes dont elles sont remplies. » M. Taché [Les histoires
de M. Suite, réplique, 14e lettre; Outaoua, 4 janvier 1884) dit
aussi : « Les critiques de V heure présente savent que les anna-
listes et les écrivains canadiens du temps, la mère Marie de
l'Incarnation, M. Dollier de Gasson, M. Boucher et autres citent
constamment les Relations et témoignent du respect qu'on en
avait. »
— XXI
de la colonie française au Canada', c'est un hommage
que sa critique sévère a rendu à la sincérité et à
l'exactitude de nos premiers chroniqueurs. C'est en
même temps une réponse indirecte à quelques attaques
dont les Relations ont été parfois l'objet1. »
Les attaques auxquelles fait allusion M. Verreau se
produisirent après la suppression des Relations en 1673.
Elles s'étalent dans la Morale pratique des Jésuites2,
œuvre du docteur Arnauld, frappée de censure par la
congrégation de l'Index, et condamnée par un arrêt
du Parlement de Paris. Le Parlement traite cet ouvrage
de « Libelle scandaleux pour les faussetés dont il est
rempli, par le ramas 'qui y a été malicieusement fait
d'une infinité de mémoires inventés à plaisir, et de
1. M. Pierre Boucher [Histoire véritable et naturelle des mœurs
et productions du pays de la Nouvelle-France, publiée en
France en 1663) rend un hommage indirect aux Relations, quand
il écrit dans Y Avant-propos : « Je ne vous dirai quasi rien qui
n'aye déjà esté dit par cy-devant, et que vous ne puissiez trouver
dans les Relations des RR. PP. Jésuites, ou dans les voyages
du sieur de Ghamplain; mais comme cela n'est pas ramassé dans
un seul livre, et qu'il faudrait lire toutes les Relations pour trouver
ce que j'ay mis icy; ce vous sera une facilité, surtout pour ceux
qui n'ont autre dessein que de connaître ce que c'est du pays de
la Nouvelle-France... » Pierre Boucher fut gouverneur des
Trois-Rivières.
Dans sa Vie de Mgr de Laval (t. I, pp. 139 et 140, note)
M. l'abbé Gosselin fait l'éloge de la Remarquable étude de
M. Verreau sur les Relations de la Nouvelle-France, et approuve
ainsi les appréciations flatteuses de cet auteur sur l'œuvre des
Pères Jésuites.
2. Voir le t. VII de la seconde édition de la Morale pratique
des Jésuites, ch. X, XI et XII, de la p. 235 à la p. 344.
XXII
pièces supposées. » — « Il est aisé de juger par là,
ajoute-t-il, aussi bien que par les termes d'aigreur
dont l'auteur s'est servi, qu'il ne désirait que de
déchirer la Société et la conduite des Jésuites. » Trois
jours après, le livre fut brûlé en place de Grève par
la main du bourreau1. On sait cependant que les Par-
lements n'ont jamais été accusés d'un excès de ten-
dresse pour les Jésuites.
Ce n'est pas dans la Morale pratique que l'écrivain
impartial ira chercher une appréciation saine sur les
Relations de la Nouvelle-France . L'esprit de ce livre
et les documents, soit faux, soit de mauvais aloi, soit
de peu de sérieux dont il est rempli, lui enlèvent
toute autorité. Est-il du reste nécessaire de rappeler
que le docteur Arnauld fut toujours l'ennemi juré,
irréconciliable de la Compagnie de Jésus, qu'il la
combattit à outrance et de toutes façons? Les Jésuites
et les Jansénistes vécurent toujours entre eux comme
les Juifs et les Samaritains. Un historien de bonne foi
1. Introduction (pp. m-v) des Relations inédites de la Nouvelle-
France. Douniol, 1861. — Mgr de Laval, premier évêque de
Québec, témoin des travaux des Jésuites, appelle le livre du
docteur Arnauld un grand scandale (Ibid., p. in). « Parmi les
autorités dont Arnauld avait indignement abusé, se trouvait celle
de l'évêque de Malaga, Mgr Ildephonse de St-Thomas, domi-
nicain. Un pareil emploi de son nom l'irrita justement, et lui
parut une flétrissure. Il adressa au pape Innocent XI une chaleu-
reuse et solennelle réclamation. Il appelle cet ouvrage un libelle
infâme, indigne de lumière et composé au milieu des ténèbres de
V enfer. % [Ibid., p. iv.)
XXIII
ira-t-il demander aux Jansénistes la vérité sur les
Relations des Jésuites?
Mais si le témoignage du docteur Arnauld n'est pas
recevable, devons-nous en dire autant de celui de deux
Pères Récollets, Ghrestien Le Glercq et Louis Henne-
pin, qui maltraitent passablement les Relations^.
Le P. Ghrestien Le Glercq, récollet de la province
d'Artois, arriva en 1675 au Canada, où il évangélisa
pendant cinq ans la Gaspésie ; il fut, de là, après un
voyage en France, envoyé à Montréal. Nommé en
1690 gardien du couvent de Lens, il fit paraître l'année
suivante, le Premier établissement de la Foy dans la
Nouvelle-France , ouvrage auquel le comte de Fronte-
nac mit lui-même la main1. Ni l'un ni l'autre, comme
nous le verrons dans la suite, n'aimaient les mis-
sionnaires de la Compagnie de Jésus, ni la Compagnie
elle-même. A cela nous n'avons rien à redire : les
sympathies ne se commandent pas, et ils pouvaient
avoir leurs raisons. Ils firent plus que de nourrir en
eux-mêmes des sentiments hostiles aux Jésuites, ils les
manifestèrent dans leurs actes ; et les traces de leur
hostilité se voient dans la correspondance du comte
de Frontenac, et dans Y Etablissement de la Foy du
P. Le Clercq. Le Gouverneur de la Nouvelle-France,
vivement attaqué dans son administration, chercha
des plumes vénales pour la défendre, et il en trouva
1. Charlevoix, t. II, liste des auteurs, p. liv.
XXIV
parmi les Récollets, dont il était le syndic, et parmi
des officiers, qu'il combla de ses faveurs. Cavelier de
la Salle, de la Motte-Cadillac, le baron de Lahontan,
les Pères Le Glercq, Hennepin, Douay, Membre et
autres lui rendirent les services dont il avait besoin ; et
le contre-coup de leur zèle excessif se fît sentir aux
Jésuites, dont il redoutait à tort l'influence et le crédit.
Le P. Le Glercq attaqua les Relations, avec une appa-
rence de bonne foi mal déguisée : « J'ai toujours été
persuadé, dit-il, que, ne se faisant honneur que de leurs
travaux et de leurs souffrances, les Jésuites n'ont point
de part aux Relations qu'on a imprimées du Canada,
apparemment sur de faux mémoires, au moins en ce
qui regarde l'avancement de la Foy parmi les nations
sauvages *. « Tout ceci est une trouvaille. L'ouvrage du
P. Le Clercq fut imprimé en 1690; plus de 40 Rela-
tions avaient paru jusqu'en 1672, et, vingt ans après
leur suppression, le bon récollet est persuadé qu'elles
n'ont pas été écrites par les Jésuites, quoique signées
par eux et considérées par tout le monde comme étant
bien d'eux ! Il y a en vérité, dans cette persuasion, une
petite hypocrisie, peu digne d'un religieux. Mais pas-
sons. Après une longue énumération, où l'ironie
côtoie le mauvais goût, des succès supposés des mis-
sionnaires de la Compagnie, l'auteur de Y Etablisse-
ment de la Foy arrrive à cette conclusion : « Plût à
Dieu que toutes ces églises des Relations fussent aussi
1. T. I, p. 522.
— XXV
réelles et véritables, comme tout le pays les reconnaît
chimériques; si elles ont subsisté autrefois, seraient-
elles devenues invisibles, principalement depuis les
années 1674 et 1675, que la Colonie se multipliant
beaucoup plus, les commerces plus fréquents et plus
ouverts avec la France ont fait disparaître ce nombre
prodigieux de convertis aussi bien que les Relations,
que l'on a cessé de donner au public désabusé de
pareilles fictions1 ? » Ainsi, ces Jésuites, que le P. Le
Glercq nous représente comme des hommes de science,
de zèle et de grande vertu, ont trompé le public pen-
dant plus de quarante ans ! Pendant plus de quarante
ans, les Relations, tissus de mensonges et de faussetés
volontaires, ont fait croire à des conversions et à des
églises qui n'existaient pas ! Pendant plus de quarante
ans, bien que très répandues au Canada, où Ton pou-
vait en contrôler facilement les récits, elles n'y ont
soulevé aucune réclamation un peu importante 2,
1. Fin du ch. XV et dernier du premier volume.
2. On lit [Revue de Montréal, note 1, p. 164, avril 1877) dans
l'article de M. Verreau : « C'est un fait bien étonnant que, dans
l'espace de quarante ans, il ne se soit presque pas élevé de récla-
mation importante contre la véracité des Relations. M. Dollier
de Gasson, par exemple, se plaint dans son Histoire du Montréal,
p. 181, que son nom a été défiguré dans la Relation de 1666, ce
qui est vrai. Le P. Le Glercq, Établissement de la Foy, se renferme
dans des reproches généraux. L'occasion aurait été bonne cepen-
dant pour son but, qui était d'accuser les Pères Jésuites. Il en
est de même du P. Hennepin dans les Nouveaux voyages. Si je
cite le nom de ce conteur aventureux, c'est parce que son inten-
tion malveillante est une preuve de ce que j'avance ici. »
XXVI —
aucune critique, aucune protestation, et les lecteurs naïfs
ont cru à la vérité de pareilles fictions! Ajoutons que
les lettres de la Mère Marie de l'Incarnation signalent
ces conversions de sauvages, objet des plaisanteries du
P. Récollet; cette Thérèse de la Nouvelle-France écrit
qiïil ny a rien de plus assuré que les Mémoires des
Révérends Pères1. Faut-il croire encore aux rêveries
et aux mensonges de cette intelligente et sainte fille de
la bienheureuse Ursule? Ses lettres, comme les Rela-
tions, seraient peut-être un amas de fictions?
L'autre père récollet, Louis Hennepin, porte contre
les Relations le même jugement que son confrère ; il
en cite même parfois les paroles textuellement, sans
dire à quelle source il a puisé. D'après lui, les Jésuites
ont trompé le public des lecteurs2. Nous aurons plus
tard l'occasion de parler de ce Père et du P. Le Clercq,
et d'exposer notre sentiment sur l'un et sur l'autre.
Pour le moment, contentons nous de dire, avec
M. Verreau, que F autorité personnelle du P. Henne-
pin est nulle3.
Faut-il ajouter plus de foi aux critiques des Rela-
tions par l'auteur des Canadiens-Française II n'a fait
que suivre le docteur Arnauld et les deux Pères
1. Lettre LXXXIX, p. 675, à son fils.
2. Nouveau voyage. Utrecht, 1698.
3. a Quant à l'autorité personnelle du P. Hennepin, elle est
nulle. L'espèce de culte que lui ont voué les écrivains et les col-
lectionneurs d'une certaine école ne témoigne pas beaucoup en
faveur de leur critique » [Revue de Montréal, ibid., note 1, p. 164).
— xxvn
Récollets. C'est peu pour un historien qui se glorifie
d'avoir seul compris l'histoire du Canada. Il y a cepen-
dant quelque chose de lui dans ses critiques ; il les.
agrémente d'injures et de calomnies à l'adresse des
Jésuites1. M. J.-C. Taché a répondu longuement et
victorieusement à M. Suite dans sa lettre datée d'Ot-
taoua, 4 janvier 1884. Il est donc inutile de refaire ici
cette réponse, que les lecteurs liront avec fruit dans le
journal La Vérité*. Et puis, que dire à un homme
qui écrit sur les missionnaires du Canada des phrases,
comme celle-ci : « Il faut que la religion soit divine
pour résister à de pareils charlatans? »
Une question se présente maintenant, qui n'est pas
sans importance pour l'histoire du Canada. Pourquoi
et comment les Relations de la Nouvelle-France ont-
elles cessé de paraître en 1673, bien que les supérieurs
de Québec aient continué pendant plusieurs années à
les envoyer au Provincial de la Compagnie à Paris, et
au R. P. Général à Rome3?
1. Histoire des Canadiens-Français, t. IV, pp. 107-110.
2. La Vérité. Les histoires de M. Suite; réplique, quatorzième
lettre. Cette lettre, adressée au rédacteur de La Vérité , est une
réplique à la Réponse aux critiques de M. Suite.
3. Plusieurs de ces Relations ont été imprimées chez Douniol,
en 1861, par les soins des PP. Martin et de Montezon, et par
Shea, à la presse Gramoisy, en 1860. L'édition de Shea a pour
titre : « Relation de ce qui s'est passé de plus remarquable aux
missions des Pères de la Compagnie de Jésus en la Nouvelle-
France, les années 1673 à 1679, par le R. P. Claude Dablon, rec-
teur du collège de Québec et supérieur des missions de la Com-
XXVIU —
Longtemps on a ignoré la cause de celle interrup-
tion.
Le docteur Arnauld, toujours en quête de choses
désagréables aux Jésuites, insinue et n'est pas éloigné
de croire que la Congrégation de la Propagande,
ayant reconnu que les lettres annuelles des Pères
étaient pleines de faussetés, leur avait défendu d en plus
donner au public { .
M. d'Allet, ecclésiastique de Saint-Sulpice, secrétaire
de M. l'abbé de Queylus au Canada, prétend, dans un
Mémoire qui lui est attribué par le docteur Arnauld,
que les Relations cessèrent de paraître à la demande
de M. de Courcelles, gouverneur de la Nouvelle-
France. M. l'abbé Faillon, assez disposé à accorder sa
confiance aux témoignages suspects quand il s'agit des
Jésuites, adopte sans examen l'opinion de M. d'Allet,
et il renvoie pour la preuve à un mémoire de ce der-
nier qui se trouverait aux Archives nationales et qui
ne s'y trouve pas2. Cette erreur, volontaire ou invo-
lontaire, n'est pas la première de cet historien ; il en
a commis de plus graves, en ce genre. Cependant, dans
pagnie de Jésus en la Nouvelle-France. » Ce titre ne se lit pas
au manuscrit; il est du P. Félix Martin, comme on peut le voir
à la dernière page de l' Avant-propos. — Quant aux Relations
inédites, il est à regretter qu'on se soit permis de retoucher le
style du manuscrit original, et qu'on n'ait pas imprimé les rela-
tions officielles envoyées à Rome, sans y rien changer.
1. Lettres de messire Antoine Arnaud, Paris, 1775, in-4, vol. II,
p. 619.
2. Harrisse, Notes pour servir à l'histoire de la Nouvelle-
France, p. 60.
XXIX
un autre ouvrage1, il indique, comme source pour le
Mémoire de M. d'Allet, la Morale pratique des Jésuites.
A-t-il eu honte d'indiquer pareille source, ou s'est-il
repenti d'avoir adressé le lecteur à une source qui
n'existait pas? C'est là un mystère que nous ne vou-
lons pas approfondir; mais la justice nous fait un
devoir de signaler les hésitations et peut-être aussi
les remords de l'abbé Faillon. Quoiqu'il en soit,
M. Harrisse, habile chercheur en fait à' Ame ricana, n'a
pu déterrer le Mémoire de M. d'Allet, ni à la place
indiquée par M. Faillon, ni dans tout ce que les
Archives nationales possèdent de documents sur le
Canada2. Le Mémoire inséré dans la Morale pratique
1. Vie de la sœur Bourgeois. — Dans Y Histoire de la Colonie
française, note (*) pp. 290-291, M. Faillon fait les plus louables
efforts pour se justifier d'avoir puisé à une source suspecte,
en citant les mémoires d'Allet insérés dans \sl Morale pratique.
2. Notes pour servir à V histoire de la Nouvelle-France, p. 60,
note. — M. Harrisse dit dans cette note : « Dans l'espérance d'ob-
tenir des renseignements plus circonstanciés sur cette suppression
(des Relations), nous avons compulsé les archives de la marine.
LesdépêchesdeM.deCourcelles sont muettes sur ce sujet, et nous
pensons que c'est lors de son retour avec M. Talon que, de vive
voix, il obtint de Golbert que les Jésuites sentissent la main de
l'autorité civile. » Nous verrons bientôt que M. de Gourcelles ne
fut pour rien dans la suppression des Relations. — M. Harrisse
continue : « L'abbé Faillon avait cité, comme pièce à l'appui, des
documents qui, d'après lui, devaient se trouver aux Archives
nationales sous la rubrique de K 1286. Cette cote (actuellement
K 1232) désigne un carton rempli de pièces sur le Canada, lequel
est suivi de cinq autres, contenant tout ce que les archives pos-
sèdent de documents sur la Colonie... Ces cartons ne contiennent
pas de mémoire de M. d'Allet, ni aucune pièce se rapportant aux
Relations. »
XXX
est-il bien de M. d'Allet? M. Gosselin croirait volon-
tiers, dans la Vie de Mgr de Laval, que ce document
est une charge inventée par les Jansénistes contre les
Jésuites et le premier évêque de Québec1. En tout
cas, peut-il ne pas paraître suspect, s'il provient de
M. d'Allet, le secrétaire de M. de Queylus, qui disputa
si opiniâtrement à Mgr de Laval sa juridiction sur la
Nouvelle-France2? Nous verrons du reste bientôt que
M. de Courcelles ne fut pour rien dans la suppression
des Relations, ni le Gouvernement français, ni le
docteur Arnauld, ni les congrégations religieuses du
Canada.
On ne doit pas non plus l'attribuer à une mesure
de prudence de la part de la Compagnie de Jésus,
encore moins à une condamnation flétrissante partie
de haut lieu. On ne peut même pas voir dans ce fait,
comme le disent les auteurs des Relations inédites,
une concession accordée par la peur3.
La suppression des Relations de la Nouvelle-
1. Vie de Mgr de Laval, t. I, pp. 188-189. « Sur quel fonde-
ment s'appuie-t-elle (la légende racontée par M. Faillon) ? Uni-
quement sur un mémoire ou prétendu mémoire de M. d'Allet,
dont personne n'a vu l'original, et ne peut garantir, par consé-
quent, l'authenticité, mémoire perdu dans les Œuvres d'Arnauld,
le célèbre janséniste, et que l'on peut vraisemblablement soup-
çonner d'être une charge inventée à plaisir, comme tant d'autres,
contre les Jésuites et les adversaires des Jansénistes en général,
contre Mgr de Laval en particulier. » [Note de M. Gosselin.)
2. Compte-rendu par le P. J. Brucker de la Vie de Mgr de
Laval, par M. l'abbé Gosselin [Bibliographie, LUI, p. 512).
3. Introduction, p. XXV.
XXXI
France fut simplement la conséquence indirecte d'une
mesura générale prise par le pape Clément X dans le
bref Crédit œ, du 6 avril 1673. Clément X ne les a
pas supprimées, comme le croit M. Verreau dans la
Revue de Montréal] mais les Jésuites ont eux-mêmes
cessé de les publier, après la promulgation du bref,
pour des motifs que le P. Joseph Brucker a le pre-
mier exposés dans la partie bibliographique des Etudes
religieuses l.
Nous allons donner, pour la première fois, les
pièces sur lesquelles s'appuie cet écrivain, et d'autres
qu'il n'a pas connues ; elles trancheront définitivement
une question qui a longtemps préoccupé les histo-
riens ; elles feront passer de la légende à la réalité
le fait le plus simple du monde.
Les Jansénistes et les ennemis de la Compagnie ont
accumulé les interprétations les plus malveillantes
autour de cette suppression, profitant du silence des
Jésuites pour donner libre cours à ■ leur haine. Les
Jésuites n'auraient-ils pas mieux fait de se défendre ? A
force de longanimité et de condescendance, on finit
par laisser s'accréditer des idées fausses, qui deviennent
facilement des certitudes. Puis, quand on veut les
combattre et les détruire, même avec les témoignages
les plus probants, on se heurte à des partis pris, à des
convictions acquises, à une possession de longues
années qui vaut titre pour la plupart des esprits. C'est
principalement en histoire qu'il ne faut pas donner à
1. Etudes religieuses, partie bibliographique, LUI, p. 513.
— XXXII —
l'erreur le temps de se fortifier ; car, après des année s, il
devient difficile, sinon impossible, d'en faire le siège,
serait-on muni contre elle des meilleures armes. Sera-ce
le sort réservé aux pièces inédites que nous produirons
tout à l'heure? Pour qui réfléchit et cherche la vérité
franchement, elles disent le dernier mot sur la suppres-
sion des Relations. Auront-elles le don d'éclairer cer-
tains esprits, en retard de deux siècles, pour lesquels
la Morale pratique est un second Evangile ?
Il ne sera pas inutile, pour mieux comprendre le
bref Creditœ, de résumer les événements qui précé-
dèrent cet acte pontifical et le préparèrent, s'ils n'en
furent pas l'unique cause. Ce résumé n'est pas de la
polémique ; elle est à éviter dans une question si déli-
cate.
En 1552, François-Xavier expirait dans une île
déserte, en face de l'empire chinois. Trente ans
plus tard, deux Jésuites, héritiers de son ] courage
et de son zèle, Michel Ruggieri et Pazio, qui
attendaient aux portes de la Chine le moment favo-
rable d'y pénétrer, s'y introduisaient définitivement, et,
un an après, Mathieu Ricci venait y planter la Croix.
Ces apôtres furent bientôt suivis de plusieurs autres,
parmi lesquels François Martinez, Emmanuel Diaz,
Lazare Cattaneo, Nicolas Longobardi, Diego de
Pantoya et Nicolas Trigault.
Le plus célèbre de tous, Adam Schall, mathémati-
cien et astronome, se fit dès son arrivée, en 1622, la
XXXIII
réputation d'homme universel. L'empereur le chargea
avec le P. Jacques Rho, de corriger le calendrier chi-
nois, et il sut, par son amabilité et l'autorité de son
savoir, si bien conquérir les bonnes grâces de son sou-
verain, qu'il obtint de lui un décret, par lequel il était
permis aux Jésuites d'annoncer l'Evangile dans tout
le Céleste Empire.
On sait que ces ouvriers évangéliques , hommes
d'élite, joignaient la science à la vertu. Il fallait ces deux
choses pour réussir en Chine, et les supérieurs eurent
soin de faire un choix parmi les Jésuites européens
qui demandaient cette mission lointaine^ Mais cette
poignée de savants apôtres suffisait-elle pour la con-
quête de ce vaste pays? Dans la première moitié du
xvne siècle, ils se plaignirent de leur petit nombre; ils
firent appel à tous les dévouements, et des religieux,
qui n'appartenaient pas à la Compagnie de Jésus,
pénétrèrent dans le Fo-Kien par l'île Formose1. Ce
fut là le point de départ de démêlés et de discussions
religieuses, qui devaient amener comme conséquence
les plus déplorables divisions en Chine et des luttes
scandaleuses en Europe.
La question des rites chinois fut le champ de bataille
entre les Jésuites d'un côté, les Dominicains, les Fran-
ciscains et les messieurs des Missions-étrangères de
l'autre.
1. Histoire de la Compagnie de Jésus, par Crétineau-Joly,
t. .111, ch. III. — C'est vers 1633 que ces religieux vinrent en
Chine.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. T. 3
XXXIV —
En arrivant en Chine, les Jésuites avaient cru
remarquer de la superstition et de l'idolâtrie dans les
honneurs rendus à Gonfucius et aux parents défunts.
C'est, en effet, ce qui frappe d'abord les yeux des
Européens. Toutefois, avant de se prononcer définiti-
vement, ils examinèrent les choses de plus près. Ils
étudièrent la langue chinoise, les livres, les mœurs et
les lois du pays. Ils consultèrent les lettrés et les doc-
teurs, ils parcoururent plusieurs provinces, ils se ren-
seignèrent sur l'origine, la fin et l'esprit des rites reli-
gieux et civils en usage en Chine ; ils eurent entre eux
des conférences, où ils se proposèrent toutes les diffi-
cultés qu'on pouvait faire sur ce sujet si difficile et si
important ; ils consultèrent les plus grands théologiens
de Rome; ils prirent l'avis de l'évêque de Macao et du
Japon, et, finalement, après une longue suite d'études,
de recherches, de discussions, de travaux et d'appro-
bations, ils s'en tinrent à cette règle très sage, qui plus
tard fut donnée par le Saint-Siège aux vicaires aposto-
liques de la Chine : « Ne point obliger ces peuples à
changer leurs cérémonies, leurs coutumes et leurs
manières, à moins qu'elles ne soient très manifeste-
ment contraires à la religion et aux bonnes mœurs1. »
En outre, et comme conséquence de cette règle
générale, ils proscrivirent et défendirent à leurs néo-
phytes certaines cérémonies superstitieuses et idolâ-
1. « Nulla ratione suadere illis populis ut ritus suos, consue-
tudines et mores mutent, modo ne sint apertissime religioni et
bonis moribus contraria. » (Inst. aux vicaires apostoliques.)
XXXV
triques; ils tolérèrent, au contraire, pour ménager
les esprits et ne pas les éloigner de la religion chré-
tienne, des rites qu'ils considéraient comme purement
civils, auxquels les Chinois étaient fort attachés * .
Ces rites civils, d'autres religieux ne voulurent pas
les interpréter de la même manière. Ils accusèrent les
Jésuites de permettre aux nouveaux chrétiens de se
prosterner devant l'idole de Ghiu-Hoam, d'honorer les
ancêtres d'un culte superstitieux, de sacrifier à Con-
fucius2.
L'accusation, portée d'abord à l'archevêque de
Manille et à l'évêque de Zébu, alla bientôt à Rome3.
Les esprits se passionnèrent, les cœurs s'aigrirent,
encore plus peut-être en Europe qu'en Chine. A Rome,
parmi les cardinaux, les Jésuites eurent moins de par-
tisans que leurs adversaires. Cela se comprend : ceux-
ci étaient largement représentés dans le Sacré-Collège r
et puis ils se remuèrent beaucoup. '
1. Voir, pour tout ce qui précède, Y Histoire apologétique de la
conduite des Jésuites de la Chine adressée à messieurs des Mis-
sions-étrangères. M.DGG ; — Anciens mémoires de la Chine,
témoignage du P. Sarpetri, dominicain.
2. Crétineau-Joly, t. III, p. 177. — Benoît XIV dit dans sa
bulle Ex quo singulari (11 juillet 1742) : a Occasionem dissidiis
ejusmodi dederunt caeremoniae quaedam et ritus, quibus sinenses
ad Gonfucium philosophum et majores suos honoribus prose-
quendos uti consueverunt : cum nonnulli ex missionariis conten-
derent eas esse caeremonias et ritus mère civiles, adeoque conce-
dendos iis, qui relicto idolorum cultu christianam religionem
amplectebantur; contra vero alii eos, utpote superstitionem
olentes, sine gravi religionis injuria permitti nullo modo posse
assererent. »
3. Histoire apologétique, pp. 7, 9, etc.
XXXVI
Sous le pontificat d'Innocent X, la Congrégation des
cardinaux avait répondu à deux doutes du P. Moralez,
dominicain1. Est-il permis aux chrétiens, demandait
ce Père, d'offrir des sacrifices à Gonfucius dans les
temples érigés en son honneur? Leur est-il permis de
faire des sacrifices aux ancêtres dans les temples? A
ces doutes, la Congrégation répondit négativement2.
Elle ne pouvait répondre autrement, car il n'est jamais
permis, aucun théologien ne l'ignore, de sacrifier à
Confucius ni aux morts. La réponse de la Congréga-
tion ne tranchait donc pas la difficulté pendante en
Chine entre les missionnaires des divers Ordres.
1. Histoire apologétique, pp. 13 et suiv. — Le P. Jean-
Baptiste Moralez, après avoir fait une apparition en Chine, revint à
Rome sous le pontificat d'Urbain VIII, auquel il présenta un
mémoire, en dix-sept articles, contenant ses doutes sur les céré-
monies chinoises. Ce pape étant venu à mourir, ce fut sous le pon-
tife Innocent X que la congrégation des cardinaux répondit à deux
doutes qui regardent Confucius et les morts. — Voir les réponses
dans les « Préjugez légitimes en faveur du décret de N. S. Père
le pape Alexandre VII et de la pratique des Jésuites au sujet des
honneurs que les Chinois rendent à Confucius et à leurs ancestres,
1700 ».
2. Le décret est de 1645. Voir ce décret dans les Préjugez
légitimes. — Benoît XIV, dans la bulle Ex quo singulari, § 2 :
« Primo itaque ad S. Sedis tribunal causam hanc detulerunt ii,
qui cœremonias illas et ritus sinicos superstitione imbutos suspi-
cabantur. Super illis dubia nonnulla proposita fuerunt congrega-
tioni de Propaganda fide, quae anno MDCXLV. comprobavit
responsa et decisiones theologorum, qui cœremonias et ritus
eosdem superstitione rêvera infectos judicarunt. Proinde Inno-
centius Papa X... omnibus et singulis missionnariis... Mandavit
ut responsa ac decisiones praedictas omnino observarent easque
ad praxim deducerent, donec sibi et apostolicae sedi aliter visum
non esset. »
XXXVII
Il n'en est pas moins vrai que les ennemis des
Jésuites- se servirent contre eux de cette arme inoffen-
sive. En 1655, les Jésuites firent partir de Chine le
P. Martini, pour aller à Rome exposer au Pape et aux
Cardinaux leur pensée sur les rites chinois. « Il trouva
tout le monde, dit Y Histoire apologétique, étrange-
ment prévenu contre les cérémonies 1 . »
Il présenta néanmoins les mémoires qu'il avait
apportés, et, après un examen attentif et minutieux
de plusieurs mois2, la Congrégation réunie le 23 mars
1656, en présence d'Alexandre VII, porta un décret,
qui fut approuvé par le Pape et servit depuis de règle
aux missionnaires Jésuites de la Chine. Ce décret per-
mettait les pratiques que le P. Ricci et ses compagnons
avaient été contraints de tolérer, parce que, est-il dit
dans la réponse à la troisième question proposée à la
congrégation, il paraît que ce culte est purement civil
et de police z.
1. P. 21.
2. Ibid.
3. Préjugez légitimes... : Réponses de la Sacrée Congrégation
de l'inquisition générale, approuvées par un décret de N. S. Père
le pape Alexandre VII, l'an 1656, et par un autre de N. S. Père
Clément IX en 1669. — Le P. Martini, missionnaire en Chine,
fut député à Rome par les Jésuites pour informer le pape et les
cardinaux de l'exacte vérité au sujet des rites chinois (Histoire
apologétique, pp. 21 et suiv.).
On lit dans la bulle Ex quo singulari, § 3 : a Verum paulo post
ab aliis ejusdem missionis operariis alia dubia de iisdem ritibus
et caeremoniis ipsimet congregationi de Propaganda Fide fuerunt
exhibita, ex quibus cœremoniae ipsœ ritusque nullam in se super-
— XXXVIII
Le décret d'Alexandre VII ne fit pas le calme ; c'était
à prévoir. Les intéressés l'interprétèrent, chacun à sa
manière; et les religieux et leurs amis, qui ne voulaient
voir dans les rites chinois qu'un culte superstitieux,
allèrent jusqu'à traiter de subreptice l'acte pontifical {.
En Chine, cependant, la persécution religieuse sembla
un moment devoir diminuer l'acuité des discussions.
Vingt-trois missionnaires furent faits prisonniers et
stitionem habere videbantur. Negotium itaque hujusrnodi ab
Alexandro Papa VII sacrae Inquisitionis congregationi coramissum
fuit : quae, prout varia diversaque ratione fuerat sibi de eisdem
caeremoniis expositum, alias quidem tanquam mëre civiles et
politicas esse permittendas, alias vero minime tolerari posse
indicavit; idemque Alexander pontifex anno MDGLVI. hanc sen-
tentiam probavit et confirmavit. »
1. Histoire apologétique , pp. 26 et suiv. — Lettres à Mgr
l'évêque de Langres sur la congrégation des Missions-étrangères
par J. -F. -0. Luquet, prêtre. Paris, 1842, p. 136 : <c Le P. Martini,
arrivé à Rome, se fit un devoir d'exposer au Souverain Pontife,
non pas YEtat exact et véritable des choses, comme le disent
quelques apologistes de sa compagnie, mais ce qu'il croyait réel-
lement être le véritable état de la question. » Que de choses il y
aurait à répondre à ces quelques lignes de M. Luquet ! Mais notre
but n'est pas de faire de la polémique. Disons seulement que
M. Luquet ne semble pas toujours très au courant des choses qu'il
raconte dans ses Lettres. On en jugera par ce passage sur le Canada,
note A, p. 513 : « La mission du Canada offrait par sa position
des inconvénients semblables à ceux qui engagèrent à quitter
celle de Babylone. De plus, elle devint en peu de temps une véri-
table église, en sorte que le but de notre institution (de la con-
grégation des Missions-étrangères) s'y trouvait atteint; il était
donc rationnel pour nous de nous en retirer, et on le fit en effet après
quelques années. » Les historiens du Canada ne signeront pas ces
dernières paroles.
XXXIX
détenus à Canton (1666), à savoir, dix-neuf Jésuites,
trois Dominicains, les Pères Sarpetri, Leonardi et N ava-
re tte, leur supérieur, enfin un Franciscain, le P. Antoine
de Sainte-Marie. La communauté de souffrances et de
vie permit à ces apôtres de mieux se connaître et
s'apprécier. Ils profitèrent de cette réunion pour
échanger leurs idées sur les graves questions qui les
divisaient; ils étudièrent, ils discutèrent, mais avec ce
sang-froid et cette tranquillité d'esprit que l'amour de
la vérité inspire en face de l'éternité. Après plusieurs
conférences, vingt-et-un missionnaires, les dix-neuf
Jésuites et les Pères Sarpetri et Navarette signèrent
cette décision de l'assemblée : « A l'égard des cérémo-
nies dont les Chinois se servent pour honorer leur
docteur Confucius et leurs défunts, on doit s'en tenir
absolument aux réponses de la Sacrée Congrégation de
l'Inquisition, approuvée par N. S. P. Alexandre YII
en l'année 1656, parce qu'elles sont fondées sur une
opinion très probable et à laquelle on ne peut rien
opposer qui soit évident1. »
Le P. Sarpetri resta fidèle à cette décision et se montra
toujours l'ami des Jésuites, un de leurs plus chauds
défenseurs dans la question des rites chinois. Il ne fut
pas du reste le seul Dominicain à embrasser cette opi-
nion : avant lui les Pères Garcias, Timothée de Saint-
Antonin, Coronado; après lui, les Pères Pierre d'Al-
1. Traité du R. P. Sarpetri, dans les Anciens Mémoires de la
Chine, pp. 42 et 43; — Histoire apologétique, pp. 41 et suiv.
XL
cala, Jean de Paz et Grégoire Lopez défendirent la
même doctrine 1 .
Le P. Navarette est célèbre par la versatilité de ses
jugements et sa déplorable faiblesse de caractère. Après
avoir signé la décision de l'assemblée de Canton, il
protesta contre sa propre signature et attaqua violem-
ment les pratiques des missionnaires de la Compa-
gnie2. C'est sur l'autorité de ce Père et sur ses écrits
que s'appuient les accusations du Dr Arnauld contre
les Jésuites de la Chine, dans la Morale pratique*. La
défection du P. Navarette « fit beaucoup de peine aux
autres missionnaires, d'autant plus que le Père Vincent
Prot, vicaire provincial des Dominicains de la Chine,
qui s'y tenait caché, lui avait envoyé sa procuration
par laquelle il promettait de ratifier tout ce qui serait
arrêté par ce Père pour le bien de la paix, et pour
établir la conformité entre les Ministres de l'Evan-
gile4. » Si ce Père n'eût pas repris sa parole, donnée
après mûr examen et revêtue de sa propre signature,
1. Préjugez légitimes, second préjugé, p. 22, ad finem. — A la
p. 86, on lit cette réponse de Mgr de Leonissa au Cardinal Casan :
« AlcunidePP. Dominicani, Franciscani e altrimissionarii hanno
seguito in moite cose l'opinioni de PP. Giesuiti nella pratica de
culti è cérémonie cinesi. »
2. Histoire apologétique, pp. 42 et suiv. — Traité du P. Sar-
petri, dominicain, passim. — Préjugez légitimes, pp. 40-49.
3. Préjugez légitimes, p. 48.
4. Histoire apologétique, p. 42. — Lettre du P. Sarpetri à la
Sacrée Congrégation de la Propagation de la Foy, dans les Anciens
mémoires de la Chine, p. 27 '.
XLI
l'entente eût été complète entre les missionnaires 1 .
même manière de voir, même conduite. Un seul mis-
sionnaire, dit le P. Sarpetri, « aurait eu de la peine à
consentir à ce que les autres auraient réglé ; c'est le
P. Antoine de Sainte-Marie, l'unique missionnaire de
l'Ordre de Saint-François qui fût alors en Chine2. »
Ce Père Franciscain, ajoute le P. Sarpetri, « regardait
ses propres sentiments, non pas comme des opinions
probables, mais comme des articles de Foy3. » Il
disait un jour au même Père Dominicain : « Si les
inquisiteurs veulent accorder les pratiques tolérées par
les Jésuites, qu'ils envoient des gens de Rome pour le
prêcher : car pour moi j'abandonnerai plutôt la mis-
sion4. » Il n'y avait pas à raisonner avec cet entêté,
car, « lorsqu'il est question de répondre aux preuves
qu'on lui oppose, dit encore le P. Sarpetri, ce n'est
plus son esprit, c'est la volonté seule qui agit. Il
répond : Je ne ferai pas cecy, jamais je ne permettrai
cela^. »
Cependant la paix, qui était sur le point de se con-
clure, ne se fît pas, par la faute du P. N avare tte ; la
lutte recommença même de plus belle. Pour y mettre
un terme, Clément IX confirma, le 13 novembre 1669,
le décret du Pape Innocent X et celui du Pape
1. Lettre du P. Sarpetri à la Sacrée Congrégation, Ibid., -p. 27.
2. Ibid., p. 28.
3. Ibid. , p. 28.
4. Ibid., -p. 29.
5. Ibid. y p. 28.
XLII
Alexandre VII1. Cette confirmation ne servit à rien :
-en Europe et en Chine on continua à se quereller, au
grand scandale de la chrétienté, dans des écrits de
toutes sortes, où les droits de la justice, de la vérité et
de la charité étaient également sacrifiés.
Il importait d'opposer une digue à ce débordement.
La congrégation de la Propagande, chargée spéciale-
ment du pays des missions, fit paraître, le 19 décembre
1672, un décret interdisant, en général, de publier
des livres ou écrits sur les missions ou sur des choses
concernant les missions (de missionibus vel de rébus
ad missiones pertinentibus) , sans une permission
écrite de la sacrée Congrégation. D'autres raisons
assez curieuses et qui visaient spécialement la Compa-
gnie de Jésus, provoquèrent ce décret. Des vicaires
apostoliques et des missionnaires nommés par la Pro-
1. Benoît XIV, § 4 de la bulle Ex quo singulari : « Sed ecce
tertio ad S. Sedem eadem controversia... respondit ad haec (dubia)
sacrae Inquisitionis congregatio anno MDCLXIX, praefatum con-
grégations de Propaganda fide decretum (an. MDGXLV) adhuc
vigere habita ratione rerum quae fuerunt in dubiis expositae;
neque illud fuisse conscriptum a decreto sacra? Inquisitionis,
quod anno MDCLVI emanavit; immo esse omnino observandum
juxta quaesita, circumstantias et omnia ea quae in antedictis dubiis
continentur. Declaravit pariter eodem modo esse observandum
praedictum S. Gongregationis decretum anno MDCLVI, juxta
quaesita, circumstantias et reliqua in ipsis expressa. Hoc autem
Decretum Clemens Papa IX comprobavit. » — Voir les Préjugés
légitimes en faveur du Décret de N. S. P. le pape Alexandre VII :
Réponses de la Sacrée Congrégation de l'inquisition, approu-
vées par un décret deN. S. P. le Pape Alexandre VII, l'an 1656, et
par un autre de N. S. P. Clément IX en 1669.
XLIII
pagande, ne furent pas étrangers à la mesure; l'heure
n'est pas venue d'en parler. La défense, portée le
19 décembre, est intimée à la Compagnie de Jésus, à
tous les ordres, à toutes les congrégations, à tous les
instituts.
Le Cardinal Altieri était à cette époque préfet de la
Propagande. Adopté par le pape Clément X, il avait
changé son nom d'Albertini en celui d' Altieri, nom
du Saint-Père avant son exaltation au trône pontifical.
Le nouveau préfet de la Propagande avait passé par
toutes les hautes dignités de l'Eglise et avait été honoré
de la pourpre romaine par le pape Alexandre VII, le
15 février 1664. Très autoritaire, actif, d'une grande
énergie, il prit vite de l'ascendant sur Clément X. Les
Romains disaient : Clément est pape de nom, Paluzzo
Altieri est pape de fait1. Ce pape de fait, protecteur
de différents ordres religieux et en particulier des
Dominicains, n'aimait pas les Jésuites et ne s'en
cachait pas. Peut-être faut-il attribuer à cette anti-
pathie la mention spéciale faite, dans le Décret du
19 décembre, des Pères de la Compagnie de Jésus : et
Societatis etiam Jesu . Sans aucun doute , grâce à son
influence incontestée , il obtint du Saint-Père, vieillard
plus qu'octogénaire, le bref Crédita? nobis cœlitus, qui
confirmait les défenses de la Propagande et interdisait
1. Novaes, Elementi délia storia de' sommi pontefici, vol. X,
p. 269 : « Roma dicesse : essere Clémente papa di nome, e il
cardinal Paluzzo Altieri papa di fatto. »
XLIV
la publication des livres et écrits sur les missions, sous
peine (F excommunication1 .
Ce bref, du 6 avril 1673, contient, entre autres
choses, cette défense générale et explicite : « Pour ces
raisons et pour d'autres non moins graves, de l'avis
des susdits cardinaux, par l'autorité apostolique, nous
défendons de nouveau, par la teneur des présentes, à
toute personne de quelque état, degré, condition,
même de quelque ordre régulier, congrégation, insti-
tut que ce soit, et aussi de la Société de Jésus, quand
même il faudrait en faire une mention spéciale et
individuelle, de publier elle-même ou par une autre,
sans une permission écrite de la Congrégation des
mêmes cardinaux, laquelle permission devra être
imprimée en tête de l'ouvrage, des livres et des écrits,
dans lesquels il est question des missions ou de choses
concernant les missions2. »
1. Le bref Creditœ reproduit en majeure partie le décret du
19 décembre. — La Compagnie de Jésus y est nommée quatre
fois. [Juris Pontificii de Propaganda fide, pars la, vol. I, pp. 417
et 418.)
2. « Nos his aliisque gravibus causisadducti, de memoratorum
cardinalium consilio, auctoritatê apostolica, tenore praesentium
iterum prohibemus nequis cujuscumque status, gradus, conditio-
nis, etiam Regularis cujusvis ordinis, congregationis, instituti, et
societatis etiam Jesu, licet is esset, de quo specifica et indivi-
dua mentio facienda foret, sine licentiain scriptis Congregationis
eorumdem cardinalium, quam in operis initio imprimere tenean-
ur, libros et scripta, in quibus de missionibus vel de rébus ad
missiones pertinentibus agitur, per se vel per alium edat. » [Juris
Pontificii de Propaganda fide, pars prima, p. 417.)
XLV —
Cette défense, comme on le voit, n'est pas absolue;
il est défendu seulement de publier quoi que ce soit sur
les missions ; sans une permission écrite de la sacrée
Congrégation de la Propagande. En second lieu, il
n'est pas nommément fait mention, dans le bref, des
Relations de la Compagnie de Jésus, envoyées soit de
la Nouvelle- France, soit d'ailleurs; mais, si elles
ne sont pas mentionnées spécialement, elles sont
visées par la défense générale aussi bien que tous les
autres livres et écrits.
La défense est faite sous peine, pour celui qui l'en-
freindra, d'excommunication latse sententiœ, dont
l'absolution est réservée, excepté à l'article de la mort,
au Pontife romain. Le religieux est, par le fait même
de la contravention, déchu de la charge qu'il occupe,
privé de toute voix active et passive; et l'ouvrage,
imprimé sans l'autorisation de la Propagande, sera
supprimé1. En outre, pour enlever tout prétexte
d'ignorance, le pape ordonne de communiquer le
bref Creditœ aux Supérieurs et aux Généraux de tous
les ordres, de toutes les congrégations, de tous les
instituts, même à ceux de la Compagnie de Jésus,
afin que, sous les peines édictées plus haut, ils en
observent et en fassent observer le contenu ; chaque
année, ces Supérieurs et ces Généraux seront tenus,
sous peine de privation de voix active et passive, de
faire lire au chapitre la lettre pontificale2.
1. Juris Pontificii, p. 417, § I.
2. Ibid., § II.
XL VI
Douze jours après la signature de ce bref, le Cardi-
nal Altieri en envoyait une copie au R. P. PaulOliva,
général de la compagnie de Jésus. Elle était accompa-
gnée de cette lettre, datée de Rome, 18 avril 1673 l :
« Mon Très Révérend Père, pour apporter un remède
opportun aux désordres qui arrivent journellement,
parce que les missionnaires de votre Société, contrai-
rement aux décrets de la sacrée Congrégation, se
donnent la liberté de publier des livres qui traitent
1. Molto reverendo Padre, per dare opportuno remedio a quei
disordini, che accàdono alla giornata, a causa che i missionarii
dell' ordine di V. P., contro i decreti di questa S. Gongregazione,
si fanno lecito di dare aile stampe alcuni libri, che trattano di
materie di missioni, senza prima demandare e ricevere rispetti-
vamente da questi Emmi miei signori la loro approvazione : ha
voluto la Santità di Nostro Signore, a supplicazione di questa S.
Gongregazione, che io, oltre i richiedere la P. V. a far osservare
puntualmente i decreti suddetti, mandi in sua mano l'aggiunto
esemplare del Brève, che in questo proposito e stato fatto per
ordine di S. B., affinchè Ella, col rimettere copia di esso in
mano dei suoi religiosi Provinciali, comandi loro insieme
l'osservanza di ciô, che in questo si contiene.
Aile sue Orazioni mi raccomando
al piacere di V. P.
P. Gard. Altieri, Pref.
Roma, 18 aprile 1673.
Une copie de cette lettre fut envoyée, le 12 février 1680, par le
P. général, Paul Oliva, au P. de la Ghaize. Elle se trouve à la
Bibliothèque nationale, à Paris, mss. franc. n° 9773. On lit
sur cette copie l'apostille suivante de la main du R. P. Général :
« Noti V. R. l'amarezza dello stilo e' 1 modo acerbo del rimpro-
vero, senza eccettione de missionarii innocenti, e senza Iode
minima del gran bene che si è fatto, e délie vite date per propa-
gazione délia fede. »
— XLVI1
de matières relatives aux missions, sans avoir préala-
blement demandé et reçu l'approbation des Eminen-
tissimes cardinaux, Sa Sainteté, à la prière de la
Congrégation de la Propagande, a voulu que non seu-
lement j'exige de votre Paternité de faire observer les
décrets susdits, mais aussi que je vous mette en main
l'exemplaire ci-joint du Bref, qui a été fait sur ce
sujet par ordre de sa Béatitude, afin que vous en
adressiez une copie à vos religieux provinciaux, et
leur commandiez en même temps l'observation de tout
ce qui y est contenu. Je me recommande à vos prières.
Au plaisir de votre Révérence. »
Le Cardinal se révèle tout entier dans cette lettre,
raide, cassant, impératif. Ecrite, suivant l'expression
du P. Oliva, d'un ton acerbe, en un style amer, elle
est à peine polie, peu équitable : on sent qu'elle est
adressée au chef d'une Société qui lui est antipathique.
Il serait intéressant de savoir en quels termes il com-
muniqua le Bref Créditas aux Généraux des autres
Ordres et Congrégations.
Les Décrets dont il parle ne sont pas, bien entendu,
ceux du 19 décembre 1672, mais ceux que la Propa-
gande avait portés antérieurement sur le même
sujet. Le Bref de Clément X nous apprend, en effet,
qu'elle avait plusieurs fois défendu, avant cette époque,
de rien publier sur les missions sans son autorisation
spéciale ; Cum, sicut accepimus, licet alias Congre-
— XL VIII
gatio Venerabilium Fratrum nostrorum S. R. E.
Cardinalium justis de causis vetuisset, ne quis sine
ipsius licentia typis evulgaret libros et script a, in
quibus aliquo pacto de missionibus ageretur{ ... En
outre, un décret de Benoît XIV condamnant l'ouvrage
du P. Norbert, capucin, intitulé Mémoires historiques
sur les missions orientales, dit positivement que la
Propagande avait rendu plusieurs décrets avant celui
du 19 décembre, qui les renouvelle tous : Quemad-
modum eadem Congregatio de Propaganda fide
Decreto statuit die 19 decembris 1672, quo Decreto
alia super hac ipsa re prioribus temporibus édita
renovantur et confirmantur2.
Ces Décrets, portés avant le 19 décembre 1672,
furent-ils suffisamment promulgués? furent-ils connus
des intéressés? Nous serions tenté de croire que non,
car nous n'en avons pu trouver la moindre trace dans
les polémiques de l'époque sur les rites chinois, ni
dans les livres et écrits concernant les missions. De
plus, le Bref C redit se nous confirme dans cette
croyance. Il dit, en effet, que beaucoup [multï) ont
1. Bref Creditœ, § I.
2. Benoît XIV continue : « Illud autem Decretum a Clémente X
Kalendis martii anno 1673 de verbo ad verbum comprobatum
fuit, iterumque confirmatum apostolicis litteris, quas dédit ipse
Pontifex in forma Brevis die 6 aprilis anno 1673, incipientes
Creditse nobis. » Le Décret de Benoît XIV est de la férié Ve,
Kalendes d'avril 1745. L'abbé Verreau parle de ce Décret dans
la Revue de Montréal, avril 1877, p. 168. — Voir sur ce Décret
de Benoît XIV les Analecta juris pontifîcii, t. I, pp. 1255-1262.
XL IX —
imprimé sans permission des livres et des écrits, ou
parce qu'ils ignoraient les décrets de la Propagande,
vel ignari quid Congregatio decreverit, ou parce qu'ils
les ont transgressés témérairement, vel temerè Deere-
tum ejus transgredientesx . Est-il croyable que les
ordres de la Propagande auraient été enfreints par
tant de personnes [mùlti), si on les eût connus, à
moins de supposer que les Décrets de cette Congréga-
tion n'obligeaient pas alors2?
Trois semaines après la réception de la lettre du
cardinal Altieri, le R. P. général, Paul Oliva, envoya
le Bref Creditse aux Provinciaux de France. Voici la
lettre par laquelle il donne communication du Bref
au P. Jean Pinette, provincial de Paris. Elle est du
douze mai 1673. « Adjungimus (la lettre contient un
autre point étranger au Bref) Brève apostolicum nuper
1. Bref Créditas, § I.
2. Le premier décret de la Propagande sur la publication des
ouvrages concernant les missions remonte, à notre connaissance,
au 6 décembre 1655. En voici la teneur : « Nulli missionario
apostolico cujusvisgradus, conditionis, praeeminentia;, religionis,
status, in posterum licere aliquod opus proprium seu alterius,
sub quovis praetextu, per se vel per alium seu alios, typis man-
dare, absque ipsius S. G. expressa licentia in scriptis, in forma
solita, sub pœna privationis ofïicii, vocis activa? et passivœ, sup-
pressions ejusdem operis, excommunicationis latae sententia: ipso
facto incurrendœ et soli SS. D. N. reservatae,praecipiendo supra-
dictis et cuilibet ipsorum ut, casu quo dictam licentiam obtineant,
eamdem in ipsius operis initio imprimere teneantur, sub ipsis
pœnis, non obstantibus quibuscumque privilegiis, facultatibus,
licentiis, etiam ore tenus, alias datis, seu concessis, quae omnia et
singula per praesens Decretum revocata omnimode censeantur. »
Jés. et Nouo.-Fr. — T. I. 4
ad nos missum quo cavetur ne de rébus ad missiones
spectantibus quidquam mandetur typis, priusquam
a sacra Congregatione approbetur ; nec opus est ut
quarn debemus obedientiam R. V. commendem, et me
monebit utrum ista receperit1. » La même lettre, et
dans des termes à peu près identiques, fut envoyée à
tous les Provinciaux de l'Assistance de France.
Pour ne parler que du Provincial de Paris, seul
responsable dans la publication des Relations de la
Nouvelle-France, il dut se trouver dans un grand
embarras, au reçu du Bref de Clément X et de la
lettre du R. P. Oliva. Cet embarras se comprend, si
Ton veut bien se rappeler les principes et la conduite
des pouvoirs publics de la France à V égard de la Cour
Romaine, surtout à V époque dont il s'agit2. « C'était
un article des fameuses libertés gallicanes, dit le
P. J. Brucker, qu'on ne reconnaissait en France
aucune juridiction des Congrégations cardinalices
romaines, que ce fut l'Inquisition, l'Index ou la Pro-
pagande. Il en résulte d'abord qu'aucun ministre, aucun
tribunal n'aurait admis la validité, pour notre pays,
du Bref de Clément X ; ensuite, qu'un livre, qui
aurait voulu satisfaire aux conditions prescrites par ce
Bref, n'eût jamais obtenu le visa officiel, sans lequel
1. Archives gén. S. J.
2. Études religieuses, partie bibliographique, LUI, p. 513
Compte-rendu par le P. Brucker de la Vie de Mgr de Laval, par
l'abbé Gosselin.
LI
il ne pouvait être légalement publié, et que, s'il
avait osé paraître quand même avec l'estampille de la
Propagande, il aurait été infailliblement supprimé par
les Parlements1. »
Dans de telles conjonctures, le seul parti à prendre
était de ne pas continuer, du moins jusqu'à nouvel
ordre, la publication des Relations. On cessa donc de
les imprimer. Cependant le supérieur de la mission du
Canada les adressa, quelques années encore, au Pro-
vincial de Paris. Les manuscrits, tout prêts pour
l'impression, existent dans les Archives de la Société.
La décision du P. Pinette, quoique très motivée, ne
pouvait plaire ni au ministre de la marine et des
colonies, ni aux gouverneurs des provinces coloniales,
ni aux directeurs des affaires commerciales. Pendant
plusieurs années, ils se plaignirent souvent à Louis XIV
que les missionnaires français, et surtout les Jésuites,
ne livrassent plus à l'impression les Relations de leurs
voyages et de leurs travaux en Grèce, en Syrie, en
Perse, dans les Indes orientales et dans l'Amérique
septentrionale et méridionale.
Ces plaintes s'expliquent, car les Relations ne fai-
saient pas seulement connaître, aimer et aider les
missions catholiques; elles n'étaient pas seulement une
lecture édifiante et instructive pour les âmes chré-
tiennes, un livre curieux pour les amateurs d'aventures,
de voyages et de découvertes, un vif stimulant pour
1. Etudes religieuses, ibid.
LU —
les prêtres désireux de se consacrer au salut des sau-
vages et des infidèles; elles produisaient encore, sans
y viser directement, un effet qui n'était certes pas
une quantité négligeable au point de vue du commerce
et du progrès colonial : elles intéressaient le pays à
l'expansion et aux conquêtes de la France, elles jetaient
chaque année sur les plages lointaines des milliers de
colons et de marchands.
Le P. François de la Chaise, petit neveu du P. Coton,
avait succédé en 1675 au P. Jean Ferrier comme con-
fesseur du roi, et il ne tarda pas à s'emparer de la
confiance de son royal pénitent, confiance qu'il
conserva pendant les trente-quatre années de son
ministère. Au commencement de janvier 1680, le Roi
le fait appeler, lui communique les plaintes qu'il a
reçues au sujet de la suppression des Relations, et lui
demande pourquoi elles ne paraissent plus. Par un
sentiment facile à comprendre, les Jésuites avaient
toujours évité d'en dire le motif à Sa Majesté. Le P. de
la Chaise, interrogé, répond que le général de la Com-
pagnie, Paul Oliva, a défendu à tous les Provinciaux
d'imprimer aucune Relation sans le visa de la Propa-
gande. Puis il ajoute : « Nous savons que votre
Majesté n'approuve pas cette autorisation; aussi nos
missionnaires ont-ils préféré ne pas publier les tra-
vaux accomplis sous votre royal patronage, dans la
vigne du Seigneur, plutôt que de violer les statuts du
royaume ou d'enfreindre les ordres de leur supérieur
général. »
LUI
Deux jours après cet entretien, l'affaire est portée
au Conseil du Roi; et le cardinal archevêque de Paris,
François de Harlay, est chargé de donner au P. de la
Chaise la décision du Conseil. Très nette, plus embar-
rassante encore, elle dut faire passer au confesseur un
moment assez désagréable. L'archevêque lui enjoint,
de la part du Roi, d'écrire à ses supérieurs que la
volonté formelle de Sa Majesté est qu'ils ordonnent
aux missionnaires de la Compagnie de publier au plus
tôt tout ce qu'ils ont fait ou observé de plus digne de
mémoire dans leurs voyages et missions, depuis que
défense leur a été faite d'imprimer; elle veut, en outre,
que chaque année, la publication des Relations se
continue. Le cardinal ajoute que, par cette publication,
le Roi a en vue le bien de la religion et du pays, que
les missionnaires ne doivent demander aucune autori-
sation en dehors du royaume,' mais qu'ils soumettront
les Relations à l'examen des docteurs, à qui on a confié
cette charge à Paris. Enfin, il ordonne au P. de la
Chaise de porter à la connaissance du Général les
volontés du Roi, et de lui dire que Sa Majesté sera
grandement peinée, si on agit contrairement à ses
ordres.
Les détails qui précèdent sont tirés d'une lettre iné-
dite du P. de la Chaise, 12 janvier 1680, au général
Paul Oliva. Rs nous montrent quel souci de la vérité
ou quelle connaissance de l'histoire ont certains écri-
vains, quand ils affirment que Louis XIV a lui-même
interdit l'impression des Relations à la demande des
LIV
gouverneurs des colonies, ou quand ils servent au
publie d'autres inventions aussi peu sensées.
La lettre du P. de la Chaise se termine par ces
paroles très significatives : « Votre Paternité croira
sans peine, je pense, que j'ai fait mon possible et que
je le ferai encore pour que tout soit accepté de la
manière la plus bienveillante ; j'ai même empêché que
la nouvelle Relation des évêques, éditée un peu impru-
demment avec l'approbation de la Propagande et offerte
au Roi1, ne fût entièrement supprimée, non sine ali-
quapœna graviori ; toutefois je n'ai pu obtenir que le
visa de la Propagande ne fût pas enlevé du livre déjà
imprimé par ces mêmes évêques. Gr, nous avons
affaire à un Roi très chrétien, mais ardent défenseur
de ses droits et de l'équité, qui ne peut supporter tout
ce qui paraît s'opposer au bien soit spirituel, soit tem-
porel de son royaume et de ses sujets, et qui est très
persuadé que les Relations seront partout très utiles
aux colonies françaises; elles sont réclamées avec
instance par tous ceux qui désirent vivement le pro-
grès de nos colonies, la propagation de la Foi et du
nom français. »
1. Il s'agit ici delà « Relation des missions et des voyages des
évêques, vicaires apostoliques et de leurs ecclésiastiques, es
années 1672, 1673, 1674 et 1675; Paris, C. Angot, 1680. » Cette
Relation, comme on le voit p. 389, fut « achevée d'imprimer
pour la première fois le 25 novembre 1679». Elle portait le visa
de la Propagande. On le fit disparaître, et, sans l'intervention du
P. de la Chaise, le livre aurait été entièrement supprimé.
LV
Quel ne dut pas être l'étonnement du R. P. Oliva,
et surtout son embarras, à la réception de cette lettre !?
1. Lettre du P. de La Chaise au P. Oliva, copiée sur l'auto-
graphe conservé aux Archives gén. S.J. — « Parisiis, 12 Jan. 1680,
A. R. P., P. G. Gum saepè ab aliquot annis rerura hic exterarum
et maritimarum atque commercii générales Praefecti ac administri
apud regem conquesti sint, quod jamdudum à missionariis galli-
cis nostrisque imprimis Patribus nullae amplius relaiiones ede-
rentur itinerum à se susceptorum rerumque gestarum sive in
Graecia, Syria et Perside aliisque orientalibusplagis, sive in Indiis
atque in America septentrionali et meridionali, ejus rei causam à
me sciscitanti negare non potui nos à Paternitate vestra vetitos
quidquam ejusmodi edere absque S. Congregationis de propa-
ganda Fide expressa approbatione ; cumque nos minime fugeret
regiae suœ Majestati non probari, ut subditi sui illius Congrega-
tionis authoritatem interpellarent, maluisse hactenus missiona-
rios nostros, assiduos in vinea Domini labores, sub ipsius regio
patrocinio féliciter susceptos , alto silentio tegere , quam vel
regni statutis vel Paternitatis vestra? mandatis minus obsequentes
videri. Quapropter re deinde, postera die, in regio consilio agi-
tata, rex ad me misit illustrissimum Dnum archiepiscopum Pari-
siensem, qui mihi regio nomine juberet, quaecumque gesta vel
observata essent in suis itineribus et missionibus memoratu
digna, ex quo illa in lucem dare vetiti sumus a Paternitate ves-
tra, colligere et in lucem dare quamprimum fieri potest, atque
ita deinceps, singulis annis; bono cum religionis lum etiam rei
gallicae consulere editis missionum suarum relationibus ; nullas-
que ad id extra regnum adprobationes exquirent, sed ejusmodi
libros solito doctorum, quibus id muneris hic mandatum est, exa-
mini subjicient. Jussitque praeterea ut non modo idem Paternitati
vestrae significarem, sed et scriberem regem graviter laturum si
quidquam regio hujusce mandato minus consentaneum moveatur.
Haud difïiculter, opinor, crediderit Paternitas vestra me quid-
quid in me est praestitisse prœstiturumque deinceps, ut benignio-
rem in partem omnia accipiantur, quin et impedivisse ne recens
episcoporum gallorum relatio, quae cum approbatione Congrega-
tionis de propaganda fide édita est paulo imprudentius, et régi
LVI
Qu'allait-il faire, placé entre deux ordres contradic-
toires? D'un côté, le roi lui ordonne de faire publier
les Relations, mais sans l'approbation de la Propagande ;
d'un autre côté le Saint-Père lui commande de ne pas
les imprimer sans cette approbation. Le 12 février, il
adresse au P. de la Chaise, une réponse, où, de fait, il
ne cache pas sa situation fort embarrassée et embarras-
sante : « Dans votre lettre du 12 janvier, je reçois,
dit-il, l'ordre que Votre Révérence me communique de
la part du Roi très chrétien relativement à l'impression
des fruits considérables que nos missionnaires pro-
duisent dans les domaines de Sa Majesté, principale-
ment dans ses possessions de l'Amérique septentrionale ;
je reçois aussi le commandement royal que vous a fait
l'illustrissime archevêque de Paris par commission
expresse de Sa Majesté... Je me serais empressé d'exé-
cuter cet ordre, si je n'avais eu les mains liées sous
peine d'excommunication et de la perte du Généralat.
Cette dernière foudre serait pour moi un soulagement,
si elle n'était pas accompagnée de la censure pontifi-
oblata, omnino supprimeretur, non sine aliqua pœna graviori;
sed effîcere non licuit ut illa Congregationis approbatio a libro
jara ab ipsis edito non tolleretur. Porro res nobis est cum rege
religiosissimo, jurium suorum et aequitatis defensori acerrimo,
qui ferre nequaquam potest quidquid regni subditorumque com-
modo seu spirituali seu temporali videtur adversari, cuique per-
suasissimum est coloniis gallicis ubique perutiles fore illas rela-
tiones, quas enixe omnesrerum exterarum cupidi propagationis-
que Fidei et nominis gallici flagitant. Quoîso plurimum ut me in
ss. ss. Deo commendare dignetur. »
LV1I
cale. Je vous envoie sous ce pli la teneur de la prohi-
bition ; ce n'est pas que je ne ressente le très vif désir
de seconder les pieuses intentions du Roi, mais je vous
l'adresse afin que vous trouviez le moyen de les rem-
plir sans contrevenir au Bref du Pape et sans offenser
Dieu gravement. »
Ensuite, le P. Oliva dit au P. de la Chaise qu'il va
de son côté chercher le moyen de mettre d'accord les
exigences de celui qui défend et de celui qui ordonne',
et il termine sa lettre en lui suggérant l'idée de faire
demander au Saint-Père par|Sa Majesté la dispense des
clauses restrictives du Bref Créditée 1 . « Aussitôt que
1 . Celte lettre, écrite en Italien, se trouve à la Bibliothèque natio-
nale à Paris, rass. franc., n° 9773, pièce VI, fol. 14 : « Molto rev.
in X° Padre, in questa littera di V. R. de 12 di Gënaio ricevo l'or-
dine ch'Ella m'imtimadel Rè cristianissimo, intorno aile stampe di
quel frutto notabile, che i nostri missionarii fanno ne' dominii di
S. M., e massimamente nelle conquiste dell' America settenlrio-
nale ; corne pure il regio comandamento a lei fatto dall' 111' mo
arcivescovo di Parigi per expressa commissione délia stessa
Mtà. Nel 1° momento del ricevuto comando, havrei data ossequiosis-
sima esecuzione, se non mi fossero legate le mani sotto pena di
scomunica e di caducità del Generalato : il quai ultimo fulmine a
me sarebbe rugiada, se fosse disgiunto dalla censura papale.
Accludo a V. R. il tenore délia proibizione, non perche non sia
in me inesplicabilmente acceso il desiderio di secondare la pietà
délie régie intenzioni, ma perche ella consideri il modo di non
contravvenire ail' editto pontificio, con grave offesa di Dio. Piglio
questo poco tempo, che scorrerà trà le mie paure et la sua ris-
posta non per deludere il comandamento d'un tanto monarca, ma
per eseguirlo senza disturbi o di S. Santità o di S. Mta. Corne io,
per sottrarre legna ail' incendio che si va alzando e per buttar
acqua al fuoco che già sfavilla, penserô seriamente a qualche par-
tito di mezzo, che accordi le soddisfazzioni di chi vieta e di chi
— LVIII
la demande en sera faite soit par l'ambassadeur, soit
même par moi, je ne puis croire, écrit-il, qu'ici on ne
l'accorde promptement, tant elle est juste. »
Les rapports entre la Cour de France et la Cour de
Rome étaient à cette époque assez difficiles, l'ordonnance
royale de 1673 ayant étendu le droit de Régale à tout le
royaume. Le pape Innocent XI, sur la plainte des évêques
de Pamiers et d'Alais, contesta ce droit à Louis XIV,
et ce prince répondit aux représentations du souverain
pontife en convoquant une assemblée générale du
clergé de France, qui adhéra unanimement à l'extension
de la Régale, et rendit la fameuse déclaration de 1682
sur les libertés de l'Eglise gallicane. Le moment eût
été mal choisi pour solliciter du Saint-Père un adou-
cissement aux sévères défenses du Bref. Nous croyons
donc que le Roi ne jugea pas à propos de faire une
démarche à Rome. Restait à ne pas mettre les Jésuites
dans l'alternative d'encourir le déplaisir de Sa Majesté
ou de désobéir à Sa Sainteté, en exigeant d'eux la
vuole : cosî Ella mi suggerisca qualcheduno, che riesca onore-
vole e al Pontifice e al Rè. Tolta l'offesa di Dio, io non recuserô
qualsisia mio danno personale, che da me si adempia ciô, che un
Rè, si grande e si altamente benemerito di tutti noi, a me pres-
crive .. Aspetto per tanto da lei, che tanto mi ama e tanto ama
la Cia consiglio e aiuto, come io saro pronto a darle quei partiti,
che Idio a me communicherà nella séria e lunga orazione, che
farô sopra l'affare di tanto rilievo. Qui non posso credere, che,
quando si chiegga licenza délia si giusta domanda o dall' ambas-
ciatore e anche da me, non si concéda prontamente. Roma, 12
febr. 1680. Servus in Xt0, Paolo Oliva. »
La signature seule est de la main du R. P. Paul Oliva.
LTX
publication des Relations de la Nouvelle France. Il j
avait là une situation particulièrement délicate pour la
Compagnie. Le P. de la Chaise en conféra avec plu-
sieurs Pères de Paris ; puis il écrivit, le 22 mars, au
R. P. Général. Nous ne possédons pas sa lettre; mais,
d'après la réponse que le P. Oliva lui adressa le
14 avril, les Pères de Paris se seraient mépris sur la
pensée de la lettre du 12 février. Ils y auraient vu à
tort une direction.
« Je n'ai jamais prétendu, dit le P. Oliva au P. de
la Chaise, en vous transmettant le terrible e'dit de la
Propagande, vous enseigner ce que ou vous ou d'autres
Pères (o ella o altri) devrez faire là bas pour exécuter
les ordres du Roi, sachant très bien que je ne dois
pas m'immiscer dans des affaires si importantes et
réglées d'une façon positive par tous les Parlements du
Royaume. Je voulais seulement que l'on comprît ce
qu'il m'est impossible de faire, lié que je suis par tant
de menaces et soumis à tant de censures. D'ailleurs,
vos Révérences savent combien je dois et désire rester
le très humble serviteur du roi très chrétien. De même
que vous comprenez à quoi oblige la Prohibition, ou
non notifiée ou non acceptée, de même vous savez ce
que vos Pères peuvent convenablement faire au sujet
de la publication de tout ce que Sa Majesté ne veut
pas voir rester dans l'oubli. »
La pensée du général se détache nettement de sa
phrase légèrement amphigourique : il tient avant tout
à obéir au Saint-Père et il ne veut pas déplaire au roi;
LX
pour le reste, c'est au P. de la Chaise et aux Jésuites
de Paris que celui-ci a consultés, de voir ce qu'ils ont à
faire. Quel que soit le parti qu'ils prendront, il est
persuadé qu'ils garantiront des foudres la tête qui ne
voit pas les éclairs et n entend pas les coups de ton-
nerre. « Je ne demande pas autre chose, écrit-il au
P. de la Chaise, à votre affection pour ma personne et
pour toute la Compagnie, dans laquelle vous tenez une
place si importante { . »
Cette lettre mit fin à la correspondance. D'un côté,
il était impossible de satisfaire à la condition exigée
par le Bref : étant donnée la pratique constante des
Parlements, il n'était pas à espérer qu'ils accepteraient
1. Bibl. nat., mss. fï\, n° 9773, pièce VII, fol. 15 : « Molto
rev. in X° Padre, non mai pretesi, con la trasmessione dello
spaventosoeditto di Propaganda d'insegnare ciô che o Ella o altri
dovessero operare costi per eseguire i regii comandamenti ;
sapendo io benissimo di non dover intrare in materie di tanto
relievo, e in tutt'i parlamenti del regno stabilmente decretate.
Unicamente desiderai, che intendessero quel che io non potevo
fare, legato di tante minacce, e sottoposto a tante censure. Per
altro le RR. VV. sanno, quanto io debba e voglia vivere osse-
quiosissimo servo del Rè Xmo. V. R., corne intende a che oblighi
la Proibizione o non notificata o non voluta : cosi parimente sa
ciô che loro convenga nella divolgazione di quanto S. M. non
vuole che resti seppelito. Io con mio grave rammarico, non so
quel, che qui severamente mi si vieta. Pero sô certo, ch' Ella
sempre proteggerà da questi fulmini il capo, che ne vede i
lampi e ne sente i tuoni, ne altro chiegge al suo amore verso
la mia persona e inverso a tutto il corpo délia Gompia, di cui
Ella e parte si principale. Ciô sia in risposta délia sua lettera de'
22 di Marzo. Roma, 14 aprile 1680. »
La signature seule est du P. Oliva.
LXI
le visa de la Propagande en tête de la publication des
Relations. D'un autre côté, le général de la Compagnie
ne pouvait, sans ce visa, autoriser l'impression ordon-
née par le Roi, comme il s'efforça de le faire com-
prendre par ses deux lettres. Enfin, la Cour de France
ne voulait pas, à cause de la tension peu amicale qui
existait entre les deux gouvernements, faire de
démarche auprès de la cour pontificale pour obtenir
un adoucissement aux sévérités de l'édit. Que faire?
Restait l'ordre du Roi, et personne ne tenait à
l'enfreindre. Evidemment, le seul moyen de couper
court à toute difficulté était de persuader à Louis XIV
de retirer cet ordre. Le P. de la Chaise s'en chargea
et réussit. Ainsi la publication des lettres de la Nou-
velle-France, interrompue depuis 1673, ne fut pas
reprise.
La Compagnie de Jésus fit, en cette circonstance,
ce qu'elle a toujours fait, un grand acte d'obéissance
au Pape, et cet acte eut son mérite, comme nous le
verrons tout à l'heure.
La suppression des Relations fut-elle un mal?
M. Verreau répond à cette question dans son second
article de la Revue de Montréal : « L'intérêt général
de l'Eglise, dit-il, est supérieur à l'intérêt d'une église
particulière. Si le monde religieux a gagné un peu de
paix par le Bref de Clément X, nous ne devons pas
trop déplorer ce qu'il nous a fait perdre de documents
et de renseignements historiques. Pourtant l'époque
— lxh —
où il a paru est peut-être la plus intéressante de notre
histoire. Talon venait de donner une vie nouvelle à
la colonisation, Frontenac allait dominer les barbares,
le commerce augmentait, et les limites de la Colonie
semblaient s'élargir de tous côtés. Gomme il nous
serait utile de suivre ce développement année par
année, comme nous avons pu le faire jusqu'à cette
époque, grâce aux Relations !
L'histoire religieuse n'y aurait pas moins gagné.
C'était aussi le moment où le champ des missionnaires
s'agrandissait de tous côtés. Au fond du lac Supérieur,
où il s'était rendu en 1655, le P. Allouez avait ren-
contré une vingtaine de nations, la plupart nouvelles,
qui lui apportaient leurs mœurs et leurs langues diffé-
rentes... Jolliet et le P. Marquette étaient partis pour
aller explorer ce fleuve immense (le Mississipi) et ses
fertiles rivages dont les sauvages parlaient avec une
espèce de mystère. On attendait avec impatience leur
retour et le récit des merveilles qu'ils devaient avoir
observées. Jolliet fait naufrage au port et perd ses
cahiers. Il sera défendu à Marquette de publier les
siens. Le silence se fait complet sur toute la colonie ,
comme si la Providence avait voulu l'imposer à tout
prix, pour prévenir des dissensions plus grandes que
celles qui allaient éclater sous l'administration de
M. de Frontenac1. »
Le silence des Jésuites ne fut pas imité par d'autres.
1. Avril 1877, pp. 170 et 171.
LXIII
Le Bref de Clément X obligeait également tous les
ordres religieux à se pourvoir de la permission par
écrit de la Propagande avant de rien publier concer-
nant les missions. Cette permission, nous ne la trou-
vons ni en tête de la Nouvelle Relation de la Gaspésie
et du Premier établissement de la Foy dans la Nou-
velle-France par le P. Chrestien Le Clercq, Récollet,
ouvrages imprimés en 1691 ; ni en tête de la Descrip-
tion de la Louisiane et de la Nouvelle découverte d'un
très grand pays, livres du P. Hennepin, Récollet,
imprimés en 1683 et 1697. Les deux récollets ne
ménagent pas les Jésuites dans le Premier établisse-
ment et dans la Nouvelle découverte. Ceux-ci auraient
pu se défendre avec avantage; ils ne répondirent rien,
préférant à leur honneur l'obéissance au Pape. N'y
avait-il pas quelque mérite dans ce silence? Les
calomnies des deux religieux firent leur chemin, et,
aujourd'hui, les ennemis de la Société les exploitent
encore.
D'autres événements vinrent aussi mettre à l'épreuve
leur soumission au pontife romain. Cette histoire en
fera connaître quelques-uns. Du reste, ceux qui ont
étudié les annales des missions, pendant les qua-
rante dernières années du xvne siècle, savent à
quelles rivalités d'intérêts, à quelles jalousies et à
quelles haines furent voués les missionnaires de la
Compagnie de Jésus, soit au Canada, soit au Brésil,
soit en Chine, en Cochinchine et au Japon. Ils
— LXIV
n'avaient pour eux ni le cœur ni l'oreille de la Propa-
gande; d'autres furent écoutés plus favorablement.
Cependant, nous n'irons pas jusqu'à dire avec certains
historiens que la justice eut plus d'une fois à déplorer
la perte de ses droits.
\+
\
n)
LES JESUITES
ET LA
NOUVELLE-FRANCE
AU XVIIe SIÈCLE
CHAPITRE PRELIMINAIRE
• Mission des jésuites en Acadie. — L'Acadie : notions préliminaires.
— Jacques Cartier, le commandeur de Chastes, Samuel Cham-
plain. — De Monts : fondation de Sainte-Croix et de Port-Royal. —
Poutrincourt et Marc Lescarbot en Acadie. — Les abbés Aubry et
Fléché. — Le Sagamo Membertou ; baptêmes de sauvages. —
Charles de Biencourt. — La marquise de Guercheville. — Les
Jésuites Biard, Massé, C. Quentin et Gilbert du Thet. — Mort de
Membertou. — Le capitaine de la Saussaye. — Fondation de Saint-
Sauveur. — Le capitaine Argall. — Prise de Saint-Sauveur par les
Anglais. — Les Pères Biard, Massé et Quentin, prisonniers. —
Mort du F. du Thet. — Thomas Dale, gouverneur de la Virginie.
— Les Jésuites renvoyés en France. — Eia de la mission en
Acadie.
Les écrivains sont loin de s'entendre sur les limites pré-
cises de l'Acadie au xvnc siècle. D'après l'historien de
Y Acadie française, ce nom a été donné alternativement et
simultanément quelquefois, à la presqu'île qui sépare le
golfe Saint-Laurent de la baie de Fundy ou baie Française,
et au pays compris entre le fleuve Saint-Laurent au nord,
le golfe du même nom à l'ouest, l'Océan atlantique au
midi, depuis le cap de Canseau jusqu'à la rivière de
Penobscot, à l'est enfin une ligne droite partant de l'em-
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 5
bouchure de cette rivière pour aboutir à Québec ou à Mont-
réal1.
Les limites de l'Acadie n'ayant jamais été déterminées
d'une manière précise, bien que l'opinion commune ne donne
ce nom qu'à la péninsule, elles ne cessèrent d'être la cause
de vives dissensions entre la France et l'Angleterre ; même
après la paix d'Utrecht, elles furent entre les deux puis-
sances rivales l'objet de longues et laborieuses négociations,
qui aboutirent finalement à la guerre et à la conquête du
Canada par les Anglais2.
1. Histoire de VAcadie française, par M. Morcau, ch. 1er, p. 1. —
D'après Denys, autrefois gouverneur dans ces parages, « le pays était
alors divisé en 4 provinces : a) celle des Etchemins ou Malécites, com-
mençant à la rivière Pentagouet et s'étendant jusqu'à la rivière Saint-
Jean : c'était une partie de la côte de Norembègue; b) celle de la baie
Française : elle se limitait aux côtes de la péninsule acadienne, depuis
la baie de Fundy jusqu'au cap Fourchu (Yarmouth), et était occupée
par les Micmacs ou Souriquois ; c) celle de l'Acadie proprement dite
depuis le cap de Sable jusqu'au détroit de Canseau ; d) celle du Saint-
Laurent, entre Canseau et Honguedo ou le cap Forillon. Denys devint
gouverneur de cette dernière province. » (Samuel Champlain, par
N. E. Dionne, t. I, p. 82); — L'abbé Ferland prétend (Cours d'his-
toire du Canada, p. 65) que « d'après l'opinion la plus générale le
nom d'Acadie s'appliquait à la péninsule de la Nouvelle-Ecosse. »
C'est aussi l'avis du P. de Charlevoix, t. I, p. 112 : « L'Acadie, selon
tous les auteurs qui se sont exprimés exactement, est une péninsule
de forme triangulaire, qui borne l'Amérique au sud-est. Jean de Laët
le dit expressément au ch. IVe de sa description de l'Inde occidentale.
Tous les historiens et les géographes parlent de même, si l'on en
excepte MM. de Champlain et Denys qui donnent à l'Acadie des
bornes beaucoup plus étroites. Le premier, au ch. VIIIe de ses
voyages, ne donne le nom d'Acadie qu'à la côte méridionale de la
presqu'île, et M. Denys, qui a lontems demeuré dans ce pays-là, qui
nous en a donné une description très exacte, qui en a possédé en
propre et gouverné au nom du Roy la côte orientale, est du môme
sentiment. »
2. Histoire de VAcadie française, pp. 1 et 2; — Samuel Champlain,
par N. E. Dionne, pp. 82 et 83. — Il est dit dans le traité d'Utrecht
que le roi très-chrétien cède à la reine d'Angleterre « l'Acadie ou
— 3 —
Au début du xvnc siècle, époque où commence cette his-
toire, les côtes de l'Acadie, le golfe Saint-Laurent et le
fleuve, de son embouchure à l'île de Montréal, n'étaient pas
inconnus des Européens. Des pêcheurs et des négociants
français, Basques, Bretons et Normands pour la plupart,
fréquentaient depuis longtemps le grand banc de Terre-
Neuve, les îles et les côtes voisines ; seulement, afin d'éviter
ou de retarder la concurrence, ils gardaient le secret de
leurs itinéraires et parlaient peu de ces régions lointaines,
où ils s'étaient attribué le monopole du commerce1. Ce
commerce était celui de la morue et de la baleine. Ils y joi-
gnirent dans la suite la traite des peaux et des fourrures
avec les sauvages, commerce bien plus lucratif que celui de
la pêche ; ils achetaient à vil prix les pelleteries et les ven-
daient fort cher sur les marchés d'Europe.
Ces pêcheurs et ces marchands obéissaient presque tous,
sinon tous, à un esprit exclusivement mercantile.
Sous François Ier, un esprit nouveau pousse quelques
voyageurs loin de leur pays natal sur les plages transatlan-
tiques : « ils veulent étendre par des découvertes géogra-
phiques l'action extérieure de la France, et augmenter le
nombre des fidèles en convertissant des peuplades ido-
lâtres'2. »
Nouvelle-Ecosse conformément à ses anciennes limites, comme aussi
la ville de Port-Royal, ou Annapolis royale avec sa banlieue. » Le
P. de Charlevoix fait sur ces paroles du traité d'Utrecht ces réflexions
très judicieuses : <c Ne dirait-on pas qu'on a eu ici en vue la façon de
penser de nos deux plus anciens auteurs sur l'Acadie (Champlain et
Denys)? Car, puisque ce traité ajoute le Port-Royal à l'Acadie ou
Nouvelle-Ecosse, il s'ensuit, ce semble, qu'elle ne comprenait pas
toute la presqu'île sous le nom d'Acadie propre ou de Nouvelle-
Bcosse. »
1. Leê découvreurs français du xive au xvie siècle, par Paul Gaffarel,
pp. 130 et 165.
2. Les découvreurs français, p. 163.
_ 4 —
Du nombre de ces voyageurs est le Malouin Jacques Car-
tier, intrépide marin et découvreur passionné, duquel il a
été écrit avec raison : « on dirait un fervent missionnaire
qui ne recherche et n'espère que la conquête des âmes1. »
François Ier approuve et favorise ce zèle religieux; il ne se
montre pas seulement le protecteur du commerce français,
le défenseur des patriotes entreprenants qui rêvent de fon-
der une nouvelle France au delà des mers, il veut encore, et
il le déclare hautement dans ses lettres patentes et commis-
sions, être le propagateur du christianisme dans l'Amérique
du Nord2. Cette ambition du monarque très-chrétien pas-
sera aux rois de France, ses successeurs, qui tous se feront
gloire d'associer leurs intérêts politiques à leurs devoirs de
fils aînés de l'Eglise.
Protégé et encouragé par François Ier, Jacques Cartier
entreprend plusieurs voyages dans l'Amérique du Nord,
et ces divers voyages le conduisent à des découvertes de
plus en plus intéressantes. Sans entrer dans des détails en
dehors de notre sujet, il pénètre dans le golfe Saint-Laurent,
il s'arrête à la baie des Chaleurs, il reconnaît une partie des
côtes de Terreneuve et des îles environnantes, il donne à
l'île d'Anticosti le nom de l'Assomption, il longe le Labra-
dor et l'Acadie, il entre dans le Saint-Laurent et le remonte
jusqu'au village d'Hochelaga dans l'île de Montréal et de là
jusqu'aux rapides de Lachine; il passe l'hiver de 1535-
1536 à Stadaconé sur la rivière Sainte-Croix, aujourd'hui
Saint-Charles, près de Québec, et l'hiver de 1541-1542
à Charlesbourg-royal, probablement à l'entrée de la rivière
du Cap rouge3. Dans ces excursions, il étudie le pays, il
1. Les découvreurs français, p. 163.
2. Documents inédits sur Jacques Cartier, par Alfred Ramé, p. 12 :
Lettres patentes du Roi à J. Cartier, 17 octobre 1540. — Histoire de
la Colonie française, par l'abbé Faillon, t. I, pp. 40 et suiv.
3. Histoire de la Colonie française, p. 46.
■— 5 —
se renseigne sur les habitants, il sème parmi les sauvages
les premiers germes de la foi catholique; enfin, à plusieurs
reprises,- pour faire profession de bon Français et de bon
chrétien, il prend possession au nom de la France des pays
qu'il a visités, en faisant élever sur ces parages une croix
très haute en bois, surmontée des armes de François Ier1.
Depuis la mort de Jacques Cartier2, les relations se con-
tinuent entre la France et le Canada. Les négociants fré-
quentent surtout le golfe et le fleuve Saint-Laurent ; et les
historiens font remarquer avec raison que la traite, bien
plus lucrative et moins pénible que la pêche, est aussi plus
appréciée ; les pêcheurs se métamorphosent en marchands,
l'exploitation des fourrures est en vogue, et c'est à Tadous-
sac que se tient le marché régulateur de cet important
commerce. Là, les Européens échangent , leurs marchan-
1 . Premier, second et troisième voyage de Jacques Cartier, passim.
Voir dans les « Notes pour servir à l'histoire, à la bibliographie et à
la cartographie delà Nouvelle-France, par H. Harisse », ce qui est dit
sur les relations de ces trois voyages, pp. 1-6, 10 et 11. — Notons ici
que les voyageurs avaient alors l'habitude de prendre possession au
nom de leur pays, par un symbole matériel, des terres qu'ils avaient
découvertes. J. Cartier ne manque pas à cet usage. Ainsi nous lisons
dans son premier voyage, ch. XX, qu'au moisdejuillet 1534 il fit élever
sur le rivage une croix haute de trente pieds, au milieu de laquelle
était un écusson avec trois fleurs de lis. Au dessus de l'écusson on
avait taillé dans le bois cette inscription : Vive le roi de France ! On
voit dans la relation du second voyage que le 3 mai 1536, jour de
Y Invention de la Sainte-Croix, il fit élever à Stadaconé une croix de
trente-cinq pieds de haut. Sur la traverse était un écusson en bosse
aux armes de France avec cette inscription : Franciscus primus, Dei
gratia Francorum rex. régnât.
1. Arrivée en 1557. Paul Gaffarel ditdansles Les découvreurs fran-
çais, p. 273 : « On ignorait jusqu'à ces derniers temps la date précise de
la mort de J. Cartier. M. Joùon des Longrais l'a retrouvée en marge
d'un des registres du greffe de Saint-Malo, juxtaposée à un insignifiant
narré de procédure : Ce dict mercredi (4CV septembre 4oo7) au malin
environ cinq heures deceda Jacques Cartier. »
_ 6 —
dises, fers de flèche, épées, haches, couteaux, chaudières,
contre les peaux de castors, de renards, de loutres, de
martres et de blaireaux 1 .
La Cour de France, qui n'a encore aucun principe arrêté
en matière de colonisation, favorise tantôt le monopole,
tantôt la libre concurrence2; elle est à la merci des qué-
mandeurs et des intrigants, distribuant ou retirant ses
faveurs suivant les intérêts de la politique et du commerce,
pour récompenser aussi de grands services et des dévoue-
ments généreux. Les privilèges de la traite sont également
accordés aux amis et aux associés de puissants seigneurs.
Cest l'exploitation des pelleteries qui est le plus vivement
recherchée, parce qu'elle est la source de revenus considé-
rables. Toutefois jusqu'à la fin du xvie siècle, il n'existe
aucune organisation sérieuse de compagnies marchandes,
aucun essai de colonisation de quelque importance.
En 1603, un gentilhomme ordinaire de la chambre du
roi, Pierre du Guast, sieur de Monts3, gouverneur de Pons,
dans le Languedoc, entreprend de fonder une colonie fran-
çaise sur les terres de l'Acadie. De Monts avait visité les
rives du Saint-Laurent, en compagnie de Jean Chauvin,
d'Honfleur, capitaine de vaisseau, et d'un riche négociant,
François Pontgravé4. Il n'était guère monté plus haut que
Tadoussac, où Chauvin trafiquait avec les sauvages, et ce
qu'il avait vu de ce pays lui semblait peu favorable à
l'agriculture, outre que l'hiver y était fort long et le froid
1. Les découvreurs français, p. 277.
2. Ibid., p. 281.
3. Pierre du Guast, du Gua, ou, d'après l'abbé Faillon (Histoire de
la Colonie française, p. 73), Dugas, sieur de Monts, était né en Sain-
tonge, d'une famille italienne (Poutrincourt en Acadie, par B. Suite,
Mémoires S. R. Canada, section I, 1884).
4. Œuvres de Champlain, 2e édit., t, V, 1. I, ch. VI, p. 42.
— 7 —
excessif. L'Acadie l'attirait davantage : climat plus
agréable, terres riches et fertiles, ports excellents, côtes
abondantes en poissons de toutes sortes1.
Il offrit donc à Henri IV, dont il avait toujours été le
serviteur dévoué et aimé, de faire dans ce pays un établis-
sement solide, et, comme dédommagement de ses dépenses,
il demanda avec le titre de lieutenant général, d'abord le
droit de distribuer des terres, de donner des charges et de
faire la paix et la guerre, puis le privilège du monopole des
pelleteries pendant dix ans. Le roi agréa sa demande par
lettres patentes datées de Fontainebleau le 8 novembre
1603. La commission accordait même une diminution des
droits d'entrée en France sur les marchandises que de Monts
et ses associés apporteraient des régions relevant de son
autorité, lesquelles s'étendaient du 40e au 46e degré de lati-
tude-nord2.
Toutefois, fidèle à la tradition catholique des rois, ses
prédécesseurs, Henri IV met une condition essentielle aux
privilèges accordés à son lieutenant général, celle « d'appeler
les sauvages, de les faire instruire, provoquer et émouvoir
à la connaissance de Dieu et à la lumière de la foi et religion
chrétienne3 ».
La pensée fondamentale de François Ier sur la colonisation,
4. Histoire de la Colonie française, t, I, p. 85; — Samuel Cham-
plain, par N. E. Dionne, p. 76 ; — Œuvres de Champlain, loc. cit.', —
Cours d'histoire du Canada, par l'abbé Ferland, t. I, p. 66.
2. Histoire de la Nouvelle-France , par Marc Lescarbot, t. IV, ch. I ;
« Commission du roy au sieur de Monts pour l'habitation es terres de
la Cadie, Canada et autres endroits en la Nouvelle France, pp. 432-
440; — DefTenses du roy à tous ses sujets autres que le sieur de
Monts et ses associez, de traffiquer de pelleteries et autres choses avec
les sauvages de retendue du pouvoir par luy donné audit sieur de
Monts et ses associez, sur grandes peines; — Déclaration du roy,
pp. 439, 447. »
3. Ibid., p. 434.
— 8 —
à savoir la propagation de l'évangile, subsistait toujours.
Si les rois de France et les navigateurs étaient mus par la
considération des avantages temporels que leur offrait la
possession du Canada, si les premiers y trouvaient l'accrois-
sement de leur puissance, les seconds l'honneur des
découvertes et les profits de la traite, il faut reconnaître
aussi que l'œuvre d'évangélisation restait inséparable de la
colonisation, soit comme raison déterminante, soit comme
condition essentielle1. Les expressions employées dans la
commission de de Monts en sont une preuve évidente.
Cette commission souleva la plus vive opposition. Sully
protesta avec énergie 2, le parlement de Rouen refusa d'en-
registrer les lettres patentes3, les marchands témoignèrent
très haut leur mécontentement. Henri IV, qui n'était pas
d'humeur à céder, passa outre et brisa même la résistance
du Parlement.
Les catholiques se mirent eux aussi du côté des mécon-
tents, en voyant l'œuvre d'une colonisation essentiellement
catholique confiée au lieutenant général de Monts. Celui-
ci était, en effet, calviniste. Il possédait sans doute de belles
qualités : il ne manquait pas de talent, ni d'expérience, ni
d'initiative, ni d'esprit pratique ; et, d'après la commission,
il avait accompli aux rives canadiennes diverses navigations,
voyages et fréquentations. Mais ce protestant devait, en
i. Le Correspondant, année 1854, p. 348.
. 2. Oeconomies royales, Paris, 1664, t. II, ch. I : « Nous joindrons à
ces faits quelques autres choses du dehors royaume, comme la navi-
gation du sieur de Monts pour aller faire des peuplades en Canada,
dutout contraire à nostre advis. »
3. Dans les « Notes pour servir à l'histoire de la Nouvelle-France »
on trouve, p. 280 et suiv., la réponse de Henri IV (17 janvier 1604) aux
remontrances du Parlement de Rouen, et sa missive (25 janvier 1604)
expédiée après la visite que lui fit à Paris l'avocat-général Duviquet,
au nom du Parlement.
— 9 —
vertu des lettres patentes, « provoquer et émouvoir les sau-
vages à la lumière de la foi et religion chrétienne, les établir
et maintenir en l'exercice et profession d'icelle. » N'y avait-
il pas là une singulière anomalie, un danger pour le succès
de l'entreprise ? Catholiques et protestants seraient-ils main-
tenus sur le pied d'égalité? De plus, en même temps que la
commission ordonnait à de Monts d'élever les sauvages dans
l'Eglise catholique, apostolique et romaine, elle accordait
aux français de la religion réformée, qui s'établiraient dans
le Nouveau-Monde, la liberté d'y professer leur culte
comme en France. Quel triste exemple pour les indigènes,
au début d'une colonisation, dont le caractère était particu-
lièrement évangélisateur ' !
Muni des lettres patentes du roi, de Monts, qui ne
peut à lui seul supporter les frais de l'établissement
projeté, fait société avec des marchands de Rouen, de La
Rochelle2, de Saint-Malo et d'autres lieux. Il fait publier
dans tous les ports et havres de France les défenses royales
portées contre les trafiquants de fourrures; il arme quatre
vaisseaux, il embarque cent vingt artisans, et, le 7 avril 1604,
il fait voile vers l'Acadie3.
Il avait pris à son bord le baron de Poutrincourt, Samuel
1. Commission du roi au sieur de Monts... (Hist. de la Nouvelle-
France, p. 432); — Samuel Champlain, par N. E. Dionne, pp. 78 et
79 ; — Histoire générale de la Nouvelle-France, par le P. de Charle-
voix, t. I, p. 112; — Réponse de Henri IV (17 janvier 1604) au Parle-
ment de Rouen, dans les « Notes pour servir à l'histoire de la Nou-
velle-France », pp. 280 et 281.
2. « C'est la première fois que nous voyons cette ville figurer dans
les arrangements concernant le Canada. Il n'en est pas moins vrai
que, depuis très longtemps déjà, ses armateurs envoyaient sur les
côtes de l'Acadie et au golfe Saint-Laurent des navires qui faisaient
la pèche et la traite » [Poutrincourt en Acadie, par B. Suite).
3. Samuel Champlain, par N. E. Dionne, pp. 83-85.
— 10 —
Champlain, Nicolas Aubry1, prêtre; Louis Hébert,
ajDothicaire ; un ministre protestant, des catholiques et
des calvinistes. Singulière composition, qui n'était pas du
goût de Champlain! « Il se trouve, dit-il dans ses Voyages,
quelque chose à redire dans cette entreprise, qui est en ce
que deux religions contraires ne font jamais un grand fruit
pour la gloire de Dieu parmy les infidèles que l'on veut
convertir. J'ai vu le ministre et nostre curé s'entrebattre à
coups de poing sur le différend de la religion 2. Je ne sçay
pas qui estait le plus vaillant et qui donnait le meilleur
coup, mais je sçay très-bien que le ministre se plaignait
quelquefois au sieur de Mon s d'avoir esté battu, et vuidaient
en ceste façon les points de controverse. Je vous laisse à
penser si cela estait beau à voir ; les sauvages estaient tantôt
d'un costé, tantôt de l'autre, et les Français meslés selon
leur diverse croyance, disaient pis que pendre de l'une et
de l'autre religion, quoique le sieur de Mons y apportât la
1. MM. Dionne, B. Suite et d'autres historiens prétendent
qu'il y avait plusieurs prêtres. Dionne, p. 83, dit : « quelques prêtres
catholiques ; » B. Suite (loc. cit.) : « deux prêtres catholiques ; » Cham-
plain, t. V, ch. VIII, p. 50 : « prestres et ministres, » et pp. 164-165 :
« un de nos prêtres appelé messire Aubry ; » Ferland, p. 67 : « de
prêtres. » L'abbé Faillon, t. I, p. 81, ne parle que d'un prêtre catho-
lique ; M. Moreau ne nomme que l'abbé Aubry, pp. 23 et 24. — Il est
probable que l'abbé Aubry était sur le navire commandé par de Monts,
et qu'un autre prêtre, dont on ne dit pas le nom, était monté sur le
vaisseau commandé par Pontgravé.
2. Ce curé ne serait pas l'abbé Aubry, mais un autre prêtre dont
aucun historien ne dit le nom. Voici, en effet, ce que dit B. Suite (Pou-
trincourt en Acadie, p. 32) : « Nicolas Aubry, de Paris, est le même qui
s'égara dix-sept jours dans les forêts et dont Champlain (Œuvres de
Champlain, 2e édit., 1. III, ch. IX, p. 164) et Lescarbot (1. IV, ch. III,
p. 463) nous ont raconté les aventures. Il vivait encore en France en
1612, et désirait reprendre ses voyages. L'autre prêtre et le ministre
moururent dans l'hiver de 1605-1606 ; on les enterra ensemble, bien
qu'ils se fussent disputés vaillamment en plus d'une rencontre et
même combattus à coups de poings sur le fait de la religion. »
— 11 —
paix le plus qu'il pouvait. Ces insolences estaient véritable-
ment un moyen à l'infidèle de le rendre encore plus endurcy
en son infidélité * . »
Nous avons nommé, comme faisant partie de l'expédition,
deux hommes, que nous devons faire connaître, parce
qu'ils doivent jouer bientôt un rôle important : le baron de
Poutrincourt et Samuel Ghamplain.
Jean de Biencourt, baron de Poutrincourt, gentilhomme
picard, brave chevalier, avait porté les armes contre
Henri IV, dans les rangs des catholiques, pendant les
guerres de la Ligue. Lescarbot raconte que « le roy le
tenant en personne assiégé dans le château de Beaumont,
lui voulut donner le comté dudit lieu pour se rendre à son ser-
vice ». Poutrincourt refusa ; mais, quand le roi eut abjuré,
il servit loyalement ce prince et le suivit sur les champs
de bataille, où il amassa plus d'honneur que de fortune. En
1603, il vivait retiré avec sa femme, Jeanne de Salazar, et
ses enfants, dans sa baronnie de Saint-Just en Champagne,
luttant péniblement contre les difficultés d'une situation
embarrassée, et s'efforçant d'améliorer les cultures et les
produits de son petit domaine. C'est là que de Monts, son
ancien compagnon d'armes, vint le chercher2. Il connaissait
1. Les voyages de Champlain, lre partie, 1. I, ch. VIII, seconde
édit. Québec, 1870, p. 53. — Le P. Sagard, récollet (Histoire du
Canada, 1636, p. 9), donne ce détail peu édifiant au sujet du prêtre et
du ministre : « En ces commencements, où les Français furent vers
l'Acadie, il arriva qu'un prêtre et qu'un ministre moururent presque
en même temps. Les matelots qui les enterrèrent, les mirent tous
deux, par une dérision impie, dans une même fosse, pour voir si,
après leur mort, ils demeureraient en paix, puisque durant leur vie
ils n'avaient pu s'accorder ensemble ; et toute cette scène funèbre
se tourna en risée bouffonne. »
2. Archives curieuses de l'histoire de France, lre série, t. XV, p. 379;
— Poutrincourt en Acadie, p. 33; — Samuel Champlain, par
— 12 —
son courage, son intelligence et son activité; il ne doutait
pas que l'idée d'un voyage au Canada et d'un établissement
agricole sur ces terres lointaines, très fertiles et encore
vierges, ne sourit à son âme ardente. Celui-ci accueillit, en
effet, avec enthousiasme le projet de son vieil ami ; toute-
fois, avant de s'engager définitivement, il voulut se rendre
compte par lui-même de l'état du pays et ne faire qu'un
voyage d'essai.
Samuel Champlain1, qui deviendra le fondateur de Qué-
bec et le Père de la Nouvelle-France, s'était déjà fait un
nom à cette époque. Né vers 1567 2, à Brouage, en Sain-
tonge, fils de pêcheurs, sans fortune, de grand mérite et
fervent catholique, il servit d'abord dans les armées du
N. E. Dionne, pp. 83 et suiv. ; — Une colonie féodale, par Rameau
de Saint-Père, t. I. ch. II ; — Marc Lescarbot, 1. IV, ch. II ; — His-
toire de VAcadie française, par M. Moreau, p. 15.
1 . Samuel Champlain s'appelle lui-même Samuel Champlain, de
Brouage, et le sieur de Champlain (1603), sieur de Champlain, Xain-
tongeois, capitaine pour le roy en la marine (1613). — Il signe Samuel
de Champlain sa dédicace au prince de Condé du quatriesme voyage
du sieur de Champlain, en 1613. — Lescarbot écrit Champlein. — Le
P. Creuxius (du Creux) traduit Camplenius, d'où en français Cham-
plein. Nous l'appellerons, puisqu'on a l'embarras du choix, Samuel
Champlain. — L'abbé Faillon, qui ne manque jamais l'occasion de
diminuer Champlain dans son histoire de la Colonie française, s'étonne
qu'on l'ait appelé Samuel, nom cher alors aux protestants, et il
insinue qu'il est né dans le protestantisme. L'abbé Laverdière
(Notice biographique de Champlain, p. xi, note 2) et N. E. Dionne
(Samuel Champlain, t. I, p. 6) traitent, comme elle le mérite, cette
insinuation gratuite et fort déplacée.
2. On a dit que Champlain était né vers 1570 ; mais son portrait
gravé par Moncornet fixe l'année en 1567 (Revue de Sainlonge et
d'Aunis, XIIIe volume, 4e livraison, p. 248). La Biographie Sainton-
geoise s'en tient à ce millésime ; et l'abbé Laverdière (Notice biogra-
phique, pp. ix,x,xi) adopte cette date, quoique timidement. D'autres,
comme M. Dionne (Samuel Champlain, p. 4), font naître Samuel
Champlain vers 1670.
— 13 —
maréchal d'Aumont, de François d'Epinay Saint-Luc et de
Charles de Cossé-Brissac. Après le traité de Vervins, il
s'embarque sur le Saint-Julien, excellent voilier apparte-
nant au capitaine Provençal, son oncle ; il visite les Antilles,
les îles Vierges, Porto-Rico, Saint-Domingue, Cuba, Saint-
Jean-d'Ulloa, Mexico ; de Porto-Bello, il se rend à Panama en
traversant l'isthme et émet l'idée d'un canal de jonction entre
ces deux villes. Enfin, au commencement de mars 1601, il
revient des Indes occidentales et de la Nouvelle-Espagne,
après avoir beaucoup examiné, réfléchi, comparé. C'était
un observateur judicieux, et deux ans avaient suffi pour en
faire un marin de premier ordre 1 .
A son retour, il adresse au roi un rapport détaillé sur
ses observations et ses vues personnelles ; il n'y cache pas
son regret de voir les Espagnols et les Portugais s'emparer
au delà de l'Océan des meilleures terres ; il souhaite que sa
patrie arbore, elle aussi, son drapeau dans de nouvelles
régions 2.
Ce rapport ne pouvait manquer de plaire au prince,
grand appréciateur du talent, qui désirait si vivement la
prospérité et l'agrandissement de la France. Il nomme Cham-
plain son géographe, et lui assigne une pension sur sa maigre
cassette ; il pense même, dit-on, à le retenir à la cour3.
1. Œuvres de Champlain, Voyage aux Indes occidentales ; — Laver-
dière, Notice biographique de Champlain ; — N. E. Dionne, Jeunesse
de Champlain, en. I; — Revue de Saintonge et d'Aunis, XIIIe vol.,
pp. 251 et 252; — Faillon, t. I, pp. 76-78.
Champlain ne fut pas le premier à émettre l'idée d'un canal de
jonction entre les deux Océans. En 1551, Lopez de Gomara, auteur
d'une histoire des Indes, faite, dit M. de Humbold, avec autant de soin
que d'érudition, proposait la réunion des deux Océans par des canaux
en trois points, etc. L'idée resta à l'état chimérique. Champlain eut
l'honneur de la faire revivre dans son Récit de voyage aux Indes.
2. Ibid.
3. Ibid.
— 14 —
Mais la cour n'allait pas au navigateur ; il avait tellement
pris goût à la mer, qu'il se trouvait mal à l'aise au milieu
des pompes et des cérémonies de Paris et de Versailles ; il
rêvait voyages lointains et découvertes, et n'attendait que
l'occasion de recommencer sa vie de marin. Cette occasion
se présenta en 1603, plutôt qu'il ne l'espérait.
Le commandeur Aymar de Chastes, gouverneur de
Dieppe, homme d'honneur et de foi, désirait finir ses jours
dans l'accomplissement d'une belle œuvre. Aussi, bien
qu'il eust la teste chargée d'autant de cheveux gris que d'an-
nées, il résolut de se porter en personne à la Nouvelle-
France, pour y fonder un établissement colonial1. Il orga-
nisa dans ce but une société commerciale. Tout étant prêt
pour l'exécution de son projet, mais avant de se mettre en
route avec ses associés et ses colons, il pria Champlain
d'aller en éclaireur au Canada, en compagnie de Pontgravé,
un des principaux membres de la Société?.
Le 15 avril 1603, Champlain part d'Honfleur; il arrive le
24 mai à Tadoussac, il remonte le Saint-Laurent jusqu'au
saut Saint-Louis, et, au mois de septembre, il est de
retour en France, porteur d'une ample moisson de faits et
d'observations 3.
Pendant son voyage d'exploration, la Société du com-
mandeur de Chastes avait éprouvé une perte irréparable par
la mort inattendue de son fondateur, et le calviniste de
Monts se présenta pour recueillir la succession de ce grand
chrétien4. Elle lui échut, en effet, comme nous l'avons vu,
1. Œuvres de Champlain, 2° édit., t. V, 1. I, ch. VII;
Champlain, par N. E. Dionne, ch. III, p. 46 : Voyage de 4603.
2. Ibid
3. Ibid.
4. Ibid.
— 15 —
au mois de novembre de la même année ; et l'année sui-
vante, il arrivait avec Champlain et Poutrincourt à la
presqu'île acadienne, dans un petit port situé entre La
Hève et le cap de Sable. Un capitaine normand nommé
Rossignol, y faisait la traite avec les sauvages. De Monts,
usant des pouvoirs que lui confère sa commission, confisque
le navire ; et, en mémoire de ce premier acte de sa juridic-
tion, il donne au port le nom du capitaine ; c'est aujour-
d'hui Liverpool. Il prend ensuite la direction du sud, en
côtoyant le rivage... ; il double le cap de Sable, pénètre dans
la baie de Fundy ou baie Française, et, après avoir reconnu
à l'ouest, la baie des Mines, au nord, l'embouchure de la
rivière Saint-Jean, il parvient, en suivant la rive septen-
trionale de la baie Française, à l'île de Sainte-Croix, où il
débarque ses hommes, son matériel de guerre et ses vivres1.
L'hiver approchait à grands pas. De Monts hâte les tra-
vaux d'installation et s'établit définitivement dans la baie
de Passamaquoddy.
Le sol de l'île de Sainte-Croix est assez fertile ; mais l'île
très petite, dune demi-lieue de tour environ, manque
d'eau douce. On ne pouvait faire un plus mauvais choix :
trente-six hommes y périrent du scorbut ou mal de Terre'1.
Il se trouvait, au contraire, sur la côte opposée, un magni-
1. Œuvres de Champlain, t. III, 1. I, ch. II; — Champlain, par
N. E. Dionne, ch. IV : Voyage en Acadie, pp. 76 et suiv. ; — His-
toire de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix, pp. 115 et
suiv.; — Histoire de V Acadie française, par M. Moreau, pp. 16-19.
2. Ibid. — V. surtout, dans Samuel Champlain, le ch. V (Habita-
tion à l'île de Sainte-Croix) et le ch. VI (Le scorbut ou mal de Terre).
— Champlain a laissé une carte de l'île de Sainte-Croix avec un
plan détaillé des logements que de Monts y construisit. Il dit
(ch. VIII) que le terroir d'alentour était très bon, la température
douce; Marc Lescarbot (ch. V, p. 469) dit également que la terre était
très bonne et heureusement abondante. M. Dionne prétend au con-
traire que le sol de cette île est peu fertile (p. 98).
— 16 —
fîque bassin, de deux lieues de long sur une de large, séparé
de la baie Française par une passe d'environ cent cinquante
pieds de largeur. Champlain l'avait nommé Port-Royal1.
On ne pouvait trouver un site plus ravissant, un port plus
commode et plus sûr, un endroit plus favorable à un établis-
sement agricole. Abrité au nord d'une chaîne de mon-
tagnes boisées, le bassin était en partie entouré de vastes
prairies et de terres fertiles; d'agréables coteaux s'échelon-
naient au sud et venaient expirer au bord de l'eau. Trois
rivières se déversaient dans la baie, l'Equille, l'Hébert et
La Roche. « La nature, dit Gharlevoix, n'a presque rien
épargné pour en faire un des plus beaux ports du monde2. »
Au commencement du printemps de 1605, de Monts
quitte la nécropole de Sainte-Croix, et vient s'installer dans
ce délicieux séjour. On se met aussitôt à déblayer le terrain,
à construire, à défricher. Chacun est à l'ouvrage, les travaux
sont poussés avec activité; les courages, un moment affai-
blis par les pertes cruelles éprouvées à Sainte-Croix,
renaissent à l'espérance, l'avenir de la colonie rayonne
déjà sous un beau ciel3, lorsqu'une fâcheuse nouvelle est
apportée à Port-Royal : une campagne très vive est menée
contre le lieutenant général à la Cour. Sa présence à Paris
4. « Quoi qu'en dise Lescarbot, ce fut Champlain, et non de Monts,
qui baptisa Port-Royal. Champlain est très particulier à ce sujet, et
quand il dit fai nommé, il ne peut pas être question d'un autre.
Lorsque de Monts donne à la baie Française le nom qu'elle a malheu-
reusement perdu, Champlain n'hésite pas à lui en attribuer le mérite »
(Note de N. E. Dionne, p. 90, dans Samuel Champlain). Charle-
voix, t. I, p. 116, dit à tort que Port-Royal doit son nom à de Monts.
2. Histoire de la Nouvelle-France, t. I, pp. 116 et 117; — Voyages
du sieur de Champlain, 1. I, ch. X; — Marc Lescarbot, ch. III,
p. 454.
3. Marc Lescarbot, 1. IV, ch. VIII, pp. 501 et suiv. ; — Champlain,
1. I, ch. X, p. 224, et t. V, p. 708.
— 17 —
peut encore prévenir, dit-on, le coup terrible qui menace
son œuvre naissante ; mais il n'y a pas un instant à perdre.
De Monts s'aperçoit vite, en arrivant à Paris, que le mal
est plus profond qu'il ne le supposait. Les marchands et
pêcheurs, basques, normands et bretons, avaient représenté
à la Cour le tort immense que leur faisait le monopole
exclusif accordé à de Monts et à sa Société par les défenses
royales du 18 décembre; ils s'étaient plaints des rigueurs
exercées par les navires de la Société contre les bâtiments
faisant la traite en cachette ; ils avaient fait valoir les pertes
énormes, résultant du privilège, pour les douanes françaises;
enfin ils avaient soulevé les plus graves critiques contre
l'administration du gouverneur, qui s'était si défavorable-
ment installé à Sainte-Croix et n'avait encore rien fait pour
la conversion des sauvages 1 .
En conséquence, ils demandaient la révocation des
défenses royales du 18 décembre.
Cette révocation était la ruine de la Société, et par le
fait même de l'entreprise. De Monts défendit ses intérêts
4
auprès du roi, mais le roi ne lui était plus aussi favorable :
les jaloux, les envieux et les intrigants avaient grandement
affaibli, sinon ruiné, le crédit du lieutenant général.
Si la partie n'était pas perdue, elle était gravement com-
promise ; il importait de ne pas la quitter. De Monts se fixe
à Paris jusqu'à nouvel ordre.
Le baron de Poutrincourt l'avait précédé en France2, et,
depuis près d'un an, il était dans sa propriété de Saint- Just,
mettant ordre à ses affaires avant de repartir pour le Canada.
De Monts lui envoie un exprès pour le prier de venir le
voir. Il lui expose la situation dans toute sa désolante tris-
1. Œuvres de Champlain, 2e édit., t. V, eh, VIII.
1. Champlain, ibid.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I.
— 18 —
tesse, puis il ajoute : Ma présence est nécessaire ici, et
cependant je ne puis laisser la colonie sans direction pendant
mon absence1. Je vous confie, à vous, mon ami, comme au
plus digne, le gouvernement de tout le territoire canadien.
La transmission de son autorité ne comportait pas la cession
du droit de propriété que la commission du 8 novembre 1603
lui avait accordé sur l'Acadie; toutefois, il attribua en fief
au baron de Poutrincourt la baie de Port-Royal et le pays
environnant.
Sage, habile, infatigable, d'une grande expérience-, le
nouveau lieutenant général, seigneur de Port-Royal, avait,
semble-t-il, les qualités requises pour la colonisation de
l'Acadie : en outre, il rjrofessait la religion catholique. Il
s'embarqua, à La Rochelle, le 16 mai 1606, sur Le Jonas>
et le 26 juillet il entrait dans sa Seigneurie.
« Parmi ceux qui arrivaient avec lui, on remarquait un
avocat du Parlement de Paris, Marc Lescarbot, touriste
amateur, qui avait voulu visiter ces contrées nouvelles et
assister à la fondation d'une colonie3. »
Né à Vervins vers 15804, il était jeune encore, et, à le
juger par ses écrits, il avait jusque là cultivé avec plus de
soin et d'amour la poésie, les lettres et l'histoire que la
jurisprudence. Esprit plein de ressources, caustique, gau-
lois, doué d'un grand sens, il fut utile à la colonie autant
par la gaieté de son naturel et son entrain que par son juge-
ment et son savoir-faire.
4. Avant de quitter Port-Royal, de Monts avait confié provisoire-
ment le commandement de la colonie à Pontgravé. (Champlain et
Lescarbot, ihid.)
2. Histoire et description de la Nouvelle-France, t. I, p. 119.
3. Une Colonie féodale, t. I, p. 26.
4. M. Moreau donne cette date, p. 28. — Quelques biographes font
naître M. Lescarbot vers 1590, ce qui n'est pas possible; Lescarbot
n'aurait eu en 1606 que 16 ans! D'autres, comme l'auteur de Pou-
trincourt en Acadie (p. 34), prétendent qu'il naquit vers 1570.
— 49 —
Poutrincourt le connaissait depuis des années. Il lui parla
de son projet et le détermina à le suivre. Lesearbot1 fut son
plus aimable et son plus industrieux collaborateur, puis son
historien, pour ne pas dire son panégyriste2.
A peine débarqué, le lieutenant général imprime à tous
les travaux une sage et féconde impulsion. Les cabanes, les
magasins, les ateliers, le moulin s'élèvent à l'extrémité de
1. On lit, p. 272, dans Samuel Champlain, par N. E. Dionne :
« Quoique Huguenot, Lesearbot n'était pas un mauvais élément de
colonisation... Il n'aimait pas les Jésuites, comme tous ceux qui
avaient embrassé le gallicanisme ou le protestantisme. » — L'auteur
de Y Histoire de la Colonie française parle un peu différemment,
pp. 91 et 92 : « Lesearbot, homme d'esprit, observateur judicieux
quand il n'était pas égaré par la passion..., mais naturellement fron-
deur et indépendant, était Huguenot de cœur, quoique catholique de
nom : ce qui devait le rendre plus dangereux pour les colons et les
sauvages de Port-Royal, que ne l'eût été un ministre calviniste. Tou-
tefois il savait dissimuler dans l'occasion ses vrais sentiments, et
affecter le zèle d'un apôtre, pour servir la cause de Poutrincourt et
de de Monts, qu'on accusait avec raison de négliger la conversion des
sauvages. Au reste, il montrait assez, par la légèreté de ses procédés
dans ces rencontres mêmes, qu'il se jouait de la religion catholique,
sans avoir peut-être plus d'estime pour la secte de Calvin, quoiqu'il
donnât toujours à celle-ci la préférence... Avant de quitter La Rochelle,
il osa insulter aux évêques et aux prêtres et donner à l'entreprise
commerciale (de Poutrincourt et de de Monts) l'air d'une œuvre
sainte qui, au défaut du clergé, n'aurait eu pour motif, de la part de
simples laïques, que la conversion des sauvages et la gloire de Dieu. »
— Voir Y Histoire de la Nouvelle-France, par M. Lesearbot, ch. IX et
X, pp. 508 et suiv. — Moreau fait de Lesearbot un bon catholique
(p. 28).
2. a Rentré en France, il n'oublia ni Poutrincourt ni l'Acadie. Il
devint le correspondant, le confident de l'un et l'infatigable défenseur
de l'autre. C'est pour eux qu'il a mis au jour sinon le compendieux
livre de YHistoire de la Nouvelle-France, au moins les trois relations
qui ont paru chez Millot, à Paris, en 1610 et en 1612. Le but avoué,
évident, de ces opuscules était d'appeler l'attention et l'intérêt sur les
travaux de Poutrincourt et de gagner à l'Acadie la faveur publique.
Lesearbot ne tarit pas en éloges de la compagnie et du gouverneur. »
(M. Moreau, p. 29.)
— 20 —
la baie; les chemins se creusent, la terre se laboure et s'en-
semence; on chasse, on pêche. L'hiver arrive, et, avec lui,
les longues heures du jour et de la veillée autour d'un grand
feu. Les divertissements, les causeries et les jeux chassent
l'ennui. Il n'y a pas de prêtre à Port-Royal : l'abbé Aubry
est reparti pour la France l'année précédente. Lescarbot se
fait catéchiste et prédicateur, même chansonnier. Bientôt,
dans son Histoire de la Nouvelle-France, il racontera tout
cela avec passablement de brio et de complaisance1.
Le printemps de 1607 apparaît. La neige a fondu, les
semences d'automne percent la terre, le travail des champs
recommence, on récolte de la résine dans les bois et on la
convertit en goudron. Tout semble promettre un avenir
heureux pour la colonie. Grande est la joie de tous-.
Mais voici qu'au mois de juin, on aperçoit au loin, vers
l'entrée du port, un vaisseau français. C'est le premier qui
entre dans la baie depuis près d'un an. Un jeune marin de
Saint-Malo, Chevalier, le commandait. Tout le monde se
réunit autour du rocher de débarquement pour serrer la
main aux amis de France et entendre des nouvelles du pays.
La grande, la funeste nouvelle qu'apportait Chevalier,
c'était la suppression du monopole et par suite la ruine de
l'entreprise. Les profits de pelleteries et de pêcheries étant
désormais réduits par la concurrence, les associés sont
dans l'impossibilité de supporter les frais de ravi-
taillement de la colonie et de garder à leur charge les arti-
sans et les laboureurs3.
L'annulation des lettres patentes de 4603 n'était encore
qu'une partie du désastre, Chevalier apprend au gouverneur
1. M. Lescarbot, ch. XV, XVI et XVII; — Champlain, 1.1, chap.
XII-XVI.
2. Ibid.
3. Ibid., ch. XVIII.
— 21 —
que les Hollandais, guidés par un transfuge, ont découvert,
l'été précédent, la route du Saint-Laurent et rapporté une
énorme quantité de fourrures. D'autres contrebandiers
font le même trafic le long des côtes de l'Acadie *.
Ces nouvelles sont un coup de foudre pour les gens de
Port-Royal. Evidemment, il n'y avait plus qu'un parti à
prendre : rentrer en France, au moment où l'entreprise
commençait à offrir l'aspect le plus encourageant. De Monts
se prononçait pour ce parti, tout en laissant les colons
libres d'agir comme ils l'entendraient '-. Ils n'avaient pas le
choix des moyens : ils quittèrent tous Port-Royal le 30 juil-
let 1607.
Seul, le baron de Poutrincourt qui, en vertu d'une conces-
sion à lui faite par de Monts, possédait tout le domaine de
Port-Royal, résolut bravement de poursuivre l'aventure et
dit à ses compagnons : « Quand je devrais venir tout seul
avec ma famille, je ne quitterai point la partie3. »
Il alla donc en France se ménager les moyens de conti-
nuer l'œuvre de colonisation de l'Acadie. La plupart des
colons ne devaient plus revoir le Nouveau-Monde 4.
Poutrincourt aborda le 28 septembre à RoscofF, et, après
un dernier adieu à ses compagnons, il se dirigea sur Paris.
Là, il vit le Roi et lui rendit compte de tous les travaux
exécutés à Port-Roval et des résultats obtenus5. Puis il
4. M. Lescarbot, chap. XVIII.
2. Ibid.
3. Histoire de la Nouvelle-France, par M. Lescarbot, p. 592.
4. Poutrincourt en Acadie, p. 35 : « Poutrincourt, l'abbé Aubry,
Champlain, Pontgravé, Biencourt (fils de Poutrincourt), Champdoré,
Lescarbot, Hébert, et tout ou partie de leurs hommes, s'embar-
quèrent pour la France. » L'abbé Aubry, d'après la plupart des histo-
riens, était parti depuis longtemps pour la France.
5. « De Poutrincourt présenta à Henri IV (Lescarbot, ch. XVIII)
du froment, du seigle, de l'avoine et de l'orge, produits de sa sei-
gneurie de Port-Royal. Il lui offrit aussi cinq outardes, qu'on éleva
dans les jardins de Fontainebleau. »
— 22 —
demanda et obtint l'autorisation de continuer à ses risques
et périls l'entreprise commencée dans la Nouvelle-France et
la confirmation de son titre de propriété sur la baie de Port-
Royal et le pays environnant. Henri IV, cependant, lui
signifia d'emmener avec lui des religieux de la Compagnie
de Jésus, pour les employer à la conversion des sauvages,
ajoutant que le trésor royal pourvoirait à la dépense des
missionnaires1.
Le P. Coton était depuis quelques années à la cour, où sa
religieuse et aimable influence lui avait conquis une place
considérable. Confesseur du Roi, il ne se faisait rien dans
les conseils de la couronne qu'il ny fut appelé. Henri IV
le chargea d'écrire au R. P. Général, Claude Aquaviva, de
choisir dans sa Compagnie deux hommes capables de mener
à bien la périlleuse et sainte entreprise de la conversion des
sauvages de l'Acadie. Il allouait pour les frais de la mission,
une somme annuelle de deux mille livres2.
1 . Cui (Dno de Poutrincourt) rex quicquid optaverat concessit, simul
illi signifîcans velle se ut Religiosos è NostraSocietatedelectossecum
duceret, quorum nempe opéra ad procurandam Barbarorum salutem
uti vellet ; nullo cœteroquin ipsi oneri futuros, cum necessarium illis
commeatum e suo œrario suppeditaturus esset. (Monumenta Nov^e
Francise ab anno 1607 ad annum 1637. Pars Posterior : de Variis
Gallorum ac nominatim Religiosorum virorum in Novam Franciam
Profectionibus ac prœsertim de jadis fidei christianœ fundamentis.
Cap. II.)
Ce manuscrit du xvne siècle, conservé dans les archives de l'Ecole
Sainte-Geneviève, 18, rue Lhomond, Paris, fournit un ensemble de
faits sur la Nouvelle-France, qui ne se trouvent pas dans la corres-
pondance du P. Biard. Le double est aux archives générales de la
Société de Jésus. Nous le citerons plus d'une fois.
2. Rex patri Cotono significat velle se uti sociorum opéra in Barba-
ris illis ad Christum adjungendis ; proinde scriberet ad Generalem
societatis Prsepositum suo nomine, uti designarentur Patres in eam
rem, quos primo quoque tempore illuc mittendos ipse Rex ad se
accerseret, annuis duorum millium librarum vectigalibus illi missioni
attributis (In novam Franciam seu Canadam jnissio). Ces paroles sont
— 23 —
Les deux Pères devaient se tenir prêts à partir au premier
signe de Sa Majesté1.
Aussitôt qu'on apprit dans la compagnie le désir du Roi,
grand fut le nombre des candidats pour la mission cana-
dienne. Le Général choisit les Pères Pierre Biard et Enne-
mond Massé.
Biard, homme de mérite et d'une vertu éprouvée2, prêtre
d'un zèle ardent3, enseignait alors à Lyon, au collège de la
•extraites d'un long article inséré dans les Annuœ litterœ societatis
Jésus, anno 1612, p. 569. L'article est du P. Biard, qui a dû le com-
poser en 1616, à son retour du Canada, et qui Ta fait imprimer dans
les Annuœ litterœ de 4642, éditées seulement en 1618. Il commence
•à la page 562 et se termine à la page 605.
V. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XI, p. 25 ;
— Voyages de Çhamplain, p. 766.
Le 5 mars 1608, le P. Coton écrivait au P. Aquaviva, général de la
Cic de Jésus : « Annuit rex christianissimus Domino de Poutrincourt,
quiexpeditionem nauticam parât in adversam oram Americœ, Canada
nuncupatam, ut in posterum tam pernecessarise missioni duo librarum
millia annuatim assignentur. » (Arch. gén. S. J.)
1. In novam Franciani seu Canadam missio. Ibid., p. 569. — Dans
sa Relation de la Nouvelle-France, le P. Biard dit que le roi écrivit
lui-même au pape Paul V, au mois d'octobre 1608, pour l'informer de
ses religieux desseins en faveur des peuples du Canada.
2. Prœstanti viringenio ac virtute (Monumenta novœ Franciœ, pars
2a, cap. II). — Charitate et zelo invicto..., singulari vir pietate,
prœstanti animarum zelo, singulari animi demissione (Elog. defunct.,
arch. gen. S. J.).
3. Operarius magni zeli [Biblioth. Script. S. J. à Ph. Alegambe). —
Le P. Pierre Biard, né en 1567, entra au noviciat des Jésuites le
3 juin 1583 et fit sa profession des quatre vœux le 4 novembre 1604.
Magister Artium in societate factus est, disent les catalogues de la
Société. Professeur à Billom(en Auvergne) de quatrième (1586-1588),
de troisième (1588-89), d'humanités (1589-91), étudiant en philosophie
à Tournon (1591-92), professeur de rhétorique (1592-96), étudiant en
théologie à Avignon (1596-1600), ordonné prêtre en 1600, professeur
de théologie scolatique à Tournon (1600-1604), de théologie morale à
Lyon (1604-1606), de théologie scolastique et d'hébreu à Lyon (1606-
1007). (Catalogues S. J. Arch. gén.) — Consulter sur le P. Biard : Çor-
— 24 —
Trinité, la théologie scolastique. Né à Grenoble en 1567,
entré dans l'Ordre en 1583, il était dans la force de l'âge
et dans la pleine maturité de la vie religieuse. Lescarbot,
peu suspect de tendresse pour les Jésuites, en parle comme
d'un homme fort sçavant, duquel M. le premier Président
de Bordeaux lui a fait bon récit '.
Ennemond Massé 2 n'avait ni le talent ni les connaissances
de son confrère. Né à Lvon en 1574, il s'était fait Jésuite à
l'âge de 20 ans. Nature impétueuse et emportée , il eut
beaucoup de peine à la maîtriser ; mais, à force de vigilance
et d'énergie persévérante, il la dompta si bien, qu'il semblait
n'avoir point de passions. Industrieux, infatigable, d'une
santé robuste, il s'était préparé au rude labeur de l'aposto-
lat lointain par une vie de pénitences et d'austérités, jeûnant
souvent, couchant sur la planche, habituant son goût à tout
et son corps au froid et au chaud. Tout enfant, il menait
dara, Hist. soc. Jesu, pars 6a , 1. VII, n. 401, p. 373 ; — Cassani,
Varones ilustres, t. I, pp. 555-570; — Sotuellus , Bibliotheca...,
p. 660; — Patrignagi, menologio..., 49 nov., p. 140; — de Char-
levoix, t. I, 1. III; — Ferland, 1. I, ch. VI; — Shea, History of
the Catholic missions, p. 434; — P. Carayon, Documents inédits,
Doc. L.
4. Relation dernière, p. 404 de la réimpression.
2. Etant socius du P. Coton, on l'appelait et il signait : Imbertus
de Masso. Le P. de Charlevoix écrit Masse au lieu de Massé. Mais
Champlain, le P. Biard et Crétineau-Joly dans son Histoire de la Com-
pagnie de Jésus, disent Massé. Les catalogues de la Société traduisent
en latin Massœus, et le P. du Creux (Creuxius), dans son Historiœ
Canadensis Libri decem, l'appelle également Massœus et non Massus.
Né en 1574, d'autres disent 1575, il entra dans la compagnie le
22 août 1595, après son cours de philosophie. De 1597 à 4600, il
enseigne la grammaire à Tournon, puis il fait dans ce même collège
un an de théologie positive et deux ans de théologie morale. Ordonné
prêtre en 1603, il est envoyé à Lyon où il fait, après sa troisième
année de probation, jusqu'en 1608, les fonctions de ministre et de
procureur ; en 1608, il part pour Paris, où il sert de Socius au P. Coton.
— 25 —
une vie d'anachorète pénitent1. En 1608, on le donna pour
compagnon au P. Coton, alors confesseur et prédicateur du
Roi. Mais cet apôtre austère préférait à la Cour une vie de
sacrifices et de souffrances chez les sauvages. Il demanda
le Canada.
Lui et le P. Biard, très différents de caractère et d'édu-
cation, se ressemblaient par un égal amour de J.-C. et des
âmes.
Ils se rendirent à Bordeaux en 1608, espérant y trouver
un navire en partance pour l'Acadie. On leur avait dit que
le baron de Poutrincourt devait s'y embarquer prochaine-
ment. Ils furent un peu surpris de ne voir aucun préparatif
de départ ; ils apprirent même que le gouverneur de Port-
Royal avait prévenu le Roi et le Provincial des Jésuites
que d'impérieuses nécessités le forçaient de différer son
départ au mois de mai de l'année suivante. On touchait
alors à la fin du mois d'octobre2 (1608).
La vérité est qu'il y avait du calcul dans ce délai.
« Poutrincourt, au dire du P. de Charlevoix, était un fort
honnête homme et sincèrement attaché à la religion catho-
lique ; mais les calomnies des prétendus réformés contre
les Jésuites avaient fait impression sur son esprit, et il
était bien résolu de ne les point mener à Port-Royal. Il
n'en témoigna pourtant rien au Roi, et ce prince ayant
1. '< Nuda humo decubuit... quotidianis verberationibus, jejuniis
atquc aliis corporis macerationibus se exercuit (Elog. defunct., arch.
gen.S. J.) Creuxius dit de lui, pp. 445 : « Cumessetànaturâ prœfervi-
dus, jam tum, si quid per iracundiam impotentius fecerat... » —
Consulter sur ce Père : Creuxius, Hist. Canad., p. 445 ; — Cassant,
Varones ilustres, t. I, pp. 552 et suiv., 618 et suiv. ; — Prat, Histoire
du P. Coton, t. III, pp. 502-510, 512 ; t. IV, pp. 548 etsuiv. ; — Ferland,
t. I, 1. III, eh. IV; — Carayon, Doc. inéd., doc. L ; — Lettres de
Marie de l'Incarnation, pp. 411, 413.
2. Lettre du P. Coton au R. P. Aquaviva, à Rome; Paris,
28 oct. 1608. Citée par le P. Prat dans la vie du P. Coton, t. III, p. 501 .
— 26 —
donné ses ordres, ne douta point qu'ils ne s'exécutassent
au plus tôt. Les Jésuites le crurent aussi1. »
Le P. Coton, nature droite et sans méfiance, le crut plus
que personne. Néanmoins, désireux de procurer le plus tôt
possible aux peuplades acadiennes le bienfait de la foi, et
voyant que le baron de Poutrincourt ne se pressait pas de
partir, il proposa au général de la Compagnie, le 20 jan-
vier 1609, la combinaison suivante : « Les deux mission-
naires pourraient s'embarquer à Bordeaux avec les arma-
teurs qui ont coutume de faire voile vers ces contrées, à la
fin du mois de mars, pour revenir en France au mois d'oc-
tobre. Ce voyage leur permettrait d'étudier le pays, et de
procurer les secours de la religion aux marchands, qui pen-
dant ces six mois de navigation en sont totalement dépour-
vus, vivent et meurent comme des êtres sans raison. De
plus, ils feraient connaissance avec les indigènes, appren-
draient un peu leur langue, et se rendraient compte par
eux-mêmes des difficultés de la situation. Puis, ou ils
reviendraient sur les mêmes vaisseaux, ou ils resteraient
dans ces contrées lointaines, selon que le leur conseilleraient
les circonstances, la prudence et le zèle. » Le P. Coton
ajoutait : « On compte quelquefois jusqu'à deux mille navires
ou barques, qui se rendent chaque année dans ces parages,
des ports de la Gascogne, de l'Aquitaine, de la Bretagne et
de la Normandie, pour la pêche de la morue, ou la traite
des pelleteries. Si votre Paternité agréait ce voyage très
facile et très sûr, puisqu'il ne demande que trois semaines
pour l'aller, et environ un mois pour le retour, nous pren-
drions des engagements avec quelque grand négociant de
Bordeaux, qui recevrait nos Pères à son bord, les condui-
rait, et, s'il le fallait, les ramènerait. Votre Paternité voudra
1. Histoire et description générale de la Nouvelle-France, t. I, 1. III,
p. 121.
— 27 —
bien faire connaître son avis au R. P. Visiteur ou me
l'écrire par le premier courrier1. »
Le Général laissa au P. Coton pleine liberté d'action.
Celui-ci, avant d'agir, vit Poutrincourt, qui le leurra de
belles espérances, et finalement le pria d'attendre l'année
suivante, prétextant la nécessité où il se trouvait de faire
seul le voyage de Port-Royal, afin de préparer aux mis-
sionnaires une habitation convenable*2. Les missionnaires
attendirent.
1. Canadam profectionem rémora tur Dominus de Poutrincourt arte
nescio qua Cacodœmonis. Sed annon possunt nostri Patres parati in
eum finem Burdigalre portu solvere cum mercatoribus, qui in illas
oras soient se conferre sub finem martii magno navium numéro,
redituri deinde mense octobri"? Conferret sane ad lustranda loca et
juvandos intérim mercatores, qui toto illo semestri .carent sacramen-
tis, vivunt et moriuntur more belluarum ; cum incolis assuescerent,
difficultates locorum animadverterent, linguam etiam utcumque
addiscerent ; redirent navibus redeuntibus vel remanerent ut ferret
occasio, dictaret ratio, doceret unctio. Porro bis mille circiter naves
aut naviculae interdum numerantur in variis littoribus ex Biscaia
quam vocant, Aquitannia, Britannia, Nortmannia, quse quotannis eo
se conferunt tum ad piscationem ichthiocollarum sive Molvarum, tum
ad coemendas pelles castorinas, ex quibus conficiuntur passim galeri
in tota Gallia. Id si commodum videretur V. R. Pu in tam facili navi-
gatione et nullo modo periculosa, trium duntaxat hebdomadarum
eundo, unius ad summum mensis redeundo, ageremus cum potente
aliquo mercatore Burdigalse, qui nostros secum reciperet, deduceret,
et, si foret opus, reduceret ; et satisfuerit si per primum cursorem
V. Ptas suam tum R. P. Visitatori (P. Barisone), tum mihi, si visum
fuerit, mentem significaverit ; brevi enim, accepta à Rege pecunia, se
accingent et comparabunt navigationi. — Cette lettre du P. Coton au
R. P. général, Claude Aquaviva (Paris, 20 janvier 1609), se trouve
aux archives générales de la Société. Le P. Prat en a donné une tra-
duction dans le troisième volume de son histoire du P. Coton, p. 501.
2. Verum très annos totos (Patres) expectare coacti sunt : quippe
cum nobilis ille quem dixi (de Poutrincourt), profectionem suam
primùm distulisset, deinde etiam optasset loca ipsa solus invisere,
ut necessariam scilicet Nostris Patribus, ut aiebat, habitationem
pararet... {Moiiumenta Novse Francise — Pars II», cap. IIum.) — V. la
Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XI, p. 26.
— 28 —
Sur ces entrefaites, le Roi apprit que le gouverneur de
Port-Royal était encore en France. Il en fut fort mécontent
et en fît des reproches à Poutrincourt qui promit de partir
au premier jour l.
Le malheureux baron n'était pas en mesure de faire hon-
neur à sa promesse. N'ayant pas de fortune personnelle, ni
bailleurs de fonds, comment songer à revenir au Canada,
à poursuivre l'œuvre entreprise de la colonisation de l'Aca-
die? Depuis deux ans qu'il était en France, il s'était adressé
aux seigneurs de la cour, à ses anciens compagnons
d'armes, à de riches commerçants; on l'avait amusé de
belles paroles, personne n'avait répondu à son appel.
C'est dans ces circonstances qu'il fît une dernière tenta-
tive. Muni de lettres de recommandation, il alla frapper à
la porte du fils de M. de Sicoine, gouverneur de Dieppe.
Thomas Robin de Coulogne jouissait d'une modeste for-
tune. Il avait souvent entendu parler de la Nouvelle-France
parles marchands Dieppois ; et plus d'une fois, il avait conçu
le désir de se mêler au mouvement colonisateur. Ce que lui
dit le baron de Poutrincourt des tentatives de colonisation
faites à Port-Royal, lui plut grandement ; il promit de
l'aider2.
Malheureusement rien n'était prêt ; il fallut renvoyer le
départ à l'année suivante. C'est le 25 février 1610 seule-
ment, que Poutrincourt appareilla à Dieppe3, emmenant
avec lui Robin de Coulogne, son associé; Charles de Rien-
court, son fils aîné ; Jacques de Salazar, son second fils ;
Belot de Montfort, de Jouy, et un certain nombre d'ou-
1. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biarcl, chap. XI, p. 26;
— Œuvres de Champlain, p. 766.
2. Relation de la Nouvelle-France, ch. XI.
3. Voyages de Champlain, p. 767 ; — Relation de la Nouvelle-
France, par le P. Biard, ch. XI, p. 26.
— 29 —
vriers. Un prêtre du diocèse de Langres, l'abbé Fléché,
faisait partie de l'expédition 1 : preuve évidente que le gou-
verneur de Port-Royal ne voulait pas des Jésuites. Lescar-
bot resta à Paris, où il employa ses loisirs à composer
Y Histoire de la Nouvelle-France , dans le but de gagner la
faveur publique aux contrées qu'il venait d'abandonner
pour toujours.
En 1607, avant de quitter Port-Royal, Poutrincourt avait
confié la garde de sa seigneurie à un vieux "chef de sau-
vages, Membertou, dont nous parlerons bientôt. Member-
tou était un homme de parole ; il s'était engagé à veiller
sur les bâtiments et sur le mobilier, tout fut trouvé dans le
même état qu'au départ, sauf les toitures que le temps
avait endommagées2.
Sans perdre de temps, le Gouverneur met son personnel
au travail, et bientôt la seigneurie reprend sa physionomie
du printemps 1607.
Toutefois, « il avait grandement à cœur, pour ne pas
perdre la faveur du roi, de hâter le baptême des sauvages. 3 »
Il voulait aussi, dit Gharlevoix, faire entendre à la cour
que le ministère des Jésuites n'était pas nécessaire en Aca-
die4. Il charge donc son fils de Biencourt d'instruire
Membertou et sa famille, au défaut de son missionnaire,
entièrement étranger à la langue du pays5 ; et, après trois
semaines de préparation, le 24 juin 1610, fête de saint Jean-
1. Champlain, p. 767, l'appelle Messire Josué Flèche; le P. Biard,
Mesure Jossé Flesche, p. 26; d'autres, Fleuche ou Fléché (Poutrin-
court en Acadie, p. 38).
2. Une Colonie féodale, t. I, p. 45 ; — Histoire de VAcadie française,
p. 53; — Cours d'histoire du Canada, p. 79.
3. Histoire de la Colonie française au Canada, par l'abbé Faillon.
Paris, Lecoffre, 1865, t. I, p. 98.
4. Histoire et description de la Nouvelle-France, t. I, p. 122.
5. Histoire de la Colonie française, t. I, p. 99.
— 30 —
Baptiste, l'abbé Fléché procède solennellement au baptême
des nouveaux convertis, en tout vingt-et-un * .
C'était, en vérité, précipiter les choses. Mais Bien-
court allait en France avec Coulogne chercher des pro-
visions pour l'hiver, et Ion tenait à faire parvenir à la Cour
la bonne nouvelle des premiers baptêmes des sauvages 2.
Biencourt partit le 8 juillet avec la liste des 21 baptisés3.
Quelle ne fut pas sa stupeur, le jour où il mit le pied sur
le sol français, en apprenant le plus tragique des événe-
ments ! Le 14 mai, Ravaillac avait assassiné Henri IV.
Cette mort privait le royaume d'un grand monarque ; elle
mettait la couronne sur la tête d'un enfant, et le pays dans
tous les embarras d'une régence. Marie de Médicis deve-
nait régente du royaume.
Dans son immense douleur, ce fut pour elle une grande
consolation d'entendre de la bouche même de Biencourt le
récit des merveilles opérées en si peu de temps par l'abbé
Fléché. Elle ne cacha pas sa pleine satisfaction4. Rappe-
1. L'abbé Faillon dit à la page 99 du t. I de son histoire : « Comme
Poutrincourt voulait surtout plaire au roi et aux grands, il [eut soin
de donner à ceux qui furent baptisés le jour de la saint Jean-Baptiste,
les prénoms des personnages de la famille royale et des principaux
seigneurs de la cour. Ainsi, Membertou fut nommé Henri ; son fils
aîné, Louis ; et sa femme, Marie, du nom de la reine. » — V. M. Les-
carbot, 1. V, ch. V.
2. Relation de la Nouvelle-France, p. 26 ; — Champlain, p. 767.
3. Voir cette liste dans l'histoire de M. Lescarbot, p. 638, 1. V,
ch. III.
4. M. Lescarbot, qui se trouvait à Paris, composa à cette occasion
un opuscule intitulé : « La conversion des sauvages qui ont été bap-
tizés en la Nouvelle-France cette année 1610, avec un bref récit du
voyage du sieur de Poutrincourt ; Paris, chez Jean Millot. » La
liste des 21 néophytes est donnée en détail dans cet opuscule. Tous
les nouveaux baptisés portent les prénoms de la famille royale de
France. Comme nous F avons dit dans la note précédente, cette liste
se retrouve dans YHistoire de la Nouvelle-France, 1. V, ch. III.
Cet opuscule fut suivi ou accompagné d'un petit in-8 de quelques
— 31 —
lant ensuite la volonté expresse du défunt Roi, que les-
Jésuites fussent chargés de la mission du Canada, elle
enjoignit à Biencourt de les emmener avec lui à son pro-
chain retour à Port-Royal i .
pages ayant pour titre : « Lettre missive touchant la conversion et
baptesme du grand Sagamo de la Nouvelle-France, contenant sa
promesse d'amener ses sujets à la mesme conversion, ou les y con-
traindre par la force des armes. Envoyée du Port-Royal au sieur
de La Tronchaie, dattée du 28 juin 1610. Paris, chez J. Regnoul,.
1610. » Dans son opuscule, M. Lescarbot prétend que le nonce, Robert
Ubaldini, désigna l'abbé Fléché à de Poutrincourt et l'envoya au
Canada. Le fait est-il exact? On pourrait en douter, car le nonce
n'ignorait pas que le roi avait nommé deux Jésuites pour la mission aca-
dienne. Son opuscule est encore « un pangyrique outré, pour ne rien
dire de plus, du prétendu zèle apostolique de Poutrincourt, qui
aurait sacrifié sa fortune aussi bien que sa personne, pour la propa-
gation de la religipn chrétienne dans ce pays» (Faillon, t. I, p. 100).
M. Faillon dit encore, p. 100 : « Ces baptêmes que Lescarbot appelle
un chef-d'œuvre de la piété chrétienne (p. 656), quoique les théologiens
et notamment la Sorbonne les condamnent comme de vraies profa-
nations, donnèrent lieu cependant à cet écrivain, en exaltant le pré-
tendu zèle de Poutrincourt pour la cause de Dieu, d'insulter aux
évêques et aux grands du royaume, comme n'en ayant pas fait
autant pour la cause de ces infidèles. »
1. Le 7 octobre 1610, le jeune roi, Louis XIII, écrivit de Monceaux
au baron de Poutrincourt : « Monsieur de Poutrincourt, envoyant en
la Nouvelle-France les Pères Pierre Riard et Ennemond Massé, reli-
gieux de la Société de Jésus, pour y célébrer le service divin et
prêcher 1 Evangile aux habitants de cette contrée, j'ai bien voulu vous
les recommander par cette lettre, afin qu'en toutes occasions vous les
assistiez de votre protection et de votre autorité, pour l'exercice de
leurs bons et saints enseignements, vous assurant que je le tiendrai
à service très agréable. » — La Reine-mère écrivit de son côté :
« Monsieur de Poutrincourt, maintenant que les bons Pères Jésuites
s'en vont vous trouver pour essayer, sous l'autorité du Roi, Monsieur
mon fils, d'établir par de là notre sainte religion, je vous écris par
cette lettre de leur donner, pour le succès de ce bon œuvre, toute la
faveur et l'assistance qui dépendra de vous, comme une chose que
nous avons fort à cœur et que nous tiendrons à service très agréable,
priant Dieu, Monsieur de Poutrincourt, qu'il vous ait en sa sainte et
— 32 —
Evidemment, ce dernier comptait sur un tout autre résul-
tat de sa visite à la Reine-mère. Mais il avait besoin pour
son œuvre de la protection et des faveurs de la Cour :
comme son père, il se montra disposé à respecter les inten-
tions du feu Roi. De son côté, le P. Coton lui parla des
engagements du baron de Poutrincourt en des termes si
formels, qu'il ne se fît pas prier : « Il offrit, dit Charlevoix,
d'embarquer les deux Jésuites et même de les défrayer ;
cette dernière offre ne fut pas acceptée l . »
Tous les obstacles semblaient levés. Le nonce du Saint-
Siège à Paris écrivit le 29 octobre 1610 au cardinal
Borghèse : « Deux pères Jésuites se rendent au Canada, à
la grande satisfaction de la Reine, qui, me dit-on, leur a
donné pour leur viatique une aumône de cinq cens écus2. »
La marquise de Verneuil fit leur chapelle, Mme de Sourdis
leur fournit le linge et Mme de Guercheville se chargea du-
reste 3.
Cependant Biencourt et Robin de Coulogne, n'ayant
pas les ressources suffisantes pour équiper eux-mêmes et
approvisionner le navire qui devait les ramener à Port-
Royal, avaient conclu un arrangement avec deux commer-
çants de Dieppe, Dujardin et Duquesne4. Ceux-ci se char-
digne garde. » (Antiquitez et chroniques de la ville de Dieppe, par
David Asseline, publiées avec introduction et notes historiques par
MM. Michel Hardy, Guérillon et l'abbé Sauvage. Dieppe, 4874,
2 vol. in-8.)
1. Histoire et description de la Nouvelle-France, 1. I, p. 122. —
Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XI.
2. Lettre de Mgr Ubaldini au Cardinal Borghèse, citée par le
P. Prat dans la vie du P. Coton, t. III, p. 505.
3. Regina quingentos aureos nummos, ex defuncti régis decreto
numeraverat ; Dominœ de Verneuil, de Sourdis, de Guercheville, alia
sacrum arœ instrumentum, alia linteam vestem copiosam, alia
peramplum viaticum munificè contribuerant. (Annuœ litterœ S. J.,
an. 1612, p. 570.)
4. B. Suite, p. 112 du 1er vol. de son Histoire, l'appelle Duchesne.
— 33 —
gèrent de tous les frais d'équipement et d'approvisionne-
ment, à la condition d'entrer comme associés dans l'entre-
prise du baron de Poutrincourt, qui leur assura une part du
profit dans la traite des pelleteries et la pêche de la
morue.
Le départ du vaisseau était fixé au 24 octobre. Le
P. Biard et le P. Massé furent fidèles au rendez-vous. Rien
n'était prêt. Le bâtiment était en réparation sur le chantier,
on y travaillait très lentement. De provisions, il n'en
était pas question. N'y avait-il pas là un calcul de Charles
de Biencourt, qui voulait, comme son père l'avait fait dans
une autre circonstance, retarder le plus possible le départ
et arriver ainsi à se débarrasser des Jésuites ? On pouvait
le soupçonner, rien ne le prouvait. Les Pères ne tardèrent
pas cependant à s'apercevoir que les deux chefs de l'expé-
dition, Biencourt et Robin de Coulogne, s'étaient si bien
lié les mains dans leurs arrangements avec Dujardin et
Duquesne, que ces derniers s'attribuaient le droit de tout
régler selon leur bon plaisir.
Ils en eurent bientôt la preuve. Les deux commer-
çants étaient calvinistes. Quand ils apprirent que deux
Jésuites devaient s'embarquer avec eux, ils poussèrent les
hauts cris et refusèrent de leur donner passage. La Reine
donna des ordres; les ordres ne furent pas exécutés. Le
gouverneur de Dieppe intervint ; les marchands tinrent
bon. Biencourt et Robin plaidèrent dans leur intérêt la
cause des deux religieux ; les associés furent intraitables ;
ils déclarèrent que, plutôt que de céder, ils se retireraient
de l'affaire, après avoir exigé le remboursement de leurs
avances. — Le prix de la cargaison se montait à près de
quatre mille livres : Biencourt et Robin n'avaient pas de
quoi le rembourser.
Or, il y avait à cette époque à la Cour une personne de
Jés. et Nouv.-Fr, — T. /. 7
— 34 —
mérite, que nous avons déjà nommée, Antoinette de Pons,
marquise de Guercheville, première Dame d'honneur de la
Reine. Renommée par sa grâce et sa beauté, sa réputa-
tion de vertu lui avait fait une place à part, très distinguée,
à la cour de Henri III. On admirait et l'on respectait sa
dignité, sa ferme indépendance, la fidélité à tous ses
devoirs ; on s'étonnait de trouver dans l'entourage licencieux
du roi une si haute piété, rehaussée par l'éclat du nom et
les charmes de la personne. Devenue veuve, elle attira
les regards du Béarnais, et aussitôt, pour échapper à ses
assiduités, elle se retira dans son château de la Roche-
Guy on, à dix lieues de Paris, sur les bords de la Seine.
Plus tard, elle épousa en secondes noces le duc de La
Rochefoucault-Liancourt, gouverneur de Paris, et elle repa-
rut à la cour. Henri IV dit à Marie de Médicis en lui pré-
sentant la marquise de Guercheville : « Madame, je vous
donne une dame d'honneur, qui est en vérité une dame
pleine d'honneur. » Il rendait ainsi hommage à une vertu,
dont il avait personnellement apprécié la noblesse, la fière
et indomptable fermeté * .
En rentrant à la Cour, la marquise se mit sous la direc-
tion spirituelle du P. Coton. Ardente, généreuse, pleine de
zèle, elle se passionna pour la conversion des sauvages du
Canada. Son directeur eut fort à faire pour contenir sa
ferveur dans les bornes de la raison. Il n'y parvint même
pas et le P. d'Orléans lui en fait un reproche2.
Elle avait toujours désiré que la mission du Canada fût con-
fiée à la Compagnie de Jésus ; et ce désir, elle le manifesta
1. V. les Mémoires de Choisy, 1. XII. Collection Petitot, 2e série,
vol. LXIII, p. 515. — La marquise de Guercheville mourut à Paris
en 1632.
2. La vie du Père P. Coton, par le P. P. J. d'Orléans, S. J., 1. III,
p. 158.
03
plus d'une fois au Roi et à la Reine. Déjà elle avait aumosnc
aux Pères Biard et Massé un bien honnestc viatique*. L'op-
position des calvinistes de Dieppe à leur embarquement
lui inspira une idée originale, pleine de sel et d'à propos.
Elle organisa une souscription à la Cour, acheta
4.000 livres les intérêts des deux commerçants qu'elle mit
ainsi hors de la Société, et forma en môme temps un capi-
tal, dont le revenu devait être payé chaque année par les
chefs de la Colonie aux missionnaires, pour leur entretien.
Le côté piquant de ce tour de l'habile marquise, fut que les
deux Jésuites montèrent sur le vaisseau en qualité d'asso-
ciés, et non comme passagers2.
i. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XI.
2. Desperata res plane videbatur... Quse nostradestitutio Dominam
Guerchevillœam acriter pupugit ; sed ea qua est sollertia, confestim
ad manum habuit rationem, qua non jam ut vectores nos, sed ut par-
tiarios, exclusis inhumanis hœreticis, in navem induceret. Quatuor
igitur millium librorum stipem de principibus viris acfeminis ex aula
paucis diebus corrogat, quantum erat opus ad navem instruendam;
•caque collata summa, Calvinianos illos duosnautica Societate dejicit,
•simulque idoneam sortem constiluit, unde Canadicœ negociationis
Prœfecti perpetuam quotannis pensionem nostrœ missioni penderent.
(In novam Francîam seu Canadam missio, p. 571.)
Les marchands de Dieppe, peu contents d'avoir été évincés de l'en-
treprise, excitèrent les esprits contre les Jésuites. « C'est ce contrat
•d'association, dit Champlain, 1. III, ch. I, p. 768, qui a fait tant
semer de bruit, de plaintes et de crieries contre les Pères Jésuites,
qui en cela et en toute autre chose se sont équitahlement gouvernés
selon Dieu et raison, à la honte et confusion de leurs envieux et
médisants. » B. Suite dit dans son Histoire des Canadiens-Français, où
il se montre l'ennemi déclaré des Jésuites : « Ce contrat d'association
(20 janvier 1611) témoigne de l'énergie et de l'habileté de cette femme
chrétienne (Mmc de Guercheville) , quoi que les parties évincées aient pu
dire à l'encontre du droit qu'il lui arrogeait. Mieux valait un mono-
pole de cette nature que d'être à la merci des entrepreneurs de colo-
nisation, qui ne colonisaient point. D'ailleurs, les marchands s'étaient
déclarés prêts à céder leurs droits, argent comptant, et Mme de Guer-
■cheville les avait pris au mot. » (1. I, p. 112.)
Dans la note II (De Vexistence et de Vinstitut des Jésuites, par le
— 36 —
Le 21 janvier 1611, le P. Biard écrivait de Dieppe au
général Aquaviva : « Voici déjà minuit sonné, et, à la
première lueur du jour, nous mettons à la voile1.
Quatre mois plus tard, le même Père écrivait de Port-
Royal : « Nous sommes partis de Dieppe sur la Grâce-de-
Dieu avec un temps très défavorable. Le vaisseau était
petit, mal équipé, et monté par des matelots, la plupart
hérétiques. Gomme nous étions en hiver et sur une mer
orageuse, nous avons éprouvé de nombreuses et terribles
tempêtes, et notre voyage a duré quatre mois. On peut
P. deRavignan, Paris, 1862), p. 190, il est parlé d'un fait qui se repro-
duisait à cette époque assez fréquemment : « Les fondateurs ou
bienfaiteurs des missions, afin de faire parvenir avec plus de sûreté
et d'abondance l'argent qu'ils destinaient aux ouvriers apostoliques
dans les régions lointaines, chargèrent des négociants, leurs manda-
taires, de vendre sur les lieux mêmes les marchandises qu'ils leur
confiaient, avec ordre d'en remettre le prix aux missionnaires pour
le soutien de leur œuvre et leur propre entretien. Ainsi en usa
Mmo de Guercheville, première fondatrice de la mission du
Canada : elle fournit des sommes considérables à Biencourt, fils du
gouverneur de la Nouvelle-France, afin de l'aider dans la pêche et le
commerce de pelleteries qu'il allait entreprendre, et pour toute con-
dition, elle stipula que, du bénéfice de sa mise de fonds, on entre-
tiendrait les missionnaires. Ainsi en avaient usé autrefois les rois
d'Espagne ou de Portugal qui soutenaient par leurs largesses les mis-
sionnaires et les missions du Japon. » (V. le décret de Philippe V,
28 déc. 1743; — Histoire du Paraguay, par de Charlevoix, t. III,
Pièces justificatives, pp. 220 et suiv. ; édit. in-4°, Paris 1765.) — Il
n'était pas inutile de rappeler ici ce fait historique, bien qu'il soit
connu de ceux qui ont étudié les missions du xvi° et du xvne siècle.
1. Documents inédits du Père Carayon, t. XII, p. 4. — Cham-
plain prétend dans ses Voyages, 1. III, ch. I, que l'embarquement eut
lieu le 26 janvier. Dans le Mémoire In novam Franciam jnissio, le
P, Biard indique cette dernière date : ante diem sextum calendas
fehruarias ; il l'indique également dans sa Relation de la Nouvelle-
France, ch. XIII. C'est en effet le 26 janvier que partit le navire : il
faut donc croire que le départ qui devait s'effectuer le 22, d'après la
lettre du P. Biard, fut renvoyé au 26, à cause du mauvais temps ou
pour tout autre motif.
— 37 —
juger par là ce que nous avons eu à souffrir sous tous les
rapports. Nous avons cependant tâché de nous livrer aux
œuvres ordinaires de notre Compagnie. Chaque jour, le
matin et le soir, nous réunissions les matelots pour la
prière. Les jours de fête nous chantions une partie de l'of-
fice. Nous donnions souvent des instructions religieuses, et
nous avions de temps en temps des discussions avec les
hérétiques. Nous avons combattu avec succès l'habitude
des jurements et des paroles obscènes, sans négliger en
même temps beaucoup d'œuvres d'humilité et de charité.
Avec la grâce de Dieu, nous avons obtenu que les héré-
tiques qui, sur le témoignage de leurs ministres, nous
regardaient d'abord comme des monstres, reconnussent
non seulement qu'on les avait trompés, mais devinrent
même nos panégyristes1. »
Le 22 mai, jour de la Pentecôte, la Grâce-de-Dieu
entrait dans la rade de Port-Royal. Ce fut une grande joie
pour les deux apôtres. « Enfin, est-il dit dans une lettre
du 6 juin, nous voicy arrivés à Port-Royal, lieu tant
1. Cette lettre en latin, conservée dans les Archives de la Compa-
gnie de Jésus, a été imprimée dans les Annuse litterse S. J. de 1611.
Le Père Carayon en a donné la traduction française dans le 12° vol.,
p. 93, de ses Documents inédits. Les Hérétiques de Dieppe, toujours
sous le coup de leur déconvenue, répandirent le bruitqueles Jésuites,
devenus les associés de Charles de Biencourt, s'étaient conduits en
seigneurs et maîtres pendant la traversée. Dans sa Relation de la
Nouvelle-France, ch. XIII, le P. Biard se défend en ces termes : « La
vérité est premièrement qu'ils n'eurent aucun serviteur en ce voyage,
sinon leurs propres pieds et bras : s'il fallait laver leur linge, si
nettoyer leurs habits, si les rapiécer, si pourvoir à autres nécessités,
ils avaient privilège de le faire eux-mêmes aussi bien que le
moindre. Secondement, ils ne se meslaient d'aucun gouvernement
ny ne faisaient aucun semblant d'avoir point de droict ou puissance
dans le navire : le S. de Biencourt faisait tout, seul maistre et
absolu. » — Champlain, au 1. III, ch. I, de ses Voyages, confirme ce
témoignage.
— 38 —
désiré ! . . . Nous voicy au bout de nostre course et au lieu
tant souhaité1, h Avec eux, la Compagnie de Jésus mettait
le pied sur la terre canadienne, sur ce rude champ de
labeur et d'épreuve, où pendant plus d'un siècle et demi
elle travaillera et souffrira pour la gloire de Dieu et le
salut des âmes.
Une autre lettre disait : « Mon compagnon et moi nous
avons une cabane de bois ; et, quand nous y dressons une
table, nous pouvons à peine nous tourner. Le reste est en
rapport avec la demeure et avec notre profession. La cha-
pelle est petite et pauvre, et tout dans l'habitation est peu
commode2. »
« Ceux qui composent la Colonie, écrit le môme mission-
naire, sont presque tous gens de marine, assez d'ordinaire
totalement insensibles au sentiment de leur âme, n'ayant
marque de religion sinon leurs jurements et reniements, ny
cognoissance de Dieu sinon autant qu'en apporte la pra-
tique connue de France, offusquée du libertinage et des
objections et bouffonneries mesdisantes des hérétiques3. »
Il y avait là, pour l'avenir de la mission, un grave sujet
de tristesse, et même un nouvel élément de difficultés pour
la conversion des sauvages. Les missionnaires le sentirent
dès le début, comme le témoigne leur correspondance.
Aussi, sans négliger ce triste champ d'apostolat, leurs
efforts se tournèrent-ils de préférence vers les peuplades
indiennes répandues sur la presqu'île acadienne et au delà
de la baie Française.
1. Lettre du P. Biard au P. Christophe Baltazar, Provincial de
France à Paris; Port-Royal, 10 juin 1611. — V. les Documents inédit»
du P. Carayon, Doc. XII, p. 9.
2. Lettre du P. Biard au R. P. Claude Aquaviva, Général de la
Compagnie de Jésus. Port-Royal, 31 janvier 1612. — Ihicl., p. 77.
3. Lettre du P. Biard au R. P. Provincial, Christophe Baltazar, à>
Paris. Port-Royal, 31 janvier 1612. — Ibid., p. 44.
— 39 —
La presqu'île était habitée par les Micmacs ou Souri-
quoisx, tribu nomade, vivant de chasse et de pêche et cou-
rant les bois qui couvrent la plus grande partie du pays. A
peu près sans barbe, portant en été un simple braver,
couverts en hiver de peaux de bêtes sauvages, plus petits
en général que les Français, ils ne manquaient ni de grâce,
ni de dignité, ni de finesse. Simples, doux et hospitaliers,
ils accueillirent très favorablement les colons d'Europe.
Ils avaient alors pour chef le fameux Membertou, dont
nous avons déjà dit un mot.
Ce grand Sagamo, car c'est ainsi que les sauvages
appelaient leur chef, était le personnage le plus impor-
tant de la tribu souriquoise, un vieillard de plus de cent
ans. Son renom de courage, de force et d'habileté s'éten-
dait de l'une à l'autre rive de la baie Française. Nul
n'était plus redouté que lui, nul aussi n'était écouté avec
plus de déférence, ni obéi avec autant de docilité, ni suivi
avec le même dévouement. Père de nombreux enfants, il
avait habilement employé sa puissance paternelle à fortifier
et à étendre son autorité politique. Comme tous les
Sagamos, il faisait encore, et pas sans profit, le métier de
sorcier, vivant en commerce fréquent avec les Génies.
Aussitôt après l'établissement des Français à Port-
Royal, il éleva, à quelque distance de là, un village palis-
sade, où il réunit environ quatre cents de ses hommes,
dans le but, disait-il, d'une excursion guerrière sur les côtes
du Massachussets. Ses ennemis, ou plutôt ses envieux, lui
prêtaient d'autres visées. Les uns prétendaient qu'il
voulait un jour ou l'autre s'emparer de Port-Royal ; les
autres, le traitant de bon vivant, voyaient, dans ce voisi-
1. Les Micmacs ou Souriquois habitaient aussi le Cap-Breton et la
Gaspésie (N. E. Dionne, Samuel Champlain, p. 186). Ils ne dépas-
saient pas alors 3.500 âmes (Ibid.).
— 40 —
nage des Français, un moyen plus facile pour lui d'obtenir
du blé, du vin, des liqueurs et le reste. Ce qu'il y a de
certafn, c'est qu'il lia amitié avec les Français, dès leur
arrivée, et, soit par intérêt, soit par affection, soit par tout
autre sentiment plus ou moins élevé, il leur resta fidèle et
dévoué jusqu'au dernier jour. Il vit de Monts, il visita
souvent le baron de Poutrincourt, de Biencourt et Pont-
gravé ; Poutrincourt lui fît plus d'une fois la tabagie, et,
quand il fut forcé, en 1607, de rentrer en France avec tous
ses colons, c'est au vieux Sagamo qu'il confia la garde de
ses bâtiments et de sa seigneurie.
Grâce à ces relations entre les chefs de la Colonie et le
chef des sauvages, un échange de bons procédés, si nous
en crovons Lescarbot, s'établit entre les colons et les indi-
gènes. Les sauvages apportaient sur le marché de Port-
Royal les viandes les plus variées : on y voyait défiler tour
à tour le canard, l'outarde, l'oie grise et blanche; la per-
drix et l'alouette, parmi les oiseaux ; et, parmi les animaux,
l'élan, le caribou, le castor, l'ours, le lapin et le chat sau-
vage. Les poissons étaient ordinairement des morues, des
saumons, des maquereaux, des éperlans, des harengs et des
sardines. En échange, les Français fournissaient des denrées
apportées de France, puis du cuivre, du fer, de la soie,
de la laine, mille objets de fantaisie.
Ces relations amicales eurent un autre résultat. Member-
tou fut le premier de tous les siens régénéré par l'abbé
Fléché dans les eaux baptismales.
Au nord de la Baie française, en face de la presqu'île
acadienne, il existait une autre tribu, celle des Etchemins1,
1 . Les Etchemins, ou Malécites ou Etheminquois, étaient, au dire de
Williamson, les mêmes que les Armouchiquois. Ils étaient au
nombre de 5.000 environ (Samuel Champlain, pp. 186 et 187). «Leur
pays avait reçu le nom de côte de Norembègue. » (Ferland, t. I,
p. 65.)
— il —
qui occupaient toute la contrée située entre le fleuve Saint-
Jean et la rivière Pentagoet1 ; peut-être même s'étendaient-
ils jusqu'au Kénebec2.
Voilà les peuplades sauvages, auxquelles les Pères
Biard et Massé sont venus apporter le bienfait de la foi!
Sans connaissance du vrai Dieu, sans temples, sans
culte extérieur, sans aucune notion précise de la loi natu-
relle, elles avaient seulement l'idée, encore très confuse,
d'un être supérieur, d'un esprit mauvais, objet de leurs
hommages ou plutôt de leurs terreurs ; adonnées à tous les
vices, elles se contentaient, dans la pratique de la vie, de se
conformer à des usages acceptés de tous.
L'abbé Fléché avait conféré le baptême à tous les membres
de la famille Membertou, mais avec trop de précipitation,
contre les règles de l'Eglise, qui ordonne d'éprouver les
catéchumènes avant de les baptiser. Peut-être que le jeune
de Biencourt, son unique interprète auprès des sauvages,
lui lît-il croire qu'ils savaient assez de catéchisme et qu'ils
étaient des mieux disposés ! Un fait certain, rapporté par
Lescarbot lui-même, c'est que, sur le bruit de ce qui
s'était passé le jour de leur baptême, d'autres sauvages
demandèrent la même grâce et l'obtinrent. Lescarbot en
compte plus de cent 3.
Les deux missionnaires Jésuites, qui connaissaient la
brochure de Lescarbot sur la conversion des Souriquois,
1 . Ou Pentagouet. Au sud de celte rivière étaient les Abénakis ou
Abénaquis, qui avaient aussi quelques villages sur le Kénebec (Fer-
lant! , t. I, p. 65.). Le Sagamo de Pentagoet s'appelait Bessabès.
2. Kénebec ou Kinibequi, Kinibéki et Quinibeki. Le Sagamo
du Kénebec se nommait Sasinou, et celui de la rivière Saint-Jean,
Schourlon.
3. La Conversion des sauvages qui ont esté baptizés.... et Histoire
de la Nouvelle-France, 1. V, chap . V.
— 42 —
s'attendaient à trouver à Port-Royal une église de fervents
néophytes, suffisamment instruits des principaux dogmes
de la foi. Aussi, quelle ne fut pas leur surprise, à leur
arrivée, de ne voir de chrétien que le nom dans les nou-
veaux baptisés. Ils ne savaient pas faire le signe de la
croix ; ils n'avaient pas la moindre idée de Jésus-Christ,
de l'Eglise, du symbole, des commandements de Dieu, de
la prière, des sacrements. Ils ignoraient, en recevant le
baptême, les obligations qu'entraîne, ce sacrement1. « Si
nous leur demandons, dit le P. Biard : êtes-vous chrétiens?
même les plus habiles répondent ordinairement qu'ils
ignorent de quoi on leur parle. Si on change la question et
qu'on leur dise : êtes-vous baptisés? Ils disent que oui et
qu'ils sont déjà presque Normands. C'est le nom qu'ils
donnent généralement à tous les Français. Dans tout le
reste, ces chrétiens ne diffèrent en rien des payens :
mêmes mœurs, mêmes habitudes, même genre de vie,
mêmes danses, mêmes chants et mêmes sortilèges. On leur
a enseigné quelque chose sur l'unité de Dieu et la récom-
pense des gens de bien ; mais ils déclarent que c'est ce
qu'ils ont toujours entendu dire et ce qu'ils ont toujours
cru2. »
Ces néophytes ne venaient à la chapelle que par curio-
sité, ou pour tenir compagnie aux Normands, disaient-ils3.
1 . Lettre du P. Biard au R. P. Christophe Baltazar, Provincial de
France à Paris, juin 4611. (P. Carayon, Documents inédits , XII,
pp. 25 et suiv.) ; — autre lettre du même au même, 31 janvier 1612
(Ibid., p. 47); — Lettre du même au R. P. Claude Aquaviva, Port-
Royal, 31 janvier 1612 (Ibid., p. 94, traduction du latin). Cette der-
nière lettre en latin se trouve dans les Annuae litterse S. J., année
1611.
2. Annuse litterse S. J., a. 1611, p. 135; — Traduction de cette
lettre dans les Documents inédits, XII, pp. 94 et 95. — Voir aussi les
Documents inédits, XII, pp. 25 et suiv.
3. Ibid.
— 43 —
Dans ses instructions, Biencourt avait passé sous silence-
les devoirs du chrétien ; il avait particulièrement ménagé
les préjugés des sauvages sur les unions multiples *, Le
P. Biard demandait un jour au Sagamodela rivière Saint-
Jean, sauvage baptisé, combien il avait de femmes. Huit,
répond-il ; et il en compte sept, là présentes, avec autant
de gloire et de satisfaction que s'il se fût agi de sept
enfants légitimes. Un Souriquois était à la recherche de
plusieurs femmes ; il en parle au Père comme de la chose
la plus naturelle du monde. « Mais tu es chrétien, lui dit
le missionnaire ; ce que tu fais là est défendu ; tu ne peux
avoir qu'une femme 2. » — « C'est bon pour vous autres-
Normands, » réplique le sauvage3.
Membertou était certainement de tous les Micmacs le
plus instruit dans les choses de la Foi ; peut-être même
fut-il le seul auquel Dieu fit entrevoir, bien que de loin
et à travers un nuage épais, un faible rayon de la beauté
et de la grandeur du christianisme. Et cependant quelle
ignorance dans ce chrétien des vérités les plus élémentaires,
du Credo ! Un jour que le P. Biard lui apprenait l'oraison
dominicale, le vieillard l'interrompt à ces paroles :
Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. « Si
je ne demande que mon pain, dit-il, je n'aurai ni poisson
ni orignac4. » Ame droite, il désirait vivement connaître
4. Lettre du P. Biard au R. P. Baltazar, 10 juin 1611 (Documents
inédite, XII, pp. 26 et suiv.).
Lescarbot prétend que la polygamie n'a point été abolie dans la
loi éyangélique. Il félicite donc M. de Poutrincourt de sa grande tolé-
rance sur ce point et blâme les Jésuites d'avoir insisté sur l'unité du
mariage chrétien. Pauvres Jésuites! s'ils se montrent faciles, on les
accuse de morale relâchée ; s'ils prêchent la loi, on leur reproche
de n'être pas assez conciliants.
2. Lettre du P. Biard au R. P. Baltazar, 10 juin 1611 (Documents
inédits, XII, pp. 25 et 26).
3. Ihid., pp. 26 et 27.
4. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XVI, p. 33.
44
la religion qu'il avait embrassée. « Apprends vite notre
langue, répétait-il souvent au P. Biard; quand tu la
sauras, tu pourras m'instruire, et je me ferai prêcheur
comme toi. » Jamais, même avant le baptême, — exemple
inouï parmi les Sagamos, — il n'avait eu plus d'une
femme vivante ; en dehors de là, il se livrait à tous les
vices, il professait toutes les croyances, il pratiquait
toutes les cérémonies des indigènes, mêmes celles qui sont
condamnées par l'Eglise1.
C'est en ce triste état que les Jésuites trouvèrent la
chrétienté naissante de Port-Royal. Tout était à faire ou à
refaire : il fallait recommencer l'instruction des néophytes
par la base. Quant aux payens, les missionnaires se pro-
mirent bien de ne jamais baptiser d'adultes en santé avant
de les avoir instruits et éprouvés 2.
Mais comment les instruire? Comment apprendre aux
payens les dogmes et les devoirs de la religion chrétienne?
Comment les enseigner à ceux que l'eau baptismale avait
régénérés? Les deux Pères ignoraient la langue du pays, et
ils n'avaient aucun interprète capable d'expliquer le symbole
et les commandements, ni de les mettre par écrit. Quelques
colons savaient assez de souriquois pour trafiquer avec les
sauvages ; là se bornait leur savoir. Biencourt, peut-être le
plus habile de tous, se sentait, suivant la pittoresque exprès"
sion du P. Biard, le mesme que Moyse, le gosier tary et la
langue nouée, quand il voulait s'exprimer sur les sujets
religieux. Là estait pour luy le saut, la le cap-non^. Il
1. Lettres du P. Biard, passim, dans les Documents inédits, XII.
2. Relation de la Nouvelle-Finance, par le P. Biard, ch. X. — Ce
chapitre est intitulé : « De la nécessité qu'il y a de bien catéchiser
ces peuples avant de les baptiser. »
3. Relation du P. Biard, ch. XV. — Dans sa lettre du 31 janvier
1612 au R. P. Provincial {Documents inédits, XII, p. 47), le P. Biard
— 45 —
éprouvait le même embarras dans toutes les questions con-
cernant la magistrature, la police, l'administration, les
sciences et les arts, l'éducation, les usages et les relations
des peuples civilisés1. Cet embarras s'explique. Les Souri-
quois, dont la science n'allait pas au delà de ce qui se peut
toucher ou monstrer à Vœil 2, avaient bien des termes pour
exprimer les choses sensibles et matérielles ; mais vivant
en dehors de toute forme et de toute pratique de religion,
dans l'ignorance absolue de toute organisation sociale et de
toute civilisation, étrangers au monde des intelligences et
des esprits, aux régions de l'idéal, de l'infini, du surnaturel
et du divin, les paroles propres à tout cela leur manquaient^.
Biencourt trouvait donc un grand vide dans la langue
souriquoise ; il ne chercha pas à le combler, puisqu'il n'y
avait pour lui aucune nécessité à le faire.
Les missionnaires ne pouvaient pas, ils ne devaient pas
se contenter de ce minimum de connaissance, étant venus
au Canada pour travailler au salut des âmes, et le succès
de leur généreuse entreprise reposant en grande partie sur
l'enseignement oral. Cet enseignement demandait au préa-
lable la création d'une langue nouvelle, la formation de
mots exprimant une foule de choses, dont les sauvages
n'avaient pas la moindre idée, dans l'ordre psychologique,
intellectuel, moral et religieux. Les Pères se mirent résolu-
ment à l'étude, comme de laborieux écoliers. « On ne sau-
rait croire, dit l'un d'eux, les grandes difficultés que nous
dit encore : « Aussitôt qu'on vient à traitter de Dieu, M. de Bien-
court se sent le même que Moïse, l'esprit estonné, le gosier tary et
la langue nouée. »
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XV. — Lettre du P. Biard du
31 janvier 1612 (Documents inédits, p. 47).
2. Relation de la Nouvelle-Finance, ch. XV.
3. Ibid., ch. XV. —Lettre du P. Biard du 31 janvier 1612, pp. 47
et suiv.
— 46 —
y rencontrâmes. Ce n'est pas une petite chose, en effet, de
tirer des sauvages les mots mêmes qu'ils ont1. »
Ils suivirent tous deux une méthode différente.
Le P. Massé, pour se former plus vite et mieux, va vivre
avec les sauvages, sous leur tente, au milieu des bois,
dans la famille de Louis Membertou, fils aîné du vieux
Sagamo.
« Le noviciat fut dur et de fort essai, dit le P. Biard; car
cette vie est sans ordre et sans ordinaire, sans pain, sans
sel, et souvent avec rien; toujours en courses et change-
ments, au vent, à l'air et mauvais temps ; pour toict, une
méchante cabane ; pour reposoir, la terre ; pour repos, les
chants et les cris odieux; pour remèdes, la faim et le tra-
vail2.»
Les premiers temps, tout alla bien. Mais l'exécrable
chère, l'intolérable fumée des cabanes, les cris assourdis-
sants des femmes et des enfants, l'application constante à
l'étude de la langue, les labeurs du ministère apostolique
finirent par altérer la vigoureuse constitution du P. Massé.
Il dépérit à vue d'œil, et ne fut bientôt plus qu'un squelette.
Louis Membertou semblait dans une inquiétude mortelle.
« Ecoute, Père, lui dit-il un jour, tu t'en vas mourir, je le
vois ; écris donc à Biencourt et à ton frère que tu es mort de
maladie et que nous ne t'avons pas tué. » — « Je m'en
garderai bien, réplique le P. Massé, qui devine la ruse.
Après l'avoir écrite, tu serais capable de me tuer, puis
d'aller présenter ma lettre comme témoignage de ton inno-
cence. » — « Eh! bien, reprend le fin sauvage en souriant,
prie Jésus de ne pas mourir, afin qu'on ne m'accuse pas de
t'avoir tué. » — « C'est ce que je fais, dit le P. Massé ; n'aie
pas peur, je ne mourrai pas3. »
\ . Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XV.
2. Ibid., ch. XXI.
3. Ibid., ch. XXI.
— 47 —
Il reprit, en effet, après plusieurs mois d'absence, la
route de Port-Royal, exténué, plus mort que vif, heureux
d'avoir beaucoup paty pour le nom de J.-C, et d'avoir mis
au Paradis quelques âmes d'enfants et d'adultes1.
Le P. Biard était demeuré à Port-Royal et avait pris à
son service un jeune sauvage intelligent, pour étudier avec
lui la langue souriquoise. « Il le nourrissait de ce qu'il
avait pu espargner de son ordinaire, et mesme le servait,
parce que les sauvages, ou de paresse, ou plutôt de hauteur
de courage, ne se daigneraient faire aucun service, comme
d'aller à l'eau, au bois, à la cuisine, d'autant que, disent-ils,
cela appartient aux femmes2. »
Le P. Biard se fît son élève. Assis, le papier et la plume
à la main, le naturel accroupi devant lui, il l'accablait de
questions, auxquelles l'inculte interlocuteur ne savait sou-
vent que répondre ou qu'il feignait de ne pas comprendre.
Le Souriquois n'est pas patient ; aussi le maître se fâchait-il
quelquefois, il plantait même là son écolier, quand on vou-
lait le retenir trop longtemps. Pour le garder en place et le
faire patienter, le missionnaire mettait devant lui le plat
remply et la serviette dessous, car à tel trépier se rendent les
bons oracles : hors de là et Apollon et Mercure défaillent
aux sauvages*. « Et encore le beau estait qu'après s'estre
rompu le cerveau à force de demandes et de recherches, et
s'être pensé d'avoir rencontré la pierre philosophale, le
P. Biard trouvait après qu'il avait pris le phantôme pour le
corps et l'ombre pour le solide4. »
Lorsqu'il demandait des mots indiens équivalant à ceux
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXI.
■2. Ibid., ch. XXI.
3. Ibid., ch. XV.
4. Ibid., ch. XV.
— 48 —
de Foi, Espérance, Grâce, Sacrement, Mystère, Vertu,
Péché, le rusé Souriquois, ou incapable de le satisfaire, ou
poussé par le démon, y suppléait parfois par des expressions
grotesques ou des mots malsonnants. Il apprenait au mis-
sionnaire des paroles déshonnêtes, que celui-ci allait ensuite
preschottant innocemment pour belles sentences de Vévan-
gile{.
Ce manège dura quelques semaines. L'écolier n'ayant
plus de quoi nourrir le maître, fut obligé de le congédier-.
Dépourvus de maîtres, d'interprètes et de livres, les
PP. Biard et Massé ne se découragèrent pas. A force de
persévérance et d'énergie, ils purent se faire une langue
ecclésiastique, accessible à l'intelligence des sauvages, qui
ne voyaient et ne comprenaient rien au delà du sensible ;
ils composèrent aussi, vers la fin de 1612, un petit caté-
chisme en sauvageois3.
A cette époque, leur ministère n'était pas resté totalement
infructueux : ils avaient baptisé dix-sept enfants et quelques
adultes en danger de mort4. C'était peu, mais les prémices
de l'apostolat sont toujours pour le missionnaire la plus
douce des consolations, une espérance fortifiante. Puis, ils
avaient conquis le respect et la confiance des sauvages, à
force de dévouement, de patience et d'amabilité : les natures
les plus rebelles finissent toujours par subir le charme de
ces vertus sympathiques. « La confiance et la privauté que
les Souriquois ont en nous est déjà si grande, écrivait le
P. Biard, que nous vivons entre eux avec moins de crainte
que nous ferions dans Paris. Car, dans Paris, nous n'ose-
rions dormir que la porte bien verrouillée ; là, nous ne la
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XV.
2. Ibid., ch. XXI.
3. Ibid., ch. XXXIV.
4. Ibid., ch. XXXIV.
— 49 —
fermons que contre le vent, et si n'en dormons pas pour
cela moins asseurez. Au commencement, ils nous fuyoyent
et craignoy ent ; ores ils nous désirent 1 . »
Ce désir et ce respect s'accrurent bientôt d'un grand sen-
timent d'admiration pour les deux prêtres européens. Plu-
sieurs guérisons merveilleuses obtenues par les prières du
P. Biard2 les firent passer, aux yeux des sauvages, pour
des êtres privilégiés, des favoris et des envoyés d'une puis-
sance supérieure aux hommes, même aux mauvais génies de
la nation souriquoise3.
Suffisamment maîtres de la langue indigène, estimés et
respectés des Indiens, les deux missionnaires allaient enfin
travailler efficacement à la conversion de ce peuple ; ils s'en
réjouissaient. L'homme propose et Dieu dispose ; c'est le cas
de redire cette parole si vraie. Les événements que nous
allons raconter renversèrent tous leurs projets et leurs
espérances. Pour bien comprendre ce qui va suivre, il
importe de reprendre les choses de plus haut.
4. Relation de la Nouvelle-France, parle P. Biard, ch. XXXIV.
2. Annuœ litterse S. J., an. 1612 : « Patri Biardo die quodam affertur
nuncius ab aegrota et animam agente muliere, quœ ipsum videre
atque alloqui valdè cuperet, ad sanctse Marias sinum... Pater cate-
chesi necessaria instruit, adhibitisque pro re nata precibus, cruce ad
pectus appensa munit : Postridie mulier bene sana e foco exilit »
(p. 603). — « Pater in ora Pentagoetia versabatur... Ibi tertium jam
mensem seger decumbebat, cujus salus erat conclamata, quem barbari
visendum Patri obtulerunt... Cui post preces et brevia fidei docu-
menta, cum Pater crucem ssepius exosculandam porrexisset, eique
de colle- pensilem reliquisset, frequentibus barbaris audientibus, ab
eo ad navem rediit. Postera vero die, ille œger adiit ad Biardum,
ingentique gaudio suam ei sanitatem testatus est » (p. 603).
Voir aussi la Relation de la Nouvelle-France, ch. XXXV.
3. Annuse litterœ, an. 1612 : « Hœc et hujusmodi alia in barbarorum
oculis, summa ipsorum admiratione, nec minore fructu gesta »
(p. 605). — Voir la Relation de la Nouvelle-France, ch. XXXV.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 8
— 50 —
Le baron de Poutrincourt s'était embarqué pour la France
vers la mi-juillet de 1611, deux mois après l'arrivée des.
Jésuites, ne laissant à Port-Royal que vingt-deux personnes,
y compris les missionnaires et son fils, Charles de Bien-
court, auquel il confia le gouvernement de la colonie *.
Biencourt ne manquait ni de courage, ni d'énergie, ni
d'audace ; mais, à peine âgé de vingt ans, il n'avait ni la
souplesse, ni l'habileté, ni l'expérience nécessaires à la direc-
tion et au maniement des hommes. Une fois au pouvoir,
sans aucune préparation à jouer le premier rôle, il s'imagina
qu'il pouvait se passer de tout conseil, que ses volontés,
devaient tenir lieu de tout ; il ne sut pas ou ne voulut pas.
marcher sur les traces de son père, le baron de Poutrincourt,
homme sage, modéré, sachant se contenir et dissimuler au
besoin ses plus fortes aversions.
Il partageait les préjugés d'une bonne partie de la
noblesse de son temps contre la Compagnie de Jésus ; et,
en particulier, il goûtait peu les PP. Biard et Massé, ses
associés, parce que le traité du 20 janvier les constituait
dans une certaine mesure ses créanciers2; son amour-propre
de gentilhomme en souffrait, et il craignait, en outre,
quoique bien à tort, que la considération de leurs intérêts
n'amenât ces religieux à se mêler de la conduite du gou-
verneur de Port-Royal. Il faut encore avouer que les calvi-
nistes Dieppois avaient déposé dans son cœur le levain de
leurs antipathies contre les deux missionnaires. Il redoutait
leur influence, il avait peur de leur contrôle, il n'aimait
pas leur ordre3.
1. Relation de la Nouvelle-France, parle P. Biard, ch. XV.
2. Contrat passé devant Levasseur, notaire à Dieppe, le 20 jan-
vier 1614, par lequel Mme de Guercheville constitue les PP. Biard et
Massé associés des Poutrincourt.
3. Une Colonie féodale en Amérique, par Rameau de Saint-Père,,
t. I, p. 52.
— 51 —
Les Jésuites s'aperçurent vite de ses sentiments de
défiance et d'antipathie; et, dans le trajet de Dieppe à Port-
Royal sur la Grâce-de-Dieu, ils agirent de manière à faire
disparaître, si cela eût été possible, ses craintes peu fondées
et ses préventions ; « ils ne se mêlèrent en route d'aucun
gouvernement, ny ne firent aucun semblant d'avoir point
de droict ou puissance sur le navire... Leur conversation
estait telle que le capitaine Jean d'Aulne et le pilote David
de Bruges, tous deux de la prétendue, en rendirent témoi-
gnage avec grande approbation au sieur de Poutrincourtr
et déposèrent souvent depuis, dans Dieppe et autre part,
qu'ils avaient connu lors les Jésuites pour tout autres qu'on
ne les leur avait figurés auparavant, savoir est, pour gens
honnêtes, courtois, et de bonne convention et conscience1. »
Pour n'être à charge à personne, ils ne voulurent avoir r
comme on la vu, « aucun serviteur en tout ce voyage,
sinon leurs propres pieds et bras; s'il fallait laver leur
linge, si netoyer leurs habits, si les rapiécer, si pourvoir à
aultres nécessités, ils avayent privilège de le faire eux-
mêmes aussi bien que le moindre2 ». *
A Port-Royal, leurs relations avec le baron de Poutrin-
court furent toujours des plus faciles et des plus aimables 3.
Ce n'est qu'après son départ pour la France que les diffi-
cultés commencèrent et s'accentuèrent peu à j)eu entre son
fils et les Jésuites.
Impétueux et impressionnable comme on l'est à vingt
ans, Biencourt se laissa dominer par cette ardeur juvé-
nile, qui se résout malaisément à user d'égards et de
1. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XIII. —
Voyages de Champlain, 1. III, ch. I; — Lilterœ annuœ S. J.,
an. 1612.
"2. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XIII.
3. Ibid., ch. XIV.
— 52 —
ménagements1. Elevé dans des principes de foi, bien que
dépourvu d'instruction religieuse 2, il se figura que le pou-
voir tenait lieu de savoir, et que sa situation l'autorisait à
intervenir dans les questions de théologie, absolument en
dehors de sa compétence ; ainsi qu'on devait le prévoir de
cette nature, douée sans doute de belles qualités, mais
autoritaire et peu conciliante, il prétendit n'avoir dans les
deux Jésuites que des ouvriers dociles entre ses mains. En
cela, il se trompait étrangement : il ne trouva en eux
que des hommes de conscience et de dévouement. Il
voulut leur imposer les règles suivies par l'abbé Fléché
dans l'administration du baptême aux adultes ; ceux-ci
refusèrent de s'y soumettre, disant qu'elles étaient contraires
aux saints Canons de l'Eglise et aux devoirs de leur minis-
tère sacré. Par la même raison, ils ne tolérèrent ni la poly-
gamie, ni les pratiques superstitieuses des sauvages, ni
l'inhumation des chrétiens en dehors du cimetière catho-
lique3.
Sur ce dernier point, une discussion s'éleva entre le gou-
verneur de Port-Royal et le P. Biard, à l'occasion de la
mort du vieux chef Membertou. Membertou ne connaissait
ni les dogmes révélés, ni les devoirs du chrétien ; tous ses
instincts supérieurs le portaient cependant vers le catholi-
cisme, qu'il avait le premier de sa nation embrassé. Les
solennités religieuses lui plaisaient, il admirait l'apostolat,
il aimait les deux missionnaires, et, sans bien se rendre
compte de ses attraits et de ses préférences, il voyait dans
la religion chrétienne je ne sais quelle force secrète qui
1. Une Colonie féodale en Amérique, par Rameau de Saint-Père,
t. I, p. 52.
2. Ibid.
3. Histoire de VAcadie Française, p. 72; — Relation de la Nouvelle-
France, par le P. Biard, ch. X.
— 53 —
l'attirait, quel charme puissant dont il avait peine à se
défendre. Quand il sentit sa vie lui échapper, il exprima le
désir d'être transporté à Port-Royal, dans la cabane des
Pères. On le coucha sur le lit du P. Massé, et les Jésuites
le soignèrent comme un Père, nuit et jour l.
Depuis son baptême, il n'avait reçu ni le sacrement de
Pénitence, ni l'Eucharistie. On l'instruisit, le mieux possible,
des vérités nécessaires au salut, on le réconcilia avec Dieu,
et on lui administra l'Extrême-Onction. Le mourant écou-
tait et obéissait. Il ne songea même pas à entourer sa der-
nière heure des usages sacrés et des cérémonies supersti-
tieuses des sauvages. Harangue, tabagie, immolation des
chiens, danses et chants, rien de tout cela dans la cabane
du mourant : aucun Sagamo n'était ainsi parti de ce monde,
de mémoire de sauvage.
Une seule chose lui tenait au cœur. « Je veux, dit-il au
P. Biard la veille de sa mort, je veux être enterré dans le
tombeau de mes pères, et j'ai donné des ordres pour cela. »
— « Ce n'est pas possible, répond le Père; vos ancêtres
étaient tous payens; il n'est pas permis à un chrétien de
se faire enterrer avec des damnés. Il y aurait là un sujet de
scandale pour les sauvages : en apprenant que le grand
Sagamo n'a pas voulu se faire enterrer avec nous, ils en
concluraient qu'il n'était chrétien que de nom. Il y aurait
aussi dans ce fait un mépris évident de la sépulture chré-
tienne. » Membertou ne se rend pas. « J'ai donné cet
ordre, dit-il, avant de me faire chrétien. Mes enfants et
les gens de ma tribu ne mettraient plus les pieds à
Port-Royal, si je me faisais enterrer ici; on bénira ma
tombe. » — « Cela ne peut se faire, » réplique le P. Biard.
— « Mais cela s'est déjà fait, » reprend le mourant; il
1. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XVI.
— 54 —
cite des exemples. B ien court, qui assistait à l'entretien,
prend fait et cause pour lui, ajoutant qu'on lui avait promis,
avant sa conversion, de l'enterrer dans le tombeau de ses
ancêtres. Dans l'état où se trouvait le malade, le P. Biard
préfère ne pas insister. « L'affaire est plus importante que
vous ne pensez, dit-il au gouverneur; et par conséquent,
l'enterrement se fera sans moi. » Il se retire, profondément
désolé, mais déterminé, dans l'intérêt de la religion, à ne
pas céder sur ce point.
Que se passa-t-il dans l'âme du mourant, en face de
l'éternité? Reçut-il une grâce spéciale, une illumination à
l'heure suprême?
Le lendemain de leur conversation, il fait appeler à
la première heure le P. Biard. « Père, lui dit-il, mon parti
est pris; je veux être enterré dans le cimetière des chré-
tiens, afin de témoigner à tous ma foi et de participer aux
prières de l'Eglise pour les morts. » Puis, se tournant vers
les membres de sa famille présents : « Vous, mes enfants,
ajoute-t-il, vous ne vous éloignerez pas pour cela de ce
lieu ; vous ne l'en aimerez que plus, et vous viendrez sou-
vent y prier pour moi. Je vous recommande de vivre tou-
jours en paix avec les Français. »
Quelques instants après, il expirait dans les plus fermes
sentiments de foi, le 18 septembre 1611 *.
La fermeté apostolique du P. Biard dans cette circon-
stance blessa le jeune gouverneur, qui eut le bon esprit de
dissimuler alors son mécontentement, mais ne sut pas
oublier. D'autres dissentiments moins graves vinrent
encore raviver la blessure faite à son amour-propre. Il faut
1 . Voir, pour tout ce qui précède : Relation de la Nouvelle-France,
ch. XVI. — Annuœ litterœ S. J., an. 1611 et 1612. — Cours d'Histoire
du Canada par l'abbé Ferland, t. I, ch. V; — Histoire de VAcadie
Française, pp. 76 et 77.
— 55 —
reconnaître cependant, contrairement aux assertions de
plusieurs historiens, que ses rapports avec les mission-
naires ne commencèrent à devenir très pénibles, intolé-
rables même, qu'à partir de la fin de janvier 1 612 1 ; voici
à quelle occasion.
Poutrincourt, qui ne pouvait retirer de ses trois sources
de revenus en Acadie, l'agriculture, la pêche et la traite, de
quoi nourrir et payer ses colons, avait été, comme nous
l'avons dit, s'approvisionner en France. Là, se trouvant,
faute de ressources, dans l'impossibilité de se procurer les
provisions nécessaires, il frappa à la porte de ses amis et
des marchands. Les amis restèrent sourds. Thomas Robin
était à court d'argent, et les négociants de Dieppe et du
Havre, gens avisés, n'ayant rien à gagner, ayant plutôt
tout à perdre d'une association avec le lieutenant du Roi en
Acadie, refusèrent leur concours. Force fut donc à celui-ci
de faire appel au bon cœur de la marquise de Guercheville,
à son zèle pour la conversion des sauvages 2.
Il la vit et s'entendit avec elle. Elle consentit « à don-
ner mille écus pour la cargaison d'un navire, et moyen-
nant ce elle entrerait en partage, et des profits que ledit
navire apporterait du pays, et des terres que Sa Majesté
avait accordées au sieur de Poutrincourt^. »
Poutrincourt accepta volontiers qu'une part des pro-
fits, proportionnelle à l'apport, fût attribuée à la marquise;
mais il refusa de céder la plus petite parcelle de sa seigneu-
rie de Port-Royal, et des autres terres, caps et provinces
de l'Acadie, qu'il prétendait lui appartenir entièrement4.
1 . Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard ; — Litterse annua?
S. J., an. 1612.
2. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XIX.
3. Ibid., ch. XIX.
4. Ibid.
— 56 —
Par malheur pour lui, il avait affaire à forte partie.
Mme de Guercheville lui demanda de produire ses
titres de propriété. Il s'excusa en disant qu'il les avait
laissés à Port-Royal1. La réponse était louche. La marquise
interrogea de Monts, qui lui apprit que la donation à luy
faicte de l ancienne Norimbergue par feu Henry le Grand
n'avait jamais été révoquée, qu'il avait seulement perdu le
droit exclusif de commerce au Canada. « Voulez-vous me
rétrocéder tous vos droits, actions et prétentions sur
l'Acadie? » reprit la marquise2. De Monts n'avait que faire
de ce vaste territoire sans revenus; il en fit la cession3, et
cette cession, confirmée par lettres patentes de Louis XIII,
mit Mme de Guercheville en possession de toutes les
terres de l'Acadie depuis la Floride jusqu'au fleuve
Saint-Laurent, à l'exception de la seigneurie de Port-
Royal4.
Poutrincourt, en jouant au plus fin, n'avait pas prévu ce
résultat. La généreuse marquise n'abusa pas cependant de
ses avantages. Elle avait promis au baron mille écus ; elle
ne retira pas sa promesse, bien que les conditions du con-
trat fussent singulièrement modifiées, mais, craignant que
son argent ne fît naufrage avant de monter sur merl\ elle
confia ses intérêts au Frère Gilbert du Thet, coadjuteur
temporel de la Compagnie de Jésus. Les intérêts étaient en
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XIX.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., ch. XIX. — Voyages du sieur de Chainplain, 1. III, ch. I.
— Les amateurs d'inventions contre les Jésuites trouveront de quoi
satisfaire sur ce point leur curiosité dans Marc Lescarbot, dans VHis-
toire du Canada par Garneau (t. I, pp. 46-48), et enfin dans YHistoire
du Canada d'E. Réveillaud {pp. 48-50). — Nous n'avons cependant
pas l'intention de comparer YHistoire de M. Réveillaud à celle de
Garneau, cette dernière ayant un réel mérite.
5. Relation de la Nouvelle-France, ch. XIX.
— 57 —
bonnes mains, ce qui n'empêcha pas Poutrincourt, raconte
Samuel de Champlain, de faire tant avec les Pères Jésuites,
que de ces mille escus il en tira quatre cents *.
Le baron nolise aussitôt un navire, dont le capitaine
s'appelait Nicolas Labbé, et, forcé de rester en France, il
charge de l'administration de ses affaires un certain Simon
Imbert, son serviteur, ancien tavernier à Paris, qui allait
chercher dans les bois de la Nouvelle-France de quoi payer
ses créanciers2.
Le 23 janvier 1612, le navire arrive à Port-Royal.
Grande réjouissance ce jour-là dans la colonie, car, depuis
la fin de novembre, on avait réduit tout le monde, sans en
excepter les Jésuites, à la portion congrue : par tête, pour
toute la semaine, onze onces de pain, une demi-livre de
lard, trois écuelles de pois ou de fèves et une de pru-
neaux3.
Toute fête a son lendemain.
L'ex-tavernier était un serviteur infidèle : à Dieppe, il
avait détourné à son profit une partie de la cargaison ; à
Port-Royal, il n'avait pas rendu exactement ses comptes4.
Le F. du Thet, qui avait tout remarqué, dénonça le cou-
pable au Gouverneur en présence du P. Biard, et demanda
une enquête5. L'enquête n'eut pas lieu, mais le gouverneur
vit en particulier l'agent de son père 6.
1. Voyages du sieur de Champlain, 1. III, ch. I. — Voir aussi le
ch. XIX de la Relation de la Nouvelle-France. « Gilbert du Thet, dit
le P. Biard, fut trop à la bonne foy, car à la réquisition du sieur de
Poutrincourt, il s'en laissa tirer quatre cents escus sans autre cau-
tion que d'en retirer une cédule. »
2. Relation de la Nouvelle-France, ch. XIX. — Champlain, 1. III,
ch. I, appelle l'homme d'affaires du baron de Poutrincourt, Simon
Imbert Sandrier.
3. Relation de la Nouvelle-France,, ch. XVIII.
4. Ibid., ch. XX.
5. Ibid., ch. XX ; — M. Moreau, p. 83.
6. Relation de la Nouvelle-France, ch. XX.
58
Que se passa-t-il entre eux? Quelles preuves donna
Simon de son innocence et de la prétendue culpabilité des
Jésuites? Tout ce qu'on peut dire, c'est que l'habile homme
retourna comme un gant le jeune gouverneur. Celui-ci sor-
tit de l'entretien dans un état de grande irritation contre
les Jésuites, convaincu que le F. du Thet avait fait une
fausse déposition, et que les PP. Biard et Massé avaient
fait entrer Mme de Guercheville dans la société du
baron de Poutrincourt et de Thomas Robin, afin de chas-
ser les Poutrincourt de Port-Royal et de toute la Nouvelle-
France1.
Ces religieux n'étaient point aises de se voir loger en si
joly prédicament2. Par deux fois, en présence de Biencourt
et de toute la colonie , ils convainquirent Imbert de
mensonge, et ils le pressèrent tellement qu'il fut contraint
d'avouer qu'il était ivre quand il les avait accusés3.
Ici se place une anecdote, racontée par Lescarbot, et à
laquelle les historiens sérieux ne daignent pas faire allu-
sion. Les Jésuites auraient répondu aux emportements et
aux violences du gouverneur par une sentence d'excom-
munication, et pendant plus de trois mois, ils se
seraient abstenus de tout exercice public de religion. Deux
prêtres qui excommunient le gouverneur de Port-Royal ! La
chose est assez invraisemblable4. Voici qui l'est davantage.
1. Relation de la Nouvelle France, ch. XX.
2. Ibid.
3. Relation de la Nouvelle-France, ch. XX. — Voyages du sieur
S. de Champlain, 1. III, ch. I : « Imbert à tort et sans cause accusait
les Pères, lesquels, néanmoins, le contraignirent de confesser qu'il
estait gaillard quand il parla audit sieur de Biencourt. »
Le P. Biard, dans les Annuœ litterœ de 1612, raconte tout ce qui
s'est passé en cette circonstance, d'une façon très nette et très pré-
cise.
4. Histoire de la Nouvelle-France, édit. de 1618.
— 59 —
Un certain Récollet, Sixte Le Tac — on trouve toujours
dans les meilleures communautés un enfant terrible, un
religieux mal équilibré, — un Récollet a cru devoir repro-
duire l'anecdote avec commentaire, dans son Histoire chro-
nologique de la Nouvelle-France. L'auteur n'osa pas signer
ce pamphlet, composé en 1689 contre les Pères de la
Compagnie de Jésus au Canada. Il le mit sur le compte
d'un officier faisant profession des affaires de guerre et
parlant en témoin désintéressé des querelles des Jésuites et
des Récollets. Ainsi couvert du voile de l'anonyme, il eût
bien voulu livrer au public ses petites méchancetés ; ses
supérieurs s'y opposèrent. Le ^manuscrit resta longtemps
enfoui dans les archives du couvent de Saint-Germain-en-
Laye. Il dormait là paisiblement, lorque la Révolution
française vint le réveiller et le transporter, avec tous les
papiers des Récollets, aux archives du département de
Seine-et-Oise, à Versailles. Habent sua fata lihellil C'est
dans ce dernier séjour de paix que, cent ans plus tard,
Eugène Réveillaud exhumait de sa poussière ce manuscrit,
qu'il appelle un ouvrage déjà vieux de deux siècles, et il le
faisait imprimer à trois cents exemplaires, avec un luxe
inoui, pour lui donner sans doute une valeur qu'il n'a pas
en réalité1.
Sixte Le Tac écrit donc dans son Histoire chronolo-
gique : « Le F. du Thet, prenant hautement les intérêts
de ses confrères, excommunia le sieur de Biencourt, comman-
dant dans la Cadie, et interdit la communion à tout le
reste des Français qui le reconnaissaient2. » Le F. du Thet
1 . Voir la préface de la lre édition de V Histoire chronologique de la.
Nouvelle-France ou Canada, par le Père Sixte Le Tac, Recollect,
publiée par Eugène Réveillaud. Paris, 1888.
2. Histoire chronologique, ch. VIII, p. 84. Ce chapitre reproduit
une partie des racontars et des calomnies qui se trouvent dans YHis~
toire de la Nouvelle-France, de Lescarbot, contre les Jésuites.
— 60 —
n'était pas prêtre. Un laïque qui se permet d'excommunier,
qui interdit la communion, cela ne s'était pas encore vu.
Le Tac renchérit sur Lescarbot.
Un fait certain, autrement sérieux que l'anecdote de Les-
carbot, c'est la rupture définitive, à partir de cette époque,
entre Biencourt et les Jésuites. L'harmonie apparente
avait duré sept mois *. La nouvelle de la cession à la mar-
quise de Guercheville de tous les droits de de Monts sur
l'Acadie augmenta encore l'irritation du Gouverneur. Il y
vit, cela devait être, la main des Jésuites. Ceux-ci eurent
beau s'en défendre, il les regarda toujours comme les
auteurs ou les instigateurs de ce nouveau contrat2.
Cette situation aiguë ne pouvait manquer de nuire à
l'action religieuse des missionnaires. Il importait donc,
dans l'intérêt général, de la faire cesser, ou d'en diminuer
l'acuité. Les Jésuites prirent les devants, et un replâtrage
quelconque eut lieu le lendemain de la Saint- Jean-Baptiste,
le 25 juin 1612 3. La colonie reprit ainsi un calme relatif,
et l'on arriva sans encombre au mois de novembre. L'hiver
s'annonçait rude : le commerce avec les sauvages était en
souffrance, il ne restait plus de vivres à Port-Royal, rien
ne venait de France. L'inquiétude se trahissait sur tous les
visages.
1. Le P. Biard, dans ses deux lettres du 31 janvier, écrites l'une
au R. P. Général, l'autre au R. P. Provincial, se contente d'annoncer
l'arrivée à Port-Royal du F. du Thet, les deux lettres étant déjà
faites. Il ajoute, en effet, en post-scriptum : « Cependant que j'es-
crivais ces lettres, le navire que l'on a envoyé pour notre secours
est, Dieu merci, arrivé sain et sauf, et dans iceluy nostre Frère Gil-
bert du Thet. » (Lettre au R. P. Provincial, imprimée par le
P. Carayon, document XII, p. 44.)
2. Annuse litterœ S. J., an. 1612.
3. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXI. — Litterœ annuse S. J.,
an. 1612.
— 61 —
Les missionnaires, avaient reçu, au mois de janvier,
pour leur usage particulier, quatorze barils de froment,
encore intacts1. La charité leur dicta le devoir à remplir:
ils en donnèrent douze au gouverneur, tout en prévoyant
que les deux autres leur suffiraient à peine pour deux mois2.
Mais ils avaient leurs bras comme dernière ressource, et,
pour ne pas être surpris par la faim, ils prirent leurs pré-
cautions.
Le P. Massé, homme à tout faire, disait-on, au besoin
bon scieur d'ais, bon calfeutreur et bon architecte 3, se mit
à construire une chaloupe avec l'aide de son domestique.
Il n'en restait pas une seule à Port-Royal. Assis autour
d'un grand feu, les colons le regardaient faire un peu mali-
cieusement. Bientôt, au grand étonnement des railleurs, la
gaillarde chaloupe fut dans V eau, équippée, parée*. Les Pères
allèrent à la recherche de glands, de racines et de pois-
sons, et l'hiver se passa ainsi à lutter pour la vie et à tra-
vailler pour les âmes.
Pendant ce temps, que devenait le baron de Poutrincourt ?
Port-Royal était à bout de ressources et d'expédients :
Pourquoi n'envoyait-il pas de France de nouvelles provi-
sions? Chaque jour les colons au désespoir montaient sur
la dune, et du regard cherchaient au loin sur la vaste mer
le navire qui devait ravitailler la colonie au mois d'octobre,
et le mois de février 1613 touchait à sa fin. Hélas ! le baron
subissait le contre-coup des fatales dissensions qui venaient
d'éclater, en Acadie, entre le pouvoir civil et le pouvoir
spirituel.
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXII. — Annuœ litterœ S. J.,
an. 1612.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid.
— 62 —
Le F. Gilbert du Thet avait rendu compte de son mandat
à Mmc de Guercheville. Gomme le devoir de sa charge le
lui commandait, il raconta tous les faits dont il avait été
le témoin attristé, depuis son départ de Dieppe pour Port-
Royal jusqu'à son retour à Paris, huit mois après.
Ce récit n'encouragea pas les généreuses libéralités de la
marquise. Evidemment, l'administration de la colonie ne
répondait ni à ses idées, ni à son zèle, ni à ses espérances.
Ses propres intérêts ne lui semblaient pas en sûreté entre
les mains des Poutrincourt et de leur agent, Simon ; ces
messieurs, n'ayant pas le moyen de fournir de vivres les
magasins de Port-Royal, recouraient par nécessité à la vieille
marquise; ce joug néanmoins leur était odieux, parce qu'ils
s'imaginaient que chaque don nouveau leur créait une obli-
gation nouvelle envers les Jésuites. On voyait, à leur façon
d'agir, que, le jour où ils pourraient se passer de Mme de Guer-
cheville, ce même jour ils se débarrasseraient des Jésuites.
En outre, le ministère de ces derniers, loin d'être secondé,
rencontrait de vives oppositions. Enfin, il résultait d'un
ensemble de faits que les chefs de la colonie acadienne
avaient en vue non la conversion des Indiens, mais leur
intérêt personnel, et que l'entreprise de Port-Royal n'était,
sous le masque de la religion, qu'une spéculation commer-
ciale 1 .
Ces considérations étaient de nature à faire réfléchir
Mme de Guercheville. Fallait-il soutenir plus longtemps la
colonie de Port-Royal? Devait-elle en fonder une autre,
indépendante de la première, sur les terres que de Monts
lui avait rétrocédées? Etait-il préférable de renoncer à la
conversion des sauvages de l'Acadie? Elle consulta la Reine-
1. Histoire de l'Acadie française, pp. 84 et 85. — Le F. du Thet
était parti de Port-Royal pour la France le 17 juin 1612.
— 63 —
mère, le duc de Liancourt, des personnages influents; etr
tout bien examiné, elle décida la création d'un autre établis-
sement, où l'apostolat des missionnaires pût se mouvoir et
s'épanouir en toute liberté. Une charte, signée de la Reine,
accorda par la même occasion aux Jésuites de Port-Royal
l'autorisation de quitter ce poste sans la permission du gou-
verneur, et de s'établir où bon leur semblerait1.
Cette entreprise, on ne peut le nier, était un peu osée,
un peu précipitée. Ghamplain écrit qu'elle se fit sans fonde-
ment 2. Le P. d'Orléans trouve qu'on laissait la marquise
un peu trop faire3. Quelle tempête de récriminations et de
ressentiments n'allait pas soulever cette décision contre les
Jésuites, qu'on accuserait, bien entendu, de l'avoir
provoquée! Ne dirait-on pas que la nouvelle colonie était
fondée pour entraîner la ruine de Port-Royal, et peut-être
aussi de Québec, où Ghamplain s'établissait alors pénible-
ment au prix des plus lourds sacrifices ? Les Français, engagés
dans la traite des pelleteries et la pêche des morues, ne
prêteraient-ils pas à la remuante marquise, toute puissante
à la cour, l'intention de demander à brève échéance et
d'obtenir à son profit le monopole exclusif du commerce
concédé autrefois à de Monts?
Mmo de Guercheville, femme de résolution et d'exécution,
ne recule devant aucune difficulté.
Elle prévient Poutrincourt de n'avoir plus à compter sur
elle, elle frète à Honfleur un navire4 de cent tonneaux, elle
l'approvisionne de toutes choses pour plus d'un an, elle
n'oublie ni les chevaux pour le labour, ni les chèvres pour
1. Relation de la Nouvelle-France, parle P. Biard, ch. XXIII.
2. Les voyages de la Nouvelle-France, 1. III, ch. I.
3. Lavie du P. Pierre Coton, par le P. Pierre d'Orléans, S, J. Paris,
E. Michallet, 1688, 1. III.
4. Il s'appelait La Fleur-de-Mai.
— 64 —
le laitage. La reine donne quatre tentes ou pavillons du
roi, avec quelques munitions de guerre, des armes, de la
poudre. En dehors de l'équipage, trente personnes, y
compris deux Jésuites, le P. Jacques Quentin et le F. Gil-
bert du Thet1 font partie de l'expédition. A la tête, la mar-
quise met un de ses favoris, le capitaine de La Saussaye,
homme de mérite peut-être, agronome honnête et pacifique,
mais colonisateur dépourvu de prévoyance, de sang-froid
et d'énergie. Il eût mieux fait à la tête d'une exploitation
agricole. Les chefs de l'équipage sont le capitaine Flory, le
lieutenant Lamotte et Ronferé2.
Le navire met à la voile le 12 mars 1613, et, vers la fin
de mai, il jette l'ancre à Port-Royal. Tout le monde est
absent, excepté les deux Jésuites, leur serviteur, l'apothi-
caire Hébert et un autre Français. Hébert remplaçait Bien-
court. La Saussaye lui présente les lettres de la Reine, il
embarque les deux Pères et leur domestique, et il se dirige
vers une île voisine du continent, l'île des Monts-Déserts,
située à l'entrée de la rivière de Pentagoet3. Cette rivière
traversait le pays des Etchemins, alliés et voisins des Sou-
riquois. De là, le zèle des missionnaires pouvait facilement
s'étendre à ces deux tribus et à celle des Abénakis.
L'endroit semble favorable, on y plante la croix, on le
nomme Saint-Sauveur et l'on s'y établit 4.
1. Moreau, dans Y Histoire de VAcadie française, p. 87, fait à tort,
de ce coadjuteur ou frère lai, un père Jésuite et un prêtre. Il n'est pas
mieux inspiré quand il dit : <( Le P. Gilbert du Thet avait la direction
(de l'expédition), comme supérieur de la mission. » En général, cet
auteur met souvent à côté, lorsqu'il parle de la Compagnie de Jésus,
qu'il ne connaît pas.
2. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XXIII ; — His
foire de VAcadie française, pp. 87 et suiv. ; — Histoire de la Colonie
française, p. 1 15.
3. Ibid.
4„ Ibid., et ch. XXIV de la Relation du P. Biard.
— 65 —
La prudence la plus élémentaire conseillait de s'entourer
immédiatement de remparts et de se fortifier, afin de parer
à toute éventualité d'attaque. C'était l'avis des principaux
colons *.
La Saussaye ne pensait qu'à l'agriculture. Dès l'arrivée,
il emploie tous les ouvriers à cultiver la terre. Les quatre
pavillons militaires de la Reine servaient d'abri2.
Quant aux Pères, ils se mettent tout de suite en relation
avec les sauvages. Ils vont visiter, à trois lieues de là, leur
Sagamo, Asticou; et, au retour, le P. Biard guérit subite-
ment un jeune enfant mourant, en versant sur sa tête l'eau
baptismale3.
« Nous dressions, dit ce même Père, une nouvelle peu-
plade fort commode ; c'était notre automne, notre temps
des fruits ; et voilà que, sur ce point, l'envieux de tout bien,
et principalement du salut humain, est venu de malice
mettre le feu à nos travaux et nous emporter hors du
champ 4. »
Sept ans avant la fondation de Saint-Sauveur, une petite
flotte de trois navires, commandée parle capitaine Newport,
avait amené aux bords de la rivière Saint- Jacques, dans la
Virginie, les premiers éléments de la colonisation anglaise
sur le nouveau continent. La flotte portait cinq cents
hommes, parmi lesquels douze laboureurs et quelques
ouvriers. L'ensemble des colons, à quelques exceptions près,
se composait de gentilshommes ruinés, de piliers de tavernes
et de mauvais lieux, de commerçants faillis 5. Les émigrants,
1. Relation du P. Biard, ch. XXIV.
2. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXIV; — Annuœ litteras
S. J., an. 1612.
3. Ibid.
4. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXXIV.
5. Parkman, Francis, Pioneers of France in the New World. Bos-
ton, Littlc, Brown and Co. 1871, ch. VII.
Jés. et Nouu-Fr. — T. I. 9
- 66 —
qui allèrent les rejoindre quelques années plus tard ne
valaient guère mieux : c'étaient des individus aux mœurs
relâchées, qui avaient fui de chez eux pour échapper à leur
mauvaise étoile, des banqueroutiers, des gentlemen sans sou
ni maille, des libertins roués, des gens plus propres à cor-
rompre quà fonder une république 4. Ils venaient tous
chercher fortune à la Virginie, et ils s'établirent définitive-
ment, après diverses péripéties, dans la presqu'île de
Jamestown.
Avant de quitter l'Angleterre, ces aventuriers, grâce à la
grande influence de leurs chefs, hommes de tête et d'ini-
tiative, avaient reçu de la Couronne, le 10 avril 1606, une
charte, la première charte coloniale, qui autorisait les
Anglais à prendre possession de l'Amérique. Elle fut modi-
fiée, trois ans après, par une seconde charte, qui conférait
à une corporation de marchands la nomination d'un gou-
verneur de la Virginie avec une autorité sans contrôle sur
les colons2.
A l'époque où nous sommes arrivés, le gouverneur
s'appelait Thomas Dale, vaillant soldat, énergique, expéri-
menté, mais grossier, de sentiments peu délicats, suffisant
comme un parvenu, d'une violence inouïe. Henri IV, dont
il fut longtemps le soldat et le pensionnaire, avait fait sa
fortune.
En qualité d'anglais, Dale revendiquait pour lui et pour
les siens tout le continent américain jusqu'au quarante-
cinquième degré de latitude septentrionale. Les postes
français du Canada n'étaient à ses yeux qu'un empiétement
sur les droits de la couronne d'Angleterre. Soldat de for-
tune, il se figurait sans doute que les questions de droit se
tranchent avec l'épée; aussi ne prenait-il même pas la peine
1. Bancroft, George, History of the United States, vol. I, chap. V.
2. Bancroft, George, History of the United States, ibid.
— 67 —
d'examiner la charte royale du 10 avril 1606. Elle portait
cependant cette clause : Nous leur donnons toutes les terres
jusqu'au 45e degré, lesquelles ne sont pas actuellement
possédées par aucun prince chrestien{. Or, à la date des
lettres patentes délivrées par Jacques Ier, la France possé-
dait réellement ces terres jusqu'au 39e degré au moins ; les
voyages de Champlain en font foi, et de plus l'autorité de
fait, avec le titre de lieutenant de sa Majesté très chrétienne,
exercée par de Monts sur toutes les terres du Canada.
Saint-Sauveur et la péninsule acadienne se trouvaient dans
les limites de ce territoire.
A Jamestown, où résidait le Gouverneur anglais, était
arrivé depuis peu un capitaine de navire marchand, Samuel
Argall, jeune homme aux passions brutales et à V humeur
violente 2. Il portait en lui ce mélange de force, d'auda-
cieuse habileté et de vices, dont le xvne siècle fournit de si
fréquents exemples. Il était par dessus tout dépourvu de
scrupule. Fourrageant vers le mois de mars 1613, à la tête
d'une poignée de colons, sur les terres du prince indien,
Powhatan, il remarqua sa jeune fille, Pocahontas, princesse
d'une grande beauté et d'une intelligence incomparable. Sa
tenue modeste et digne, sa physionomie aux traits fins
et distingués contrastaient singulièrement avec tout ce qui
se voyait de mieux dans la tribu parmi les jeunes filles de
son âge. A l'âge de douze ans, en 1607, elle avait sauvé de
la mort John Smith par ses larmes et ses supplications ; elle
avait ensuite déterminé son père à se lier d'amitié avec les
Anglais de Jamestown.
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXXVI. Le P. Biard donne
la date de 1607 aux lettres patentes de Jacques I. Il se trompe : voir
Bancroft, vol. I, ch. VII; — Hazard, I, pp. 51-58 ; — Stith, Appen-
dix, pp. 1-8 ; — Hening, I, pp. 57-66.
2. Bancroft, George, History of the United States, vol. I, ch. V.
— 68 —
Il semble que cette généreuse intervention méritât
quelques égards. Argall, au mépris de toutes les lois et de
toutes les convenances, enleva la jeune Pocahontas et
demanda à son père de payer sa rançon. Powhatan indigné
répondit par une déclaration de guerre1.
On pouvait tout attendre et tout craindre de Samuel
Argall : il était prêt à toutes les besognes.
Au mois de juin de l'année 1613, il part de Jamestown
sur un vaisseau de cent trente tonnes, armé de 14 canons
et portant soixante hommes, et il cingle vers les îles de
Pencoït : il allait à la pêche de la morue. Les brumes, les
courants et le mauvais temps le jettent vers le Nord, à une
faible distance des Monts-Déserts. Là, les sauvages, croyant
parler à un Français, lui apprennent l'établissement à
Saint-Sauveur de la nouvelle colonie. Argall manquait de
vivres ; ses hommes, déguenillés, avaient plus l'air de men-
diants que de marins. Le premier espérait trouver chez les
Français des provisions et de l'argent; les autres, des vête-
ments2.
Le capitaine se fait conduire par un sauvage à Saint-
Sauveur.
Les Français, débarqués depuis quelques jours, ne pou-
vaient s'attendre à une attaque sur leur propre terri-
toire, en pleine paix, de la part des Anglais. Le
vaisseau qui les avait conduits n'était pas encore reparti
pour Honfleur. La Saussaye explorait les environs, les
colons travaillaient aux champs, les Jésuites élevaient une
petite chapelle, et l'équipage, reposé des fatigues de la
traversée, se préparait au retour.
Voici que tout à coup on aperçoit au loin un navire
i . Parkman, Francis, Pioneers of France, ibid ; — Bancroft,
George, History of the United States, ibid.
2. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXV.
— 69 —
venant plus vite qiïun dard, ayant le vent à souhait, trois
trompettes et deux tambours faisant rage de sonner1.
Flory, Lamotte, le F. du Thet et sept braves marins
montent sur le vaisseau français. L'épouvante est grande,
le désordre extrême. Le pilote suivi de plusieurs matelots
prend une chaloupe et disparaît derrière un îlot pour bien
se rendre compte de la situation2.
Tout cela est l'affaire de cpielques minutes. Les Anglais
sont à une portée de fusil. Ils ouvrent un feu nourri de
mousqueterie. En l'absence du canonier, le F. du Thet sai-
sit la mèche et répond à l'ennemi. Au même instant il
tombe mortellement blessé d'une balle, et, le lendemain, il
expire entre les bras du P. Biard3.
Argall s'empare du vaisseau français et des quatre
tentes. Fleury et Lamotte sont blessés en se défendant ; Le
Moine et Neveu se noient4 ; leurs compagnons et les trois
Jésuites sont faits prisonniers5.
Par malheur, La Saussaye n'est pas là. Argall force ses
malles, prend la commission sur laquelle repose l'existence
légale de la colonie, puis les referme avec soin6.
Le commandant de la colonie ne reparaît que le lende-
main. S'était-il caché dans les bois, comme le laisse suppo-
ser la Relation du P. Biard? Ignorait-il ce qui se passait à
Saint-Sauveur? Quoi qu'il en soit, le rusé Anglais, qui ne
veut pas avoir l'air d'agir en pirate, le reçoit avec la plus
grande courtoisie. « Vous avez sans doute, lui dit-il, la
commission du roi de France, qui vous autorise à vous
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXV.
2. Ibid.
3. Ibid., ch. XXVI.
4. Ibid., ch. XXV.
5. Ibid., ch. XXVI.
6. Ibid.
— 70 —
établir dans ce pays du roi d'Angleterre, mon maître? »
La Saussaye ouvre ses malles. Tous ses papiers avaient
disparu.
« Comment? reprend Argall en changeant de ton, vous
ne pouvez produire de charte royale? Allez! vous êtes
des forbans et des pirates; vous méritez la mort. » Saint-
Sauveur est aussitôt livré au pillage. Provisions, muni-
tions, meubles, vêtements, tout est volé et transporté sur
les vaisseaux anglais1.
Le protestant Parkman traite de coquinerie2 la conduite
d'Argall. Le mot est heureusement choisi.
On lira peut-être avec incrédulité ces quatre lignes de
la Relation latine du P. Biard : « Les Anglais qui avaient
commencé leur attentat par une criante injustice, semblaient
vouloir le couvrir par une plus grande iniquité, afin d'en
effacer le souvenir. Il fallait au plus vite prévenir ce crime
et arracher les prisonniers à la mort 3. »
Les trois missionnaires vont trouver Argall : « Nous
sommes Jésuites, lui disent-ils ; nous sommes venus ici
pour convertir les sauvages. » Puis avec un zèle tout apos-
tolique, ils lui rappellent que la fortune de ce monde est
changeante, qu'il faut prendre garde de se laisser enivrer
par le succès, que les lois de l'humanité nous ordonnent
de traiter les étrangers comme nous voudrions être traités
nous-mêmes. Ils lui demandent de renvoyer en France les
prisonniers4. Argall savait dissimuler : « Je m'étonne,
répond-il avec une douceur affectée, que vous autres,
1. Les voyages de la Nouvelle-France, par Champlain, 1, III, ch. I.
— Relation de la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. XXVI. —
Annuœ litterœ S. J,T an. 1612.
2. Parkman, Francis, Pioneers of France, ch. VII.
3. Litterœ annuœ S. J., an 1612.
4. Litterœ annuœ S.J., an. 1612; — Relation de la Nouvelle-France,
ch. XXVI.
— 71 —
Jésuites, dont on connaît la prudence et la religion, vous
vous trouviez en compagnie de forbans et de déserteurs,
de gens sans aveu1. » Le P. Biard n'eut pas de peine à
prouver que ses compagnons étaient des hommes de bien,
tous recommandés par Sa Majesté très chrétienne2. Ne
sachant pas alors qu'on avait dérobé la commission du capi-
taine La Saussaye, il affirme qu'elle lui a été remise et
regrette qu'elle n'ait pas été conservée. Argall lui répond :
« Vous avez eu tort de perdre vos lettres ; néanmoins, je
traiterai de votre retour en France avec votre comman-
dant3. »
L'officier anglais avait obtenu ce qu'il désirait, des
vivres et des vêtements ; en outre, il était assuré de faire
approuver par le Gouverneur de la Virginie son coup de
main contre Saint-Sauveur. Il était donc maintenant de son
intérêt d'éviter tout acte de violence ou de brutalité, qui
pût le faire passer pour pirate aux yeux des nations
civilisées ; son honneur et son intérêt lui commandaient de
se montrer clément. C'est dans ce but qu'il fait semblant
de s'apaiser, sur les représentations des Jésuites4. Selon sa
promesse, il s'entend avec La Saussaye, et aussitôt il
entasse dans une chaloupe une quinzaine de prisonniers,
parmi lesquels le commandant français, le P. Massé et
deux mariniers qui ri avaient ny carte ny connaissance des
lieux'0, et il les abandonne aux hasards de la mer. Peut-être
espérait-il que ces témoins accusateurs de sa conduite dis-
paraîtraient d'une manière ou d'une autre, brisés par la
fatigue, réduits par la faim ou emportés par les vagues.
4. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXVI.
2. Ibid.
3. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXVI.
4. Cours d'histoire du Canada, par l'abbé Ferland, t. I, ch. V.
5. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXVII.
— 72 —
Mais le pilote et les matelots, que nous avons vus se cacher
derrière un îlot, veillaient à peu de distance du port,
déguisés en sauvages, épiant les moindres démarches des
Anglais. Une nuit, l'un d'eux était même venu trouver le
P. Biard pour le supplier de les suivre avec les Pères
Massé et Quentin : « Quand tous les colons seront en
sûreté, répliqua le Jésuite, je penserai à vous et j'accepte-
rai vos offres1. »
Le pilote ayant aperçu la chaloupe, qui allait un peu à
l'aventure sur les flots, rallie l'embarcation, y monte, la
dirige, et, suivi de sa barque conduite par de vigoureux
matelots, il arrive à Port-Mouton, d'où les navires malouins
les ramènent tous en France 2.
Il restait à Saint-Sauveur quinze Français, y compris
Flory, Lamotte et les Pères Biard et Quentin. Argall s'en-
gage d'honneur à transporter ces deux derniers aux îles de
Pencoït, et les autres en Virginie, puis de les renvoyer tous
dans leur pays par des bateaux anglais 3.
Les deux Jésuites et quatre colons montent sur le bâti-
ment capturé aux Français, et Turnel, lieutenant d' Argall,
en prend le commandement. Les autres Français s'em-
barquent sur le vaisseau d' Argall. Au lieu de s'arrêter à
Pencoït, la flotte vogue vers la Virginie4.
On aurait pu croire que le gouverneur de Jamestown, en
souvenir de Henri IV, son bienfaiteur, traiterait avec égards
les prisonniers. 11 n'en fut rien : sa conduite fit même bénir
la mémoire d'Argall. Il ne parlait que de les pendre tous;
et peut-être l'eût-il fait sans l'énergique intervention de ce
dernier qui, pour les sauver, montra la commission de La
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXVI.
2. Annuœ litterœ S. J., an. d 612.
3. Ibid.
4. Ibid.
— 73 —
Saussaye. Ce fut un coup de théâtre; car les Français
ignoraient qu'il l'eût volée, et le Gouverneur ne s'attendait
pas à la production de cette pièce accusatrice. Il craignit,
en passant outre, de soulever des complications graves
entre l'Angleterre et la France, et, afin de mettre sa res-
ponsabilité à l'abri, il réunit son Conseil. Le Conseil
décida la destruction de tous les établissements français en
Acadie1.
Argall part avec trois vaisseaux, au nombre desquels
celui de La Saussaye, commandé par Turnel. Les Jésuites
étaient montés sur ce dernier bâtiment ; on les emmenait,
dans l'espoir qu'ils serviraient de guides.
Le lieutenant Turnel n'avait ni l'énergie sauvage, ni la
ruse peu scrupuleuse, ni l'instinct de piraterie d' Argall.
Prudent, avisé, fort habile, ses conseils étaient marqués au
coin de la sagesse : ses chefs l'estimaient et l'écoutaient.
Esprit cultivé, il avait beaucoup lu et beaucoup vu : il par-
lait le latin, le grec, le français, d'autres langues encore2. On
aimait sa compagnie, on le consultait volontiers. Lui-même
recherchait avec plaisir les hommes instruits et de bon
ton. En le fréquentant, on s'apercevait vite que le besoin
seul l'avait jeté dans sa vie d'aventure. Susceptible du
reste et dévoré d'ambition, il voulait être flatté, il tenait à
l'estime de ses supérieurs, il voyait avec une intime satis-
faction ses avis et ses conseils grandement appréciés.
Le P. Biard lui plut : il trouvait dans ce religieux beau-
coup de savoir et de droiture, un cœur généreux. Il en vint
à causer souvent avec lui, à deviser de choses et d'autres.
Et, tout en s'entretenant, on arriva à Saint-Sauveur.
Là, Argall somme lé P. Biard de le conduire à l'île de
1. Anniide litterse S. J., et Relation de la Nouvelle-France, ch. XXVIII.
2. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXX.
— 74 —
Sainte-Croix. Le Père refuse. Argall insiste avec violence ,
mais sans plus de succès. Puisa force de rôder tant en haut
quen bas1, il finit par découvrir lui-même l'établissement,
qu'il détruit dé fond en comble.
De Sainte-Croix il se dirige sur Port-Royal. Sachant
qu'il n'obtiendrait aucun renseignement de l'incorruptible
missionnaire, il avait pris un sauvage pour lui montrer le
chemin2. Turnel n'approuvait pas cette expédition, et il
s'efforça d'en détourner son capitaine : « L'entrée du port
est très dangereuse, lui dit-il, et la saison est avancée; en
outre, vous ne trouverez rien à Port-Royal : les Français
y vivent dans la plus grande misère. » Turnel tenait tous
ces renseignements du P. Biard. Le capitaine, si déférant
d'»rdinaire aux avis de son lieutenant, ne jugea pas à
propos de les suivre cette fois. Il franchit sans difficulté
l'entrée du port, et arrive à l'établissement, où il ne trouve
personne3. Les magasins étaient garnis; chevaux, bœufs,
vaches, moutons, erraient dans les enclos environnants. Le
baron de Poutrincourt venait de ravitailler la colonie, ce
que le P. Biard ignorait. Il ne croyait pas non plus que
tous les colons fussent absents 4.
Les Anglais pillent les maisons, dévalisent les magasins,
enlèvent tous les bestiaux. L'incendie achève l'œuvre de
pillage et de dévastation 5.
Argall lève l'ancre, satisfait de n'avoir pas suivi les
conseils de Turnel. Turnel, de son côté, mécontent de voir
sa réputation de sagesse compromise et son crédit diminué,
convaincu aussi d'avoir été trompé par le P. Biard, éclate
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXX.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Ibid., et Annuœ litterse S. J.,an. 1612.
b. Ibid.
- 75 —
contre celui-ci en reproches et en paroles de vengeance. Un
incident des plus désagréables vient encore accroître ses
sentiments de rancune et d'animosité1.
Au moment où les Anglais se retirent, voici que des
Français arrivent, attirés par le bruit. Il s'élève aussitôt
entre les deux nations un échange d'imprécations et de
menaces, de malédictions et d'injures. Les Anglais, armés
et plus nombreux, allaient se précipiter sur les malheureux
colons, quand le P. Biard intervient et les arrête. Cet acte
de dévouement et de patriotisme pouvait lui coûter cher.
Les Français, en l'apercevant, se figurent qu'il a conduit
l'ennemi à Port-Royal; tous demandent qu'on lui livre le
traître ; un d'eux crie à tue-tête qu'il faut le massacrer ; un
autre, introduit auprès d'Argall, accuse le Jésuite d'être
Espagnol, d'avoir commis en France les crimes les plus
odieux, et de s'être enfui au Canada pour échapper aux
châtiments dus à ses forfaits 2.
La situation du missionnaire devenait d'autant plus cri-
tique que le capitaine Argall et Turnel, irrités tous deux
contre lui pour des motifs différents, étaient disposés à
accepter sans contrôle toutes les accusations et toutes les
calomnies. A les entendre, le P. Biard était un pendard
abominable*. « On délibéra même, écrit celui-ci, si on ne
me jetterait pas sur le rivage et si on ne m'y abandonnerait
pas. Mais l'opinion delà majorité l'emporta; on résolut de
me ramener en Virginie, et là, en bonne forme et selon la
loi, de me restituer au gibet auquel j 'avais échappé4. »
Argall met à la voile le 9 novembre 1613. Le lendemain,,
une terrible tempête s'élève et disperse les trois vaisseaux.
4. Relation delà Nouvelle-France, ch. XXX.
. 2. Ibid.
3. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXX.
4. Lettre du P. Biard au P. Général à Rome. Amiens, 14 mai 1614.
— 76 —
Celui d'Argall rentre à Jamestown, après avoir couru les
plus grands dangers; le second disparaît, brisé probable-
ment contre les rochers, et le troisième, celui de Turnal,
poussé au large par les vents, se trouve, après quelques
semaines de la plus rude navigation, en face des Açores.
Que faire ? On ne pouvait songer à revenir sur ses pas et
à regagner la Virginie : les provisions et surtout l'eau
manquaient ; on en était réduit à manger les chevaux
enlevés à Port-Royal. — - Débarquer aux Açores avec les
deux Jésuites à bord, n'était-ce pas imprudent? Ces îles
appartenaient aux Portugais, catholiques ardents, favorables
aux Jésuites, hostiles aux protestants. N'était-il pas à
craindre que les autorités portugaises, renseignées par les
Pères Biard et Quentin, ne missent ces religieux en liberté,
et ne traitassent les Anglais en pirates et persécuteurs de
prêtres 1 ?
Ces pensées tourmentaient Turnel. Il fait appeler le
P. Biard. « Père Biard, lui dit-il, je vois bien que Dieu est
courroucé contre nous, parce que nous avons fait la guerre
avant de la dénoncer, ce qui est contre le droit des gens.
Mais je proteste que cela s'est fait contre mon avis et contre
mon gré. Je ne pouvais rien y faire; il me fallait obéir. Je
le répète : Dieu est courroucé contre nous, pas contre
vous, mais à votre occasion, car vous ne faites que souf-
frir. » Turnel s'arrête : évidemment le danger avait réveillé
sa conscience. Il écoute la réponse du P. Biard; puis,
changeant brusquement de sujet, il reprend : « C'est chose
étrange que les Français de Port-Royal vous accusent
ainsi! » — « Monsieur, réplique le Père, m'avez-vous jamais
ouï médire d'eux? » — « Jamais, répond le capitaine : j'ai
1. Relation de la Nouvelle-France, ch. XXX. — Annuse litterœ S. J.,
an. 1612. — Lettre du P. Biard au R. P. Général à Rome. Amiens,
14 mai 1614.
— 77 --
même remarqué que lorsqu'on disait du mal d'eux devant
Argall, vous preniez leur défense. » — « Jugez, d'après cela,
interrompt le missionnaire, qui a Dieu et la vérité pour
soi, des médisants ou des charitables. » — « Je vous com-
prends, P. Biard ; mais la charité ne vous a-t-elle pas fait
mentir, quand vous m'affirmiez que nous ne trouverions
que misère à Port-Royal? » — « Rappelez vos souvenirs,
Monsieur ; je vous ai dit que lorsque j'y étais, je n'y ai vu et
trouvé que misère. » — « Cela serait bon, reprend Turnel,
si vous n'étiez pas Espagnol ; étant Espagnol, vous désirez
du bien aux Français, non par amour pour eux, mais par
haine des Anglais * . »
Pendant ce dialogue, le navire marchait et l'on appro-
chait des Açores. Le lieutenant était inquiet, soucieux; il
craignait d'être dénoncé aux Portugais par le prêtre espa-
gnol, et, croyant qu'il ne lui restait plus qu'un moyen de
sauver sa vie et celle de ses compagnons, il lui vient la pensée
de jeter les deux Jésuites à la mer2. Le P. Biard s'était
trouvé assez souvent en face de la mort pour l'envisager
sans frayeur : « Pour moi, répond-il à Turnel, quand
celui-ci lui parle de son projet, le plus grand malheur de
ma mort, ce serait d'être pour d'autres l'occasion d'un
crime. » Pour ne pas en être l'occasion, il prend avec le
P. Quentin, sur la demande du lieutenant, l'engagement
de rester caché, tant que le bâtiment sera dans la rade
de Fayal3,île de l'Archipel portugais des Açores.
Le navire entre dans le port de l'île de Fayal vers la fin
de décembre, et y séjourne plus de trois semaines. Là, les
autorités portugaises le fouillent à plusieurs reprises et
1. Litterœ annuœ S. J., an. 1612 ; — Relation de la Nouvelle-France,
ch. XXX.
2. Ibid.
3. Relation de la Nouvelle-France , ch. XXXI.
— 78 —
en tous sens, sans découvrir les deux religieux 1 . Aussi, quand
Turnel se remet en mer au mois de janvier 1614, toutes
ses préventions étaient tombées. Il avait vu ses prisonniers
dans les situations les plus diverses et les plus difficiles, à
Saint-Sauveur, à Port- Royal, à Jamestown, à Fayal ; et
partout il avait admiré leur calme, leur sang-froid, leur
charité, la dignité de leur conduite et leur loyauté. Il
n'avait pas trouvé en eux le portrait détestable que la
calomnie en fait. S'il ne devint pas leur panégyriste, il leur
rendit justice 2.
N'ayant pu, faute d'argent, se procurer les provisions
nécessaires pour retourner directement en Virginie, il se
dirige vers l'Angleterre, où il les recommande comme per-
sonnes irréprochables, et le gouvernement anglais les fait
conduire en France par Douvres et Calais, après leur avoir
témoigné les plus grands égards 3.
Ce gouvernement voulait-il par là jeter un voile sur les
iniques procédés du gouverneur de la Virginie, sur les
actes de sauvage piraterie commis par les Anglais en Aça-
die contre les Français? Nous ne le pensons pas. Nous
croyons plutôt que, satisfait de la conduite de ses agents
dans l'Amérique du Nord, il voulut encore se donner des
airs de clémence et de générosité aux yeux de l'Europe, en
renvoyant dans leur patrie, avec grandes marques d'estime
et courtoisie, deux Jésuites, dont il n'avait que faire et
dont la présence en Angleterre pouvait devenir embarras-
sante.
Du reste, qu'avait-il à redouter de la France? Henri IV
n'était plus. Marie de Médicis avait donné sa confiance à
1. Relation de la Nouvelle-France , ch. XXXI.
2. Ibid.
3. Ibid., ch. XXXII.
— 79 —
un Italien obscur, le maréchal d'Ancre ; elle avait éloigné
des affaires le duc de Sully ; elle avait formé autour d'elle
un conseil d'hommes nouveaux, qui prenaient à tâche de
marcher dans une voie opposée à celle du règne précédent.
Les projets de Henri IV étaient abandonnés. Les factions
égoïstes fermentaient à l'intérieur du royaume; et la régente
et ses conseillers n'avaient ni le génie ni la force néces-
saires pour réprimer les mécontents. L'or, répandu à
pleines mains, avait épuisé le trésor, sans parvenir à
calmer la noblesse turbulente. Enfin, pour remédier, si
c'était possible, aux tristes maux dont souffrait le pays, on
avait réuni, en 1614, les Etats généraux. Dans cette situa-
tion que pouvait faire la France ? Elle avait assez de ses diffi-
cultés intérieures, et n'avait nulle envie de s'en créer au
dehors ; elle semblait même ne pas comprendre, au milieu
de ses embarras de toutes sortes, qu'elle avait son honneur
à défendre et ses intérêts à sauvegarder au Canada. Elle
fit entendre de timides protestations, dont il ne fut pas tenu
compte; seulement Mme de Guercheville rentra en posses-
sion de son navire1 ; La Mothe, Flory et les autres prison-
niers français revinrent 'de la Virginie2; et Charles de
Biencourt put, aussitôt après le départ des Anglais de
Port-Royal, rassembler les débris de son naufrage et
empêcher, grâce à sa patience et à son industrie, la malheu-
reuse colonie de sombrer définitivement. De délai en délai,
toutes les autres satisfactions demandées parM.de Biseaux,
ambassadeur de France à Londres3, tombèrent dans l'ou-
bli; et l'on ne parla bientôt plus de l'injuste et violente
agression d'Argall, des indignes traitements infligés par
les pirates anglais aux Français de l'Acadie.
1. Relation de la Nouvelle-Finance, ch. XXXII.
2. Ibid., ch. XXXIII.
3. Ibid., ch. XXXII.
— 80 —
Cependant, une nouvelle épreuve attendait les Jésuites à
leur retour en France. Ils avaient droit, ce semble, au res-
pect de leurs ennemis, du moins à leur justice, après ces
trois années passées en Acadie dans l'exercice de l'aposto-
lat, au milieu des privations et des dangers, et, plus d'une
fois, en face de la mort. Or, ils apprirent, à leur arrivée,
que la calomnie s'était attachée à leurs pas depuis leur
départ de Dieppe et qu'elle n'avait cessé de les poursuivre
partout, comme à la trace, par boys et rivières, mer et
terres, de jour et de nuit, en tous leurs voyages et demeures^.
Elle les accusait d'avoir causé tous les malheurs de la colo-
nie de Port-Royal et d'y avoir conduit les Anglais ; d'avoir
jeté la division parmi les Français ; d'avoir déterminé la
marquise de Guercheville à fonder l'établissement de
Saint-Sauveur au détriment de celui de Port-Royal ; d'avoir
contribué, dans un but personnel et intéressé, à la ruine
des Poutrincourt ; enfin, d'avoir compromis les intérêts de
la Religion et ceux de la Couronne de France. Un écrivain,
dont nous avons déjà parlé, s'était fait l'écho d'une partie
de ces calomnies. Ami des Poutrincourt, ennemi des
Jésuites, Marc Lescarbot ne sut pas ou ne voulut pas faire
taire ses préférences et ses sympathies. Il n'avait pas
reparu au Canada depuis 1607; mais il épousa toutes les
haines des Calvinistes Dieppois contre les prêtres de la
Compagnie de Jésus ; il prêta avec plaisir l'oreille à tous les
racontars et à toutes les inventions calomnieuses de ses amis
de l' Acadie ; et dans la Relation dernière de son Histoire de la
Nouvelle-France, il n'eut qu'un seul but, servir la cause de
Poutrincourt et de de Monts2, et faire retomber sur les
Jésuites la responsabilité de leurs échecs et de leurs
malheurs.
\. Relation de la Nouvelle-France, ch. XI.
2. Histoire de la Colonie française au Canada, 1. 1, p. 92.
— 81 —
Certes, les historiens du Canada, Garneau, Ferland,
Faillon, n'ont pas eu de peine à voir dans Lesearbot
l'écrivain prévenu, égaré par la passion; ils ont su distin-
guer l'historien du pamphlétaire. L'historien est exact, judi-
cieux, aux vues étendues* dans la première édition de son
ouvrage imprimé en 1609 ; mais dans la Relation dernière*1,
il s'est permis de faire a son Histoire , dit Faillon, des
additions pleines de fiel contre les Jésuites. Le P. de Char-
levoix, qui a ignoré V existence de la deuxième édition, et
qui, d'ailleurs, a parcouru trop rapidement la première,
prodigue a Lesearbot des éloges peu mérités, pour ne rien
dire davantage * et son jugement précipité a induit en erreur
la plupart de ceux qui ont écrit après lui^.
Le P. Biard ne pouvait laisser sans réponse les calom-
nies de Marc Lesearbot ; il ne pouvait surtout passer sous
silence un « Factum escrit et publié contre les Jésuites »4. Le
1. Histoire du Canada, par F.-X. Garneau, t. I, p. 45.
2. Imprimée en 1612, chez Millot, Paris.
3. Histoire de la Colonie française en Canada, t. I, p. 104.
4. Dans sa Relation déjà citée, le P. Biard attaque vivement ce
Factum (ch. XI) ; il traite l'auteur de « diffamateur et factieux» . Le seul
exemplaire connu de ce Factum est à la Bibliothèque nationale. Il a été
réimprimé en 1887, chez Maisonneuve et Ch. Leclerc, avec une intro-
duction par G. Marcel : Factum du pj^ocès entre Jean de Biencourt et
les Pères Biard et Massé, Jésuites. Pet. in-4°, pp. xix-91. De qui est ce
Factuml On l'ignore, mais on soupçonne M. Lesearbot de l'avoir
composé. Le Diffamateur a préféré se cacher derrière l'anonymat.
Dans Y Introduction, M. Marcel, qui ne se pique pas d'être historien
— on le voit assez par cette introduction — dit à la page VI : « Sans
entrer le moins du monde dans le détail du procès, sans prendre
parti pour l'un ou pour l'autre (pour Poutrincourt ou les Jésuites),
nous pouvons dire que les Jésuites sont si bien déchirés dans ce
Factum, qu'il n'est pas étonnant qu'on ne le rencontre plus nulle
part — ceux-ci l'ayant dû supprimer — et qu'il ait, par conséquent,
échappé à cet érudit si patient et si tenace: M. Harisse. » Ceux-ci
V ayant dû supprimer est un chef-d'œuvre en fait de critique histo-
rique. Heureusement que ces fins et habiles Jésuites ont oublié un
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. . 10
— 82 —
silence eût été une approbation. Il se justifia, il justifia ses
confrères dans sa Relation de la Nouvelle-France l et dans
une lettre latine adressée au R. P. Général, Mutius Vitel-
leschi2. Cette justification, qui n'est que le narré très
simple des événements accomplis sur la terre acadienne de
1610 à 1614, est en même temps un des plus beaux monu-
ments historiques de l'époque. En la lisant, il est impos-
sible de s'expliquer autrement que par les audaces d'une
haine aveugle, les inventious mensongères de Lescarbot et
du Factum. Personne n'élèvera le plus léger soupçon sur
l'honorabilité et la droiture de Samuel Champlain, sur sa
parfaite et rigoureuse impartialité d'historien. Il a été, en
outre, à portée ou de tout voir ou de tout entendre.
Eh bien, dans le chapitre qu'il consacre aux Poutrincourt
et aux Jésuites, il n'est pas tendre pour la généreuse mar-
quise, à laquelle il reproche assez vivement la fondation de
Saint-Sauveur, et le choix du capitaine de La Saussave
exemplaire ! Cet exemplaire, le seul qui existe, n'a pu échapper à
M.Marcel, plus patient et plus tenace que M. Harisse. — M. Marcel
écrit cela et bien d'autres choses dans Y introduction, sans sourciller
le moins du inonde. — La Relation du P. Biard (imprimée à Lyon en
1616, chez L. Muguet), qui répond à ce Factum et aux calomnies de
Lescarbot, ouvre la série des Relations de la Nouvelle-France. Elle
a été imprimée, avec toutes les autres, dans : Relations des Jésuites
contenant ce qui s'est passé de plus remarquable dans les missions des
Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France. Québec,
1858, 3 vol., gr. in-8°. Dans la suite, quand nous aurons à parler des
Relations des Jésuites de la Nouvelle-France, nous renverrons tou-
jours le lecteur à cet ouvrage.
1. Harrisse, dans ses Notes sur la Nouvelle-France, p. 39, dit : « La
Relation du P. Biard décrit les événements dont il a été témoin, et
donne une histoire bien écrite et très intéressante de la fondation de
Port-Royal et de Saint-Sauveur, et des cruautés exercées contre les
Français par les colons de la Virginie. »
2. Cettre lettre latine, imprimée à Lyon en 1618, se trouve dans les
annuœ Litterœ S. J. de 1612, p. 563-605, Nous y avons souvent ren-
voyé le lecteur dans le courant de ce Chapitre préliminaire.
— 83 —
pour la direction d'une nouvelle colonie dans un pays où
il n'avait jamais habité ni voyagé. Il blâme le P. Coton
d'avoir mal conseillé dans cette circonstance Mme de Guer-
cheville : mieux dirigée elle eût laissé l'Acadie à Poutrin-
court et consacré les grandes ressources de sa charité à
l'établissement d'une colonie et d'une mission à Québec.
Toutefois, quand cet historien parle des missionnaires
envoyés à Port-Royal, il n'a que des éloges à leur adresser :
il affirme qu'ils se sont équitablement gouvernés selon Dieu
et raison, soit dans le contrat d'association à Dieppe,
soit en toute autre chose. Le chapitre premier du troisième
livre de ses vovages est le résumé de la Relation du
P. Biard, le portrait le plus flatteur des religieux de la
Compagnie de Jésus à Port-Royal et à Saint-Sauveur.
Rentrés dans leur patrie, ces religieux reprirent le cours
de leurs travaux apostoliques. Le P. Quentin se fixa àParis1 ;
le P. Massé se rendit à la Flèche, où nous le retrouverons
bientôt; le P. Biard se retira à Lyon, où on lui confia
quelque temps l'enseignement de la théologie scholastique.
Appliqué ensuite à la prédication, il donna dans le Midi de
la France des missions qui firent du bruit 2. Nommé enfin
1. Le P. Jacques Quentin mourutle 18 avril 1647. Il ne faut pas le
confondre avec le P. Claude Quentin, dont nous parlerons dans la
suite de cette histoire. Il était né à Abbeville au mois de février 1572,
et entré dans la Compagnie de Jésus, après sa théologie, le 30 juin
1604. Nommé, au sortir du noviciat, professeur, à Bourges, de cin-
quième (1606-1607), et l'année suivante (1607-1608) de quatrième; il
professa encore la quatrième à Rouen (1608-1609), puis il fut envoyé
au collège d'Eu pour y exercer les fonctions de ministre (1609-1613).
En 1613, il part pour l'Acadie. De retour en France, il se livra
à la prédication, dans les bourgs et les villages. Il fit ses vœux de
Coadjuteur spirituelle 28 août 1616.
2. De Lyon, où il resta peu de temps, il fut envoyé en 1615 à la
résidence de Pontoise, en 1616 au collège d'Embrun, enfin en 1619
— 84 —
aumônier des troupes du Roi, il mourut à Avignon le
19 novembre 1622, brisé de fatigue et plein de mérites.
Telle fut l'issue de la première mission des Jésuites au
Canada. Elle périt dans un acte de piraterie, par un obscur
coup de main, au mépris de toutes les lois et au préjudice
de l'honneur de l'Angleterre. La France ne jugea pas à propos
de venger l'insulte faite à son drapeau, ni de demander répa-
ration des dommages causés à ses nationaux par l'inquali-
fiable agression d'Argall ; ce fut une faute irréparable. A
partir de ce moment s'ouvrait dans l'Amérique du Nord la
lutte de l'Angleterre contre la France, lutte sournoise et
persévérante, qui devait, un siècle et demi plus tard, se
terminer sur les plaines d'Abraham par la mort héroïque
de Montcalm et la perte définitive de la colonie française
du Canada.
au collège de Carpentras. V. la liste de ses ouvrages dans la
Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, nouvelle éd. par le P. Som-
mervogel, année 1890, art. Pierre Biard,
LIVRE PREMIER
DEPUIS LA FONDATION DE QUÉBEC JUSQU'A l'ÉRECTION
DU VICARIAT APOSTOLIQUE
(1608-1658)
LIVRE PREMIER
DEPUIS LA FONDATION DE QUÉBEC JUSQU'A l'ÉREGTION
DU VICARIAT APOSTOLIQUE
(1608-1658)
CHAPITRE PREMIER
Champlain à Québec. — Le Canada et le Saint-Laurent. — Mœurs,
gouvernement et religion des sauvages. — Les Pères Récollets
dans la Nouvelle-France. — Compagnies de marchands.
Dans sa lettre de 1616 au général Mutius Vitelleschi,
le P. Biard disait : « Avant d'arriver à Port-Royal, vers
la fin d'avril 1611, nous avons rencontré Champlain, marin
d'un courage à toute épreuve et d'une grande expérience,
qui naviguait depuis sept ans dans ces mers. Nous ne
pouvions le voir sans effroi lutter avec une énergie extraor-
dinaire et une habileté rare contre des glaçons d'une gros-
seur prodigieuse, et poursuivre courageusement sa route
vers le Saint-Laurent, au milieu des plus graves dangers l. »
C'était le troisième voyage de Champlain à Québec,
depuis qu'il était rentré en France avec le baron de Pou-
trincourt (1607), après la révocation du privilège de
de Monts. Cet intrépide marin ne pouvait se faire à la vie
inactive de Paris. Sa pensée revenait sans cesse à la Nouvelle-
France; il aspirait à revoir ses fleuves, ses forêts, ses soli-
1. Annuœ litterse S. J., an. 1612; le passage inséré dans le texte
est une traduction du latin. — Relation de la Nouvelle-France, par le
P. Biard, ch. XIII.
— 86 —
tudes mystérieuses; il désirait vivement planter un jour sur
cette terre lointaine, au cœur même du pays, sur les bords
du Saint-Laurent, le draj)eau de la France et la Croix de
Jésus-Christ1.
Il parla de son projet à de Monts, qui pensait à une nou-
velle tentative transatlantique et venait d'obtenir pour un
an la continuation ou plutôt le renouvellement de son privi-
lège 2 ; de Monts l'approuva et lui promit son concours 3.
Champlain vit aussi le P. Coton et le pria d'intéresser à
son entreprise Mme de Guercheville. La marquise, sur les
conseils de son directeur, refusa de s'associer au protestant
de Monts 4. On sait quelle part elle prit à l'entreprise des
Poutrincourt.
De Monts, qui avait subi de grandes pertes d'argent dans
sa tentative de colonisation en Acadie, espérait mieux
réussir et même reconstituer sa fortune sur le Saint-Laurent.
Il organisa donc à la hâte une expédition, à la tête de
laquelle il plaça Champlain, en le nommant son lieutenant;
et Pontgravé, qui ne rêvait que commerce, fut chargé de
la traite avec les sauvages 5.
1. Premier voyage : Champlain part d'Honfleur pour le Canada le
13 avril 1608 et rentre à Honneur le 13 octobre 1609. Second voyage :
il part d'Honfleur le 7 mars 1610 et y rentre le 27 septembre 1610.
Troisième voyage : Il part le 1er mars 1611. C'est en se rendant au
Canada qu'il est rencontré par le vaisseau qui portait à Port-Royal
les PP. Biard et Massé.. (V. les Voyages de Champlain.)
2. La commission interdisait à toute personne le trafic des fourrures
« durant le temps d'un an seulement, ès-terres, pays, ports, rivières
et avenues de l'étendue de sa charge. » Les lettres patentes, signées
à Paris, sont du 7 janvier 1608.
3. Les Voyages de la Nouvelle-France, par le sr de Champlain, 1. III,
ch. I. — « Le désir que j'ai toujours eu, dit-il (quatrième voyage,
ch. I), de faire de nouvelles découvertes en la Nouvelle-France;
ensemble d'amener ces pauvres peuples à la connaissance de Dieu... »
4. Champlain, 1. III, ch. 1 et 2.
5. Samuel Champlain, par N.-E. Dionne, chap. X.
— 87 —
Champlain s'embarque à Honfleur au mois d'avril 1608 ;
il pénètre dans le golfe Saint-Laurent, remonte le large
fleiwe, laisse derrière lui les hauteurs boisées d'où des-
cendent les eaux du Saguenay et arrive en face de l'île
d'Orléans. Plus loin, apparaissent à ses regards, au sud, la
pointe Lévis1, et, au nord, le plateau élevé de Québec.
Aujourd'hui, ce plateau est couronné de maisons, de ter-
rasses, de couvents, de collèges et d'églises; au commen-
cement du xvne siècle, c'était un vaste rocher solitaire,
escarpé, bordé par des rivières qui lui servaient de défenses
naturelles. Au bas du rocher, un emplacement assez consi-
dérable le séparait du Saint-Laurent. Champlain y élève
quelques constructions en bois qu'il appelle Habitation, il
les entoure d'un fossé de six pieds de profondeur et de
quinze de largeur, puis d'un rempart de pieux; il con-
vertit en jardin le terrain environnant. Telles sont les
modestes origines d'une des plus fameuses villes du Nou-
veau-Monde, de celle qui devait être plus tard la capitale
du Canada. Champlain avait débarqué sur le rivage, au
pied du promontoire, appelé cap Diamant , le 3 juil-
let 1608 2.
Nous ne suivrons pas le fondateur de Québec dans ses
excursions sur le grand fleuve, ni dans sa campagne contre
la puissante confédération des Iroquois, ni dans ses voyages
vers la source de la rivière des Outaouais (Ottawa), au lac
Ontario et au lac Champlain. Ce travail nous entraînerait
en dehors de notre sujet. Qu'il nous suffise, pour le moment,
de tracer en quelques traits rapides le cadre merveilleux où
doivent se mouvoir et se développer les principaux évé-
nements de cette histoire.
1. Ainsi nommée, plus tard, par Champlain, de Henry de Lévis, duc
de Ycntadour, vice-roi du Canada.
2. Champlain, Voyages, ch. III ; — N.-E. Dionne, Samuel Champlain,
t. I, ch. X; Fondation de Québec.
— 88 —
Le voyageur, qui traverse aujourd'hui le Canada, ne
peut se faire une idée de ce pays au début du xvuc siècle.
Le Saint-Laurent, sillonné maintenant, de son embouchure
à Montréal, par des vapeurs de grandes dimensions et des
bâtiments à voiles, coupé ou longé par des voies ferrées,
n'est plus ce fleuve solitaire d'autrefois, où s'aventuraient
rarement quelques navires de commerce européens, où l'on
ne voyait d'ordinaire que des canots d'écorce de sauvages.
Routes, chemins de fer, télégraphes, affluents pourvus de
glissoires qui permettent aux trains de bois de descendre
jusqu'au fleuve, canaux tournant les cataractes, villages,
bourgs, villes, cités commerciales tenant à la fois de nos
capitales d'Europe et des métropoles américaines, tout
cela est moderne, beaucoup de cela est contemporain.
Partout, l'industrie se multiplie et se développe, toutes
les branches du commerce sont en pleine sève, une portion
relativement considérable du sol est ouverte à l'agriculture.
Le pays a son éducation primaire, secondaire et supérieure,
ses écoles, ses collèges et ses universités, ses institutions
politiques et civiles, toute la vie intellectuelle des peuples
civilisés. C'est une puissance, la puissance du Canada ou
Dominion, vaste confédération de provinces soumises à
l'autorité anglaise et située au nord des Etats-Unis d'Amé-
rique, entre l'Atlantique, la mer polaire et le Pacifique.
Comme dans tous les Etats, qui se rattachent par la Foi au
Pontificat romain, l'Eglise a dans ces vastes régions sa
hiérarchie puissamment établie et respectée. Les Franco-
Canadiens, tous catholiques, qui étaient seulement 63.000
lors du traité de Paris en 1763, dépassent maintenant le
chiffre de deux millions et demi. Ils auraient depuis long-
temps débardé les anglo-saxons, si l'immigration n'était
venue renforcer ceux-ci régulièrement. Ces Franco-Cana-
diens et ces Anglo-Saxons forment la population de ces
— 89 —
deux sections bien distinctes , qui divisent le Canada en
haut et bas Canada, Canada ouest et Canada est. Cette
population est loin d'être homogène : mais ces deux élé-
ments rivaux, qui se reconnaissent au langage, aux mœurs,
à la religion, vivent dans la paix et la liberté.
Voilà ce que le voyageur voit, contemple, admire
aujourd'hui! Il y a trois siècles, rien n'existait de toutes ces
choses. C'était la solitude, solitude immense, profonde;
aucune trace de civilisation; ici et là seulement, quelques
cabanes d'indiens, des tribus sauvages de chasseurs et de
pêcheurs.
Un écrivain a dit avec vérité : « Le Canada, c'est le
Saint-Laurent. Tout émane de lui, tout arrive par lui, tout
s'en retourne à lui *. » Ce grand fleuve prend sa source vers
le plateau central, d'où partent, vers le nord, les rivières
qui se jettent dans la baie d'Hudson, et, vers le midi, le
père des eaux, le Mississipi, qui se décharge dans le golfe
du Mexique 2. Sous le nom de rivière Saint-Louis à sa source,
il court vers les cinq grands lacs qu'il traverse, et, dans son
parcours de plus de sept cents lieues, jusqu'à l'Océan Atlan-
tique, il divise la Nouvelle-France en deux parties. Sa lar-
geur n'est pas la même partout ; très rétréci en plusieurs
endroits, il présente ailleurs une étendue de plusieurs
lieues. Aussi, quand on le remonte, quel spectacle varié,
souvent grandiose ! De son embouchure aux chutes du Nia-
gara, on rencontre une suite d'îles, à l'aspect le plus
ravissant : les îles aux Coudres, aux Oies, aux Grues,
Madame, Grosse-Ile; près de Québec, l'île d'Orléans la
1. Le Canada, par Sylva Clapin. Paris, Pion, 1885, ch. III.
2. Histoire du Canada, par Garneau, 1. II, ch. II. Les renseigne-
ments que nous donnons ici sont, en partie, tirés de cette histoire et
du Cours d'histoire de Ferland.
— 90 —
Belle; plus loin, à l'extrémité ouest du lac Saint-Pierre,
expansion du Saint-Laurent, des îles et des îlots fermant
le lac. Puis viennent la grande île de Montréal, séparée au
nord de l'île Jésus par la rivière des Prairies, l'île Per-
rot, qui sépare le lac des deux Montagnes du lac Saint-
Louis, dont l'entrée se fait parle saut Saint-Louis ou rapide
Cauchnauouaga. Enfin, après avoir franchi les rapides des
Cascades et des Cèdres, au delà desquels le fleuve, en s'élar-
gissant, forme le lac Saint-François, après avoir passé les
rapides des Gallopes, on entre dans les Mille îles, les unes
couvertes de verdure, les autres flanquées de rochers,
celles-ci à fleur d'eau, celles-là aux bords élevés et taillés à
pic : c'est un des endroits les plus pittoresques du grand
fleuve. De ces îles granitiques on débouche dans l'Ontario.
Les deux plus grandes de celles qui peuplent le Saint-
Laurent sont assurément les îles de Montréal et d'Orléans,
la première mesurant une longueur de dix lieues et une
largeur de trois environ, la seconde n'ayant pas moins de
de sept lieues de long.
Au commencement du xvir9 siècle, les deux parties de la
Nouvelle-France formées par le long parcours du Saint-
Laurent, embrassaient les pays appelés aujourd'hui la baie
d'Hudson, y compris son bassin, le Labrador, la Nouvelle-
Ecosse, le nouveau Brunswick, le Canada et une bonne
partie des Etats-Unis. La nature semblait avoir lié la
Nouvelle-France à la Louisiane, puisqu'il était si facile, des
cinq grands lacs, de gagner le Mississipi par ses affluents
de l'est, le Wisconsin, l'Ohio et la rivière des Illinois.
Aussi, après la découverte du Meschacébé des anciens, les
possessions françaises s'étendirent-elles jusqu'à son immense
bassin, auquel on donna le nom de Louisiane.
Assise sur des terres granitiques, la belle vallée du Saint-
— 91 —
Laurent, à la fois grandiose et pittoresque, est riche en
minerais, et généralement fertile, surtout, en remontant le
fleuve, dans sa partie supérieure, et sur les bords des
grands lacs. Deux chaînes de montagnes, peu élevées,
mais très évasées en plusieurs endroits, l'encadrent mer-
veilleusement : les Laurentidcs, au nord, qui s'appuient
sur le Labrador, et vont, par une échelle ascendante de l'E.
à l'O., se prolongeant au dessus du lac supérieur; les Allé-
ghanies ou Apalaches^ au sud, qui partent du golfe Saint-
Laurent et s'étendent jusqu'à la Virginie, en passant au
dessous du lac Champlain. A l'Ouest, les cinq grands
lacs lui forment une ceinture d'eau d'une admirable variété,
où tout se dessine dans les plus vastes proportions; puis
viennent çà et là, sur l'immense étendue de la vallée,
d'autres lacs de moindre dimension : sur la rive droite, le
lac Champlain2; sur la rive gauche, les lacs Saint-Jean,
Nipissing, Soissons, Abitibis, et celui des Mistassins.
Tous ces lacs reçoivent le tribut de nombreux torrents.
Le Saint-Laurent, de son côté, dans sa marche tranquille
et majestueuse, se grossit sur son passage, des eaux
d'innombrables rivières, dont plusieurs sont de véritables
fleuves : à droite, le Richelieu, le Saint-François et la
Chaudière ; à gauche, l'Ottawa, le Saint-Maurice et le
Saguenay, une des curiosités du Nouveau-Monde, dont le
lit se perd au pied d'énormes montagnes de granit, à l'aspect
le plus sauvage.
Tous ces lacs, toutes ces rivières avaient leur importance
à l'époque de l'établissement des Français au Canada, car
i. Les monts Chicchacks ou Notre-Dame font partie des Allégha-
nies, ou Alléganies et Alléghanys.
2. Du lac Champlain on entre dans un autre lac appelé Saint-Sacre-
ment ou lac George.
— 92 —
ils étaient les seules voies de communication. On voyageait
alors seulement en canot.
Alors aussi, tous ces pays aujourd'hui en partie défri-
chés, cultivés et habités n'étaient qu'une immense forêt,
dont les principales essences sont connues : le pin, le
sapin, le cèdre, l'épinette blanche, le merisier, le chêne,
l'érable, le noyer, le charme, le frêne, le hêtre, l'orme, le
peuplier, le tremble et le bouleau. Quantité d'animaux
peuplaient les profondeurs impénétrables des bois : l'ours
blanc et l'ours noir, le loup, le lynx, le renne, le daim, le
chevreuil, l'élan et le bœuf musqué. Le bison fréquentait
les prairies ; le castor et la loutre se trouvaient sur les bords
dès rivières, des lacs et des marais.
Ces régions, d'une vaste étendue, présentent les diffé-
rences de climat les plus considérables. La zone glacée, au
nord, embrasse le Labrador, la baie d'Hudson et toutes
les contrées environnantes. « Inclinée vers les mers gla-
ciales, cette plaine immense, généralement boisée et entre-
coupée de savanes, est impropre à la culture1. » La zone
tempérée comprend les pays d'en haut, le bassin du Saint-
Laurent et l'Acadie. Quoique placée sous les mêmes paral-
lèles que la France, l'Angleterre, la Belgique et l'Espagne,
le climat y est beaucoup plus froid qu'en Europe. L'hiver
est rude et long : le Saint-Laurent reste glacé depuis les
premiers jours de décembre jusqu'au mois de mai.
Remontons maintenant ce fleuve, à partir de son embou-
chure, à l'endroit où il devient le golfe Saint-Laurent entre
le Labrador au nord et la Gaspésie au sud. Il y a trois
siècles, on rencontrait beaucoup de peuplades sauvages,
répandues de chaque côté des deux rives. Sur la rive
gauche, après avoir laissé les Esquimaux, on trouvait les
1. Le Canada, par L.. Dussicux, p. 11.
— 93 —
Bersiamites, les Papinachois, les Mistassins; les Monta-
gnais sur le Saguenay et le lac Saint-Jean ; la nation du
Porc-Epic et les Attikamègues ou Poissons blancs1, vers
la hauteur des terres; les Algonquins2, aux environs de
Québec; les Outaouais3 sur la rivière qui porte leur nom;
plus loin, les Iroquets et la Nation de l'île, et en avançant
vers le nord, sur les rives orientale et septentrionale du lac
Huron et du lac Supérieur, la Nation du Petun, les Hurons,
les Amikoués ou Castors4, les Nipissiniens ou Sorciers5,
les Temiscamingues, les Abittibis, les Sauteurs connus
aujourd'hui sous le nom de Ghippewais, donné par les
Anglais ; enfin, les Cris ou Kristinaux 6, au nord du lac
Supérieur, en tirant vers la baie d'Hudson. Sur la rive
droite du Saint-Laurent, on voyait d'abord les Gaspésiens,
dispersés sur des terres grasses, très fécondes, et dans de
magnifiques forêts vierges ; puis, les Etchemins, les
Micmaks ou Souriquois et les Abénakis, dont nous avons
déjà parlé ; enfin les Iroquois, au sud des lacs Erié et
Ontario, formant une confédération composée des Agniers,
des Onnontagués, des Goyogouins, des Onneyouts et des
Tsonnontouans7. Plus loin, dans la direction de l'ouest,
1. Nation de race algonquine.
2. On distingue les Algonquins supérieurs appelés Outaouais par
les Français, et les Algonquins inférieurs des environs de Québec
et de Tadoussac. (Relat. de 1670, chap. X.)
3. D'après la Relation ds 1670, ch. X, les Français se servirent de
ce nom (Outaouais) pour désigner toutes les tribus d'Algonquins
supérieurs ; mais ce nom appartenait en propre à la nation des
Cheveux-relevés (Ondataouaouat).
4. Amikoués (Amikouas, Amiquois), tribu d'Algonquins supérieurs.
5. Les Nipissiniens ouNipissings (Nipissiriniens), peuplade de race
algonquine, habitant les bords du lac Nipissingou Népissing.
6. Appelés aussi Crislinos, Çristinaux ou Kiristinous.
7. Les Anglais les appelaient : Mohawks, Oneidas, Onondagas,
Cayugas et Senecas.
— 94 —
habitaient les Eriés au sud du lac de même nom; les Miamis
et les Illinois, sur la rive méridionale du lac Michigan ;
enfin, au couchant des grands lacs, les Mascoutins, les
Puans ou Winipigons, les Folles-Avoines, les Poutéoua-
tamis, les Renards, les Sakis, les Sioux et les Assiniboines.
Toutes ces tribus, et d'autres moins importantes, se par-
tageaient en deux races principales : la race Algonquinc et
la race Huronne-Iroquoise. On les a ainsi divisées d'après
les langues qu'elles parlaient ; ces langues sont appelées
langues-mères, parce qu'elles n'ont aucune analogie entre
elles1.
Quelle était la population de la Nouvelle-France à
l'époque où les missionnaires s'établirent à Québec ? Il
serait impossible de le dire avec précision. A en juger par
la variété et le nombre des tribus, on serait porté à croire
qu'elle devait être considérable ; et cependant rien de moins
exact. Les calculs, faits avec le plus grand soin, la
réduisent à un chiffre de deux cent mille âmes environ, ce
qui n'étonnera pas les historiens un peu au courant des
habitudes des sauvages : les peuples chasseurs surtout ont
besoin, pour vivre, d'espaces immenses 2.
Ces peuples se partageaient en deux classes : les uns
vivaient sédentaires^ réunis en bourgades comme les
Hurons, ou formant une confédération comme les Iroquois,
tous adonnés au travail des champs; les autres, sans
demeure fixe, comme les Algonquins, les Montagnais, les
4. D'après Garneau [Histoire du Canada, ior vol., pp. 86, 87, 88 et
89), il y avait trois langues-mères, Siouse, Algonquine et Huronne.
L'abbé Ferland (Cours d'histoire du Canada, 1er vol. p. 95) n'en donne
que deux. — V. ces deux historiens pour plus amples renseigne-
ments.
2. Garneau, Histoire du Canada, t. I, p. 89.
— 95 —
Papinachois, les Bersiamites, les Micmacs, les Etchemins,
subsistaient du produit de leur chasse et de leur pêche1.
Ces derniers habitent des cabanes d'une construction
primitive, lesquelles se composent de perches fichées en terre
et recouvertes d'écorces aussi minces parfois que du par-
chemin2. Quand ils déménagent, ce qui leur arrive fréquem-
ment pendant l'été, presque continuellement pendant
l'hiver, ils ne sont pas longs à accomplir cette besogne. Ils
mettent en hiver sur le traîneau, en été sur le canot, les
couvertures d'écorce et leurs misérables hardes, et ils
partent. Le soir venu, on coupe dans la forêt de longues
perches de bouleau ou de pin, on les plante en terre dans
un espace long ou carré, plus ou moins étendu, on les
rapproche par le sommet, de manière cependant à y ména-
ger une ouverture ; sur ces perches on étend les rouleaux
d'écorce; une peau d'ours sert de portière ; et la cabane est
faite.
Au centre de la cabane, on allume le feu, et la fumée
s'échappe comme elle peut par l'ouverture du haut ; elle est
souvent si épaisse qu'on est obligé de se coucher des
heures à plat ventre et de respirer la bouche contre terre.
En hiver, avant de fixer les perches, les sauvages
déblaient, à l'aide de leurs raquettes, un espace de terrain
suffisant pour la famille, autour duquel la neige forme une
muraille de plusieurs pieds de haut ; et, la cabane terminée,
ils recouvrent de branches de pin le sol humide et la
muraille de neige3.
Chez les peuplades sédentaires, la civilisation est plus
1. Histoire de la Colonie française, par l'abbé Faillon, t. I, p. 299;
— Relations des Jésuites, passim.
2. Brève relatione del P. Bressani, p. 9.
3. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Le Jeune, année 1634,
p. 51. •
— 96 —
avancée. Les cabanes sont construites avec de grosses
écorces de cèdre, de frêne, d'orme ou de sapin, soutenues
par de fortes pièces de bois. Elles ressemblent à des
berceaux ou tonnelles de jardin1, et ont dix, vingt, trente,
quarante cannes de longueur sur quatre de largeur et autant
de hauteur2. A l'intérieur, pas de cave, pas de grenier, pas
de chambre, aucun meuble. Aux deux extrémités de la
cabane , une porte ; et pour fenêtre et cheminée , une
ouverture au sommet du toit, par où vient la lumière et
s'échappe la fumée. Dans chaque cabane, plusieurs feux, et
deux familles à chaque feu3. On s'assied par terre, on couche
sur des peaux de bêtes, sur des nattes ou sur la terre nue.
Les peuplades sédentaires ne cultivent guère que le blé
d'Inde, les citrouilles et le tabac4. Le blé est à peu près
leur unique nourriture avec le poisson et la viande des
bêtes sauvages, fraîche ou fumée. Pas de vin, pas de pain,
pas de sel, pas de légumes.
La sollicitude du ménage, chez les sauvages, repose sur
la femme : à elle de cultiver les champs, de couper et de
transporter le bois de chauffage, de faire la cuisine. Avant
l'arrivée des Européens, elle se servait, en guise de chau-
dière, d'un vaste trou creusé en terre ou dans la souche
d'un arbre, qu'elle remplissait d'eau. Elle faisait bouillir
l'eau au moyen de pierres rougies au feu ; et dans cette
1. Relation de 1635, p. 31.
2. Le P. Bressani dit dans sa Brève Relatione : « E fanno le loro
capanne di 10, 15, 20, 30 e 40 canne di longo. » La canne, mesure
d'Italie, vaut à peu près six pieds.
3. Lettre du P. François du Peron, Jésuite, à son frère, Joseph
Imbert, de la Compagnie de Jésus. Au bourg de la Conception de
N.-D. chez les Hurons, 27 avril 1639. (Documents inédits du P. Ca-
rayon, XII, p. 170.)
4. Lettre du P. de Brébeuf au R. P. Général, Mutius Vitelleschi ;
de Saint-Joseph chez les Hurons, 1635. (Doc. inéd., XII, p. 164.)
— 97 —
espèce de chaudière, elle jetait pêle-mêle le blé d'inde, le
poisson, la viande. Le mari s'occupe de guerre, de chasse, de
pêche, de traite1. Il fabrique les traîneaux, les raquettes, les
canots, les avirons, les cabanes, enfin les armes offensives et
défensives, javelots, arcs, flèches, casse-têtes, brassards et
cuissards, boucliers et haches2.
Le Canada n'étant qu'une vaste forêt sans chemins, cou-
pée de fleuves, de rivières, de petits cours d'eau et de lacs,
le sauvage voyage toujours en canot pendant la saison
d'été3. Si la navigation est interrompue, ce qui arrive sou-
1. P. Biard, Relation delà Nouvelle-France; — F. Gabriel Sagard,
Histoire du Canada et voyage du pays des Hurons ; — P. Le Jeune,
Relations de la Nouvelle-France; et Relations des autres missionnaires
Jésuites, à partir de 1633 ; — M. Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-
France, 1. VI, ch. XVII et XVIII ; — Perrot, Mœurs des sauvages,
édit. du P. Tailhan ; — Ferland,t.l, p. 73 : « Les Souriquois brûlaient
un arbre à une hauteur de deux ou trois pieds, puis creusaient la
souche avec des tisons ardents et des outils de pierre, et la chau-
dière était prête. »
2. Voir la description des armes : Perrot, Mœurs des sauvages,
pp. 64, 300, etc.; — L'abbé Ferland, t. f, p. 113; — G. Sagard,
pp. 125 et suiv.; — Lafîtau, Mœurs des sauvages, t, II, p. 193; —
Charlevoix, t. III, p. 22 ; — M. Lescarbot, 1. VI, ch. XVII.
Perrot a décrit au ch. VII, n08 2 et 3, les occupations de l'homme
et de la femme, et le P. de Charlevoix a reproduit en partie (t. III,
pp. 333 et 344) ce que dit Perrot. Tout cela est parfaitement d'accord
avec ce qu'on trouve sur le même sujet dans Champlain, les Rela-
tions des missionnaires (années 1633 et 1634) et le P. Lafiteau (t. II,
pp. 3, 63 et suiv., 106 et suiv.). D'après les Lettres édif. (t. VI,
pp. 179 et 329), les femmes travaillaient encore plus chez les Illinois
que chez les autres sauvages ; mais, en revanche, les Hurons parta-
geaient avec leurs femmes les travaux de la campagne; et le P. Gra-
vier (Relation ou Journal de son voyage en 1700, p. 30) dit que les
Tounika de la Louisiane prenaient pour eux tous les travaux pénibles
et ne laissaient à leurs femmes que les soins du ménage. — V. les
Notes du P. Tailhan sur le Mémoire de Perrot, p. 181.
3. On lit dans un mémoire anonyme adressé en 1705 au comte de
Pontchartrain (Mémoire historique sur les mauvais effets de la réu-
nion des Castors dans une mémo main ; ministère de la marine), la
Jés. et Nouv.-Fr. — T. T. 11
— 98 —
vent, par un sault ou rapide, ou bien par un faîte entre
deux rivières, il porte le canot sur ses épaules. En hiver,
quand la terre est couverte de neige et les fleuves de glace,
il voyage en raquettes * .
Les hommes n'ont guère pour tout vêtement, l'été, qu'une
sorte de ceinture appelée Brayer', les femmes sont vêtues
plus modestement. L'hiver, le sauvage se couvre de peaux
d'animaux. 11 porte souvent des chaussons de cuir, des
espèces de bas de peau ou d'étoffe2. Il fait encore grand
description suivante du canot : « Les canots sont faits d'écorces de
bouleau proprement tendues sur des varangues de bois de cèdre bien
légères et bien minces. Leur structure est presque semblable à celle
des gondoles de Venise. Ils sont partagés en six, sept et huit places
par des barres de bois légères qui soutiennent et qui lient les deux
bords du canot... Comme une seule écorce ne peut pas faire un canot
tout entier, celles qui le composent sont cousues avec des racines
de sapin, plus blanches et plus liantes que l'ozier. On enduit les cou-
tures d'une gomme que les sauvages tirent du sapin. Les sauvages,
et les femmes surtout, excellent dans Fart de faire ces canots ; peu
de Français y réussissent ». — « Faire portage, c'est transporter les
canots par terre d'une rivière à une autre, du pied d'une cataracte au
dessus. » (Lahontan, t. I, p. 276.)
1. « Les raquettes, dit Chateaubriand dans ses Voyages d'Amé-
rique, ont dix-huit pouces de long sur huit de large; de forme ovale
par devant, elles se terminent en pointe par derrière ; la courbe de
l'ellypse est de bois de bouleau plié et durci au feu. Les cordes trans-
versales et longitudinales sont faites de lanières de cuir ; elles ont
six lignes en tous sens ; on les renforce avec des scions d'ozier. La
raquette est assujettie aux pieds au moyen de trois bandelettes. Sans
ces machines ingénieuses, il serait impossible de faire un pas l'hiver
dans ces climats ; mais elles blessent et fatiguent d'abord, parce
qu'elles obligent à tourner les jambes en dedans et à écarter les
jambes. » Le P. Lafitau, Jésuite, donne une description très éten-
due de la raquette, dans les Mœurs des Sauvages amériquains, t. II,
pp. 220 et suiv.
2. Voir, pour plus amples détails sur l'habillement des sauvages :
P. Lafitau, t. II, pp. 26 et suiv. ; — M. Lescarbot, 1. VI, ch. IX ; —
Charlevoix, t. III, p. 327 ; — Lahontan, t, II, pp. 94-96; — Relations
des Jésuites de la Nouvelle-France, passim ; — Ferland, 1. I, ch. VIII ;
— Garneau, t. I, 1. II.
— 99 —
usage de colliers de porcelaine et du calumet ; les colliers
servaient d'ornement et de pâture, surtout aux femmes1 ;
le calumet, ou pipe des sauvages, est également pour eux
le symbole de la paix2. Rien aussi ne se fait au Canada
avec les sauvages, ni affaires, ni négociations, sans les col-
liers, qui servent de contrats et cï obligations parmi eux,
V usage de V écriture leur étant inconnu^.
1. Sagard, Histoire du Canada, pp. 371 et suiv.
2. Lachamhre, Dictionnaire : « Le Calumet est pour les sauvages
le symbole de la paix. Lorsque les chefs des tribus indigènes de
l'Amérique septentrionale se réunissent pour conclure un traité avec
les chefs d'autres tribus ou avec des négociateurs étrangers, ils
allument le tabac d'une longue pipe, ornée de divers enjolivements.
Après quelques aspirations qui en ont fait jaillir la fumée, le chef fait
passer le grand Calumet au chef étranger ou aux ambassadeurs pour
fumer à leur tour. Offrir à quelqu'un le calumet, c'est vouloir vivre
avec lui en bonne intelligence et en amitié. » Ce que dit Lachambre
est confirmé par les missionnaires et les historiens du Canada. Le
P. Marquette (sect. 6e, Ms. rom., p. 39) fait cette description du
calumet : « il est composé de deux pièces; d'une pierre rouge, polie
comme du marbre et percée de telle façon qu'un bout sert à recevoir
le tabac, et l'autre s'enclave dans le manche ; c'est un baston de
deux pieds de long, gros comme une canne ordinaire, et percé par
le milieu. Il est embelly de la teste ou du col de divers oyseaux dont
le plumage est très beau. Ils y adjoustent aussy de grandes plumes
rouges, vertes et d'autres couleurs... Il n'est rien parmy les sauvages
<le plus mystérieux n'y de plus recommandable... Il semble estre le
Dieu de la paix et de la guerre, l'arbitre de la vie et de la mort... Il
y a un calumet pour la paix et un autre pour la guerre, qui ne sont
distinguez que par la couleur des plumages dont ils sont ornez. Le
rouge est marque de guerre. » Voir Perrot, ch. XV, p. 99 et 100 ; —
La Potherie, t. II, ch. II ; — Lahontan, t. I, p. 47 ; — Cliarlevoix, t. III,
p. 211 ; — Comtesse Gédéon de Clermont-T onnerre , trad. des Pion-
niers français de Fr. Parkman, introduction, p. xiv ; — P. Lafitau,
t. II, pp. 314, 320, 330; — Qarneau, t. I, p. 96.
3. Lahontan, t. I, p. 48; — Charlevoix , t. III, p. 210; —
P. Lafitau, t. I, p. 502; — Comtesse G. de Clermont-Tonnerre,
ibid., p. xiv, Wampum. « Wampoum, dit Taine dans son diction-
naire, nom donné parmi les tribus de l'Amérique du Nord, à des
ceintures auxquelles étaient enfilés des coquillages de diverses
— 100 —
Les sauvages du Canada avaient-ils une organisation
sociale, une forme de gouvernement? On a versé des flots
d'encre sur cette question, que nous n'avons pas l'intention
d'élucider. On peut dire en général que s'il existait chez
les tribus sauvages un fantôme d'autorité publique, il n'y
avait pas, à proprement parler, de gouvernement. Chez les
tribus errantes, les capitaines et les anciens traitaient en
conseil les affaires de la tribu ; leurs décisions n'obligeaient
personne, la liberté de chacun étant absolue, inviolable.
En général, les nations sédentaires forment chacune une
espèce de république représentative.
Pour ne parler que des Hurons, ils sont divisés en trois
tribus principales, les Attignaouantans, les Attignecnon-
ffuahac et les Arendahronons, ou gens de la Corde, du
Rocher et de VOurs. La Relation de 1639 ajoute une qua-
trième tribu, celle de Tohontaenrat1.
L'autorité publique de la nation est entre les mains de
capitaines ou chefs, qui président aux affaires civiles et
commandent à la guerre. Chaque tribu, chaque village a
formes et de diverses couleurs, et qui, par leurs combinaisons
emblématiques étaient destinées à éveiller dans l'esprit telle ou telle
notion; c'est l'analogue des quipos, A. Maury, de l origine de l'écri-
ture, Journal des Savants, août 1875, p. 467. » — Ferland, t. I,
p. 122.
1. Relation de 1639, p. 50. — Le P. Martin dit à la p. 322 de sa
traduction de la Brève Relatione du P. Bressani : « HURONS. Cham-
plain les appelle Hurons, Ochatéguins, Ochatagin, Attigouantans,
Atignonaaniians, Attignouantan, Attigouotans, Attignouaatitans.
Sagard les nomme Houandates. Ils étaient divisés en 3 tribus»
La Corde, le Rocher et l'Ours (Sagard, Relation 1659). 1° Les Atti-
gnaouantans (Relation 1639), Atingyahointan (Sagard). 2° Les Atiga-
gnongueha (Sagard), Altignenonghac (Relation 1636), Atignenongac/i
(Relation 4637), Attigneenonguahac (Relation 1639), Attingueenon-
gnahak (Relation 1641), Attiniatoenten (Relation 1649). 3° Les Henar-
honons (Sagard), Arendoronons (Relation 1636), Arendahronons (1639),
Arendaenronons. »
— 101 —
encore son capitaine ; puis, il y a un capitaine chargé
de la grande fête des morts, un capitaine qui orga-
nise les voyages de trafic, d'autres capitaines munis d'em-
plois de moindre importance. La dignité est due à la valeur
et au mérite personnel1. Les uns et les autres n'ont d'autre
moyen de se faire obéir que l'estime et la persuasion, et
encore ce moyen ne réussit-il pas toujours, car « dans chaque
nation, et dans chaque nation, chaque bourgade, et dans
chaque bourgade, chaque famille, chaque individu se consi-
dère comme libre d'agir à sa guise, sans avoir jamais de
compte à rendre à personne. Les chefs ne jouissent de
quelque pouvoir qu'à la guerre et à la chasse, où d'ailleurs
ils ne sont suivis que par ceux qui le veulent bien2. »
Les graves intérêts du village se discutent dans le conseil
composé du capitaine et des anciens ; ceux de la tribu dans
une assemblée composée des conseils particuliers de chaque
village ; et ceux de la nation dans une assemblée générale,
à laquelle sont convoqués tous les capitaines et les anciens
de chaque tribu. Le peuple peut assister à tous les conseils.
Rien de plus pittoresque que le spectacle d'une assemblée
de sauvages, surtout de l'assemblée générale de la nation.
On se réunit dans la cabane du capitaine qui a envoyé la
convocation. « C'est une troupe de crasseux, dit le P.
Lafitau, assis sur leur derrière, accroupis comme des
singes, et ayant leurs genoux auprès de leurs oreilles, ou
bien couchés différemment, le dos ou le ventre en l'air, qui
tous, la pipe à la bouche, traitent des affaires d'Etat avec
autant de sang-froid et de gravité que la junte d'Espagne
ou le conseil des Sages à Venise3. » Les hommes d'une
1. Relation de la Nouvelle-France, année 1636, ch. VI : « De la
police des Ilurons et de leur gouvernement. »
t. Mémoire de Nicolas Perrot, par le P. Tailhan, p. 210, note.
3. Mœurs des sauvages, t. I, p. 478.
— 102 —
même tribu se mettent ensemble pour mieux se concerter
sur le vote final. Chacun parle à son tour, aussi long-temps
qu'il veut, sans être jamais interrompu. Quand l'orateur a
fini de parler, l'assemblée pousse toujours le môme cri
d'applaudissement, qu'elle approuve ou désapprouve :
Haau{ ! On vote les mesures proposées au moyen de petits
bâtons de bois. Même après le vote, acquis à la pluralité
des suffrages exprimés, chacun conserve sa liberté, et peut,
s'il le désire, ne pas se soumettre aux décisions de l'assem-
blée, bien que de fait il y obéisse d'ordinaire.
Les membres d'une même tribu sont presque tous
parents; aussi ne peuvent-ils se marier entre eux, les
usages s'y opposant formellement; ils prennent mari ou
femme dans la tribu voisine, et les enfants appartiennent à
la tribu de la mère; ils n'ont aucune part à la succession
du père, dont tous les biens, même les armes, passent de
droit à ses frères et aux fils de ses sœurs. L'hérédité
descend par les femmes. Ghamplain en donne cette singu-
lière raison : c'est que l'enfant peut bien ne pas être le fils
de son père légal, à cause de la vie dissolue des populations
indiennes.
Le système de division sociale chez les Hurons, leur
république représentative et la règle de succession par
les femmes sont une des formes politiques les plus
communes chez les nations indiennes sédentaires.
4. Relation de 1636, p. 128. — Chaque tribu avait son orateur,,
lequel prenait la parole au nom des membres de sa tribu. Chaque
tribu avait pour emblème un animal ou un objet dont elle portait le
nom; et cet animal, Fours par exemple, ou cet objet, était souvent
tatoué sur le corps des guerriers ou peint à l'entrée de la cabane.
Dans les conseils, l'orateur de la tribu avait grand soin dans sa parole
imagée d'attirer l'attention des auditeurs sur le nom qu'elle portait
et dont elle était fière : « L'ours a dit, il a fait cela ; l'ours est fin et
méchant; les mains de l'ours sont dangereuses. » (Ibid., p. 127.)
— 103 —
Toutes ces nations possèdent aussi un code de courtoisie
et de bienséanee qu'on ne peut enfreindre sans encourir la
censure publique. Les lois civiles se forment par l'usage;
une coutume s'établit, et avec le temps elle devient une
loi commune, bien qu'il n'y ait aucun tribunal pour l'imposer
ni pour la contrôler. Il n'existe pas de code de délits et de
peines. Les crimes contre les choses et les personnes sont
punis par la famille et non par la loi. Ainsi « un assassinat
est-il commis, une paix solennellement jurée avec une
autre peuplade est-elle violée par le caprice d'un seul
individu, il ne faut pas songer à punir directement le cou-
pable ; ce serait s'attribuer sur lui une juridiction qu'on ne
songe pas même à réclamer. On offre à la partie lésée des
présents destinés à couvrir le mort ou à ramener la paix...
Les meurtriers ne sont ordinairement obligés qu'à payer le
prix du sang aux parents de la victime. Et encore n'est-ce
pas eux, mais leur village ou leur nation qui doit le fournir.
Ce prix n'est presque jamais refusé 1 ». « Pour les larrons,
dit le P. de Brébeuf, quoique le pays des Hurons en soit
rempli, ils ne sont pas pourtant tolérez; si vous trouvez
quelqu'un saisi de quelque chose qui vous appartienne,
vous pouvez en bonne conscience jouer au roi dépouillé, et
prendre tout ce qui est votre, et avec cela le mettre nud
comme la main. Si c'est à la pesche, luy enlever son canot,
ses rets, son poisson, sa robe, tout ce qu'il a : il est vrai
qu'en cette occasion le plus fort l'emporte2. » Le bourg
près duquel un vol a été commis en est responsable, si l'on
n'en peut découvrir le véritable auteur3. Les empoisonneurs
1. Mémoire de Nie. Perrot, pp. 205 et 211.— Relation de 1636,
pp. 118-120. — Relation de 1648, pp. 78, 79 et 44.
2. Relation de 1636, p. 120.
3. Mémoire de Nie. Perrot, par le P. Tailhan, p. 205. — Relation
de 1637, pp. 104 et 105.
— 104 —
pris sur le fait et ceux qu'on soupçonne d'avoir par leurs
sorcelleries causé la mort de quelqu'un sont tués sans forme
de procès1. Tout individu considéré comme coupable du
crime de trahison, ou dangereux pour la paix publique, est
jugé en conseil secret des chefs et des vieillards, et
condamné à mort. On charge un jeune homme d'exécuter
le coupable; il le guette, et, au moment favorable, il le poi-
gnarde ou lui casse la tête. Voilà à quoi se réduit le code
criminel de beaucoup de nations. Il est des plus simples;
et, chose étrange! la répression, qui ne s'exerce qu'à de
rares occasions, suffit pour maintenir le plus ordinairement
dans la ligne du devoir ces peuples grossiers, immoraux et
sans loi. La coutume ayant pour résultat de rendre le village,
la famille ou la tribu, et non le criminel, responsables
de l'offense, est sans doute très bizarre; et cependant, au
dire des missionnaires, les crimes sont sans comparaison
beaucoup plus rares qu'en France où le coupable est puni
personnellement 2.
Il n'y a pas de propriété privée chez les nations séden-
taires. Quand un village se fixe quelque part, on divise les
champs et les bois environnants en autant de lots que le
village compte de familles. La famille cultive la part de
terrain qu'on lui assigne et emporte chez elle le produit de
son travail. Il existe, malgré tout, des riches et des pauvres ;
mais aussi longtemps qu'il reste de provisions au village,
le plus pauvre est assuré d'y avoir sa part; il n'a qu'à entrer
dans la première maison venue, à s'asseoir près du foyer,
et, sans qu'un seul mot soit prononcé des deux côtés, les
femmes placent des aliments devant lui 3. Tous les historiens
1. Mémoire de Nie. Perrot, p. 205. — Relation de 1635, p. 35.
2. Relation de 1645, p. 43 ; — Relation de 1648, p. 80.
3. Parkman, Pioneers of France. Introd. — Relation de 1636,
p. 118.
— 105 —
font de l'hospitalité des sauvages un grand éloge, et ils ont
raison; cependant n'était-elle pas souvent un gaspillage
aveugle dont on espérait prendre sa revanche sur autrui;
une camaraderie folle, une insouciance de l'avenir plutôt
qu'une libéralité cordiale l ?
La religion des sauvages est un composé de fables
ridicules, de superstitions et de pratiques grossières. Les
Algonquins, au dire de N. Perrot, reconnaissent pour divi-
nités principales, le grand lièvre, le soleil et les démons
ou esprits mauvais qu'ils nomment manitous. Les Hurons
remplissent l'univers de ces démons, appelés par eux Okis.
Toutes les nations ont des divinités qu'elles choisissent
parmi les choses de la terre, de l'air et des eaux. Les dieux
de l'air sont le tonnerre, les éclairs, la lune, les éclipses,
les tourbillons de vent, tout ce qui frappe et sème l'épou-
vante. Les bêtes nuisibles, venimeuses, difformes, et le
castor et l'ours, à cause de leur intelligence et de leur
importance pour le chasseur, sont des êtres supérieurs.
Beaucoup croient que les cieux sont habités par une puis-
sance, qui règle les saisons, tient en bride les vents et les
flots, et peut secourir l'homme dans le besoin. Parfois, ils
offrent à ces divinités, au ciel et aux corps célestes surtout,
soit pour les apaiser, soit pour se les rendre favorables, des
feuilles de tabac, qu'ils jettent à l'eau ou dans le feu2.
1. Note 2 sur le ch. XII du Mémoire de Perrot, par le P. Tailhan,
p. 203 ; — Mémoire de Perrot, ch. XII, de VHospitalité des sauvages,
pp. 09-71 ; — Relations de la Nouvelle-France, année 1634, V, p. 29,
et XIII, p. 8; année 1635, p. 36; année 1636, p. 118; enfin, ch. II,
p. 8, du Ms. original de l'année 1673.
2. Ferland, 1. 1, pp. 98 et 99. Ces renseignements de l'abbé Feiiand
sont tirés du Mémoire de N. Perrot, ch. V, p. 12. — Voir Relation de
la Nouvelle-France, par le P. Biard, ch. VIII; — Relations de 1632,
p. 11; -de 1633, p. 16; —de 1634, pp. 13-27; — Lahontan, t. II, Ado-
ration* des sauvages, p. 125 ; — La Potherie, t. II, ch. I, pp. 10 et suiv.
— 106 —
Leur dogme sur la création est des plus fantaisistes.
« Les nations algonquin es regardent Michabou ou le grand
lièvre1, comme le chef des esprits et l'architecte de notre
globe. La terre était couverte d'eau; Michabou flottait sur
un amas d'arbres, avec les animaux dont il était le chef.
Souhaitant obtenir un grain de sable pour en former le
noyau d'une terre nouvelle, il fait plonger la loutre et le
castor sans obtenir de résultat. Le rat musqué se voue
enfin pour la cause publique, et s'enfonce sous les eaux.
Vingt-quatre heures après, il reparaît à la surface, mais
sans vie; à la suite d'une recherche minutieuse, on trouve
un grain de sable attaché à l'une de ses pattes. Saisissant
ce grain de sable, le grand lièvre le laisse tomber sur l'amas
de bois, qui se couvre de terre et s'étend peu à peu. Quand
la masse ainsi formée est de la grosseur d'une montagne, le
grand lièvre en fait le tour à plusieurs reprises, et la terre
grossit à mesure. Le renard est chargé de surveiller les
progrès de l'opération, et d'avertir ses compagnons lorsqu'il
croira la terre suffisamment étendue pour fournir la vie et
le couvert à tous les animaux. Il se presse trop de faire un
— Quelques sauvages ne reconnaissaient aucun souverain-maître du
ciel et de la terre, par exemple, les Outaouais (Relation de 1667, V,
p. 11); mais beaucoup avaient l'idée confuse d'un être supérieur, d'un
esprit mauvais. — Charlevoixa admirablement exposé la religion des
sauvages, t. III, pp. 343 et suiv. : « Des traditions et de la religion
des sauvages du Canada. » Nous y renvoyons le lecteur, qui désire
être renseigné plus à fond, ainsi qu'aux ouvrages de J. Cartier,
Champlain, M. Lescarbot et G. Sagard. On lit dans une lettre
du P. Marest (Lettres êdif., t. VI, p. 330) : « Il serait difficile de dire
quelle est la religion de nos sauvages : elle consiste uniquement
dans quelques superstitions dont on amuse leur crédulité. Comme
toute leur connaissance se borne à celle des bêtes et aux besoins de
la vie, c'est aussi à ces choses que se borne tout leur culte. »
4. Nicolas Perrot le nomme Messou. Les Sauteurs l'appellent
Missabos ou Mitchechabos. (Note de M. Belcourt.) — FeiHancI, t. I,
p. 97.
— 107 —
rapport favorable : le grand lièvre ayant voulu connaître
la vérité par lui-même, trouve la terre trop petite; il
continue donc et continue encore d'en faire le tour et de
l'agrandir de plus en plus. Après la formation de la terre,
les animaux se retirent dans les lieux qu'ils jugent les plus
commodes; quelques-uns meurent, et de leurs corps le
grand lièvre fait naître des hommes, auxquels il apprend à
faire la pêche et la chasse. A l'un d'eux, il présente une
femme en lui disant : Mon fils, pourquoi crains-tu ? Je suis
le grand lièvre, je t'ai donné la vie ; aujourd' hui, je veux te
donner une compagne. Toi, homme, tu chasseras, tu feras
des canots et tout ce que Vhomme doit faire; et toi, femme,
tu prépareras la nourriture à ton mari, tu feras ses souliers,
tu passeras les peaux et tu fileras; tu £ acquitteras de tout
ce qui regarde la femme '. »
Ce récit de la création de la terre et de l'homme est plus
extravagant encore que la fable débitée par les Hurons sur
le même sujet. « Ils croient qu'au dessus du ciel il a existé
de tout temps un monde semblable au nôtre, peuplé
d'hommes tels que nous. Un jour, une femme, nommée
Ataentsic, en tomba ou s'en précipita par un trou qui
s'était creusé sous ses pas. A cette époque, notre terre
n'existait point encore, et partout, à sa place, s'étendait un
océan sans limites. La tortue, vovant tomber Ataentsic,
invita tous les autres animaux aquatiques à construire une
île pour la recevoir; elle s'offrit même à porter sur son dos
cette île qu'on allait former. Ataentsic ne se blessa pas dans
sa chute, et mit au jour, dans l'asile qu'on lui avait préparé,
deux jumeaux qu'elle appela Tawiscaron et Jouskeha. Le
i. Cours d'histoire de l'abbé Ferland, t. I, pp. 97 et 98. Ferland
résume dans ce passage tout ce que dit N. Perrot dans son Mémoire j.
chap. I et II, pp. 3-7, édit. du P. Tailhan.
— 108 —
premier fut plus tard tué par le second, à la suite d'une
querelle qui s'était élevée entre eux1. »
Ataentsic, aidée de Jouskeha, a fait la terre et les
hommes. Mais, qui a créé le ciel et Ataentsic? Nous n'en
savons rien, répondent les Hurons 2. Ils ont cependant l'idée
d'un Dieu créateur, bien qu'ils ne lui rendent aucun culte.
On ne voit parmi eux et chez les autres tribus sauvages
de l'Amérique septentrionale, ni temples, ni prêtres, ni
fêtes, ni cérémonies 3.
La croyance à l'immortalité de l'âme est universelle
parmi les sauvages de l'Amérique4, à l'exception des
Illinois Péouaroua qui s'imaginent que l'homme meurt tout
entier 5. En 1626,1e P. Charles Lalemant assistait à l'enterre-
ment d'un algonquin. Les sauvages mettaient dans la fosse
1. Mémoire de Nie. Perrot, p. 161, note du P. Tailhan, lequel résume
la Relation de 1635, p. 34, etla Relation de 1636, p. 101, — V. Ferland,
p. 97.
2. Relation de 1635, p. 34. — Voir dans les Relations de 1634, p. 13,
de 1637, p. 54, et de 1633, p. 16, la doctrine des Montagnais et
d'autres peuplades sur l'origine de l'homme. D'après les Montagnais,
l'homme est né du Messou et d'une rate musquée ; ils professent la
doctrine des Algonquins.
3. Relation de 1635, p. 34. — Le P. Petit (Lettres édif., t. VII, p. 6)
dit que de tous les peuples de l'Amérique du Nord, les Natchez seuls
paraissent avoir un culte réglé. Nous en dirons un mot plus tard.
4. Relation du P. Biard, ch. V, p. 127, et c. VIII; — Relations
de 1626, pp. 3 et 4; de 1634, p. 16; de 1636, pp. 104 et suiv. ; de 1637,
p. 53; de 1639, p. 43, etc. ; — Voyages de Champlain, ch. V, p. 127 ;
— Histoire du Canada, par G. Sagard, pp. 490, 497, 493, 499, ...; —
Voyage du pays des Hurons, par G. Sagard, pp. 232 et suiv. ; — Histoire
de la Nouvelle-France, t. III, pp. 351 et suiv.; — Mœurs des sauvages,
par le P. Lafitau, t. I, pp. 359 et suiv.; — Seconde navigation faite
par Jacques Quartier, ch. X, p. 50; Québec, 1843; — Lettres édif.,
t. VII, pp. 11 et 12.
5. Relation manuscrite de la mission N.-D. de la Conception, par
le P. Gravier, p. 4. (Arch. de l'école Sainte-Geneviève, 14 bis, rue
Lhomond, Paris.)
— 109 —
le corps du défunt et tous les objets qui lui appartenaient. Le
missionnaire demande à un vieillard pourquoi l'on enterrait
ainsi tous les bagages. « Afin que le mort s'en serve dans
l'autre monde, répond le vieillard. Sans doute que le corps
des chaudières, des peaux, des couteaux demeure dans les
fosses; mais lame de ces objets et des autres s'en va dans
l'autre monde, et le mort s'en sert1. »
Cette croyance des sauvages à l'immortalité est poussée
si loin qu'ils l'accordent à l'âme des bêtes et des êtres ina-
nimés. Chez les Hurons, aussitôt après la mort, le cadavre
est déposé avec des provisions, les armes et tous les objets
appartenant au défunt, dans une caisse faite de grosses
écorces et élevée, au cimetière commun, sur quatre poteaux.
Il reste là jusqu'à la grande fête, la plus célèbre du pays,
la fête des morts, qui revient tous les huit ou dix ans.
L'âme, séparée du corps, reste cependant près de lui
jusqu'après la fête : elle a une tête, un corps, des bras, des
jambes. La nuit, elle se promène dans le village et se
nourrit des mets laissés dans les chaudières. A l'époque de
la fête des morts, les habitants de chaque village descendent
toutes les bières des poteaux, ils enveloppent les ossements
dans des peaux précieuses, et, en présence de toute la tribu
assemblée, ils ensevelissent ces ossements dans une vaste
fosse, où ils jettent des colliers, des robes neuves, de riches
pelleteries, des armes, des chaudières et mille autres objets.
La fête terminée, les âmes, parées de ces robes et de ces
colliers, se mettent en route pour un grand village, situé à
l'occident. Elles y sont suivies des âmes de tout ce qui leur
a appartenu. Et, dans ce pays des morts, elles passent le
temps à festoyer, à danser et à se divertir. Il n'y a que les
âmes des vieillards et des enfants à demeurer dans le pays
1. Relation de 1626, pp. 3 et 4.
— 110 —
de leur tribu, impuissantes qu'elles sont à se rendre au
village du soleil couchant 1 .
Les vivants viennent souvent pleurer sur le cercueil
d'écorce. Les veuves ne portent plus d'ornements; elles
cessent de se laver, de s'oindre et de se peindre; elles se
coupent les cheveux. Le mari ne pleure pas à la mort de la
femme, les larmes étant indignes d'un homme; mais il ne
se peint le visage, il ne se graisse les cheveux que dans de
rares occasions. Des mères conservent longtemps dans leur
cabane le cadavre de leur enfant, malgré l'odeur insuppor-
table qui s'en exhale. Les funérailles sont accompagnées et
suivies de festins interminables, de danses funèbres et de
combats2.
Le manitou est le grand principe du bien ou du mal.
Chaque sauvage a son manitou, un oiseau, un poisson, un
quadrupède, un reptile, une pierre ou un morceau de bois3.
Ce manitou est pour lui sa divinité. Il l'aime, si elle lui fait
du bien; il la craint, si elle lui fait du mal, et il tâche de
se la rendre favorable par des prières, des festins et des
jeûnes. Si la chasse est abondante, il l'attribue à son
influence. S'il lui arrive un malheur, il l'impute à son
4. Relation de 1636, chap. II, pp. 104 et suiv. ; ch. IX, p. 133.
2. Cours d'histoire de l'abbé Ferland, t. I, p. 102; — Brève relatione,
p. 25 ; — Relation de 1636, chap. VIII et IX, pp. 128 et 131 ; — Mœurs
des sauvages, par le P. Lafitau, t. II, chap. VIII, p. 386; — Histoire
de la Nouvelle-France, du P. de Charlevoix, t. III, 26e lettre ; — Voyage
du pays des Hurons, par G. Sagard, ch. XXI ; — Histoire du Canada,
de Garneau, t. I, 1. II; — Creuxius, Historia Canadensis, passim.
3. Voyage en Amérique de Chateaubriand, art. Religion; — Lettre
du P. Fr. du Peronàson frère, Joseph-Imbert (Doc. inéd., XII, p. 185).
Le P. du Peron dit dans sa lettre, p. 187 : « Chaque famille a ses
armoiries diverses, qui un cerf, qui un serpent, qui un corbeau, qui
le tonnerre, qu'ils estiment être un oiseau, et choses semblables...
Presque tous les sauvages ont des soiis auxquels ils parlent et font
festin pour obtenir d'eux ce qu'ils désirent. »
— 111 —
courroux. En partant pour la guerre, il implore sa pro-
tection. Les Hurons offrent aussi des chiens en holocauste
au Dieu du mal et à celui de la guerre. Le sauvage ne
tourne sa pensée vers la divinité que pour obtenir un bien
temporel ou détourner un malheur ; et toutes ses pratiques
religieuses se réduisent le plus ordinairement à des danses,
à des jeûnes, à des festins, à des invocations au Manitou, à
des sacrifices offerts aux esprits tutélaires des animaux
qu'il va chasser, ou au terrible Areskoui, dieu des combats *.
Le régulateur à peu près unique des pratiques religieuses
du sauvage et de sa vie, c'est le songe. « Si on prie les
Hurons de dire leur sentiment sur quelque chose, ils
répondent, dit le P. du Peron : attendez que nous ayons
consulté le songe. Pour le mieux faire, ils jeûnent aupa-
ravant. Ils tiennent le songe pour le maître de leur vie, et
c'est le Dieu de ce pays. C'est luy qui leur dicte leurs
festins, leur chasse, leur pêche, leur guerre, leurs traites
avec les Français, leurs remèdes, leurs danses, leurs jeux,
.leurs chansons2. » Impossible de se faire une idée de la
puissance et de l'étendue de cette superstition.
« Tout est permis dès qu'il s'agit de donner aux songes leur
accomplissement. Un Iroquois, par exemple, a-t-il rêvé qu'il
était pris par les ennemis et attaché au poteau pour y être
1. Histoire du Canada, par Garneau, pp. 101 et 102; — Note 1 du
P. Tailhan sur le ch. V du Mémoire de Nie. Perrot. — Garneau, p. 102,
dit : « Si la grandeur d'un fleuve, la hauteur d'un cap, la profondeur
d'une rivière, le bruit d'une chute, frappaient l'attention des Hurons
sur le chemin, ils offraient des sacrifices aux esprits de ce fleuve, de
ce rocher, etc. Ils jetaient du tabac ou des oiseaux dont ils avaient
coupé la tête, dans les ondes ou vers la cime des montagnes. »
2. Lettre du P. François du Peron à son frère Joseph-Imbert. Au
bourg de la Conception de Notre-Dame, 27 avril 1639. (Documents
inédits, XII, p. 185.)
— 112 —
brûlé vif, il se hâte à son réveil de convoquer ses meilleurs
amis et se fait tourmenter cruellement, afin que le songe étant
partiellement vérifié en temps de paix, il n'ait plus à craindre
son entière réalisation en temps de guerre1. » Le songe est
une chose sacrée, le moyen dont se sert la divinité pour
manifester à l'homme ses volontés. Il y a des songes heu-
reux, il y en a de funestes. Si le sauvage se réveille dans
un songe agréable, il se lève, il danse; s'il rêve qu'on lui
coupe un doigt, par exemple, à son réveil il le fera couper
pour obéir au songe 2.
Une autre superstition des sauvages, dont il est souvent
question dans les Relations de la Nouvelle-France, c'est la
médecine divinatoire. « Dans les maladies dont ils croient
connaître la cause, et où ils ne soupçonnent point de malé-
fice, ils ont recours aux moyens naturels », aux sueries, à
la diète et aux plantes médicinales du pays 3. Mais viennent-ils
à se figurer qu'ils sont victimes d'influences occultes, ils
1. Note 4 du P. Tailhan sur le ch. V du Mémoire de Nie. Perrot»
Consulter sur les songes : Perrot, ch. V ; — Relations de la Nouvelle-
France, de 1633, p. 17; — de 1636, pp. 10 et 109; — de 1642, p. 86 ; —de
1648, pp. 70 et 71 ; — de 1656, pp. 26 et 27 ; — de 1662, p. 9 ; — de
1670, pp. 66, 72 et 73; —de 1671, p. 17; — de 1672, p. 38; — Cham-
plain, 1. III, ch. V, p. 126; — Sagard, Histoire du Canada, pp. 297,
302 et 303 ; — Charlevoix, t. III, pp. 353 et suiv. ; — Ferland, 1. 1, p. 99.
2. « Telle était l'importance qu'on attachait aux songes, dit l'abbé
Fed'land (t. I, p. 100), qu'une fête avait été instituée pour fournir une
ample satisfaction à tous les rêveurs. La fête des songes, ou suivant
l'expression des Iroquois, le renversement de la cervelle, était une
espèce de bacchanale, pendant laquelle on se livrait aux plus étranges
folies ; chaque acteur dans la scène, s'étant déguisé d'une manière
ridicule, courait de cabane en cabane, bouleversant et renversant
tout, sans que personne osât s'opposer à ses extravagances. A la fin
de la fête, les dommages étaient réparés, et un festin annonçait le
retour à la vie ordinaire. »
3. Ferland, t. I, p. 122.
— 113 —
consultent le jongleur ou sorcier, afin de découvrir les sorts
qui ont produit la maladie et d'en détourner les pernicieux
effets { .
Le jongleur, espèce de charlatan qui exerce le métier
lucratif de médecin, jouit chez les peuplades indiennes
d'une autorité et d'une influence extraordinaires2. Le P.
Biard cite ce fait étrange pour montrer jusqu'où s'étend
sa puissance. Le jongleur annonce-t-il qu'un malade
mourra tel jour, tout le monde, parents et amis, abandonne
le malheureux, et le malade lui-même, à partir de ce
moment, se condamne à une diète absolue. Si, au jour
marqué, il ne semble pas près de mourir, on se fait un
devoir de hâter le dénouement, en versant sur lui de l'eau
froide3. Quand le condamné est un chef de famille, un per-
sonnage de quelque marque, il adresse à tous les siens,
après l'arrêt fatal du médecin, une harangue comprenant
deux parties : son éloge d'abord, puis de bons conseils à
tous les assistants. L'oraison funèbre terminée, la Tabagie
commence : c'est un grand festin, composé de tout ce qui
reste de provisions dans sa cabane et offert à toute sa
famille. On égorge les chiens, afin que leurs âmes aillent
annoncer dans l'autre monde l'arrivée prochaine du mori-
bond, et leurs corps sont jetés dans la chaudière pour ren-
forcer le festin. Après le repas, on pleure, on fait de tou-
chants adieux au malade et on se retire 4.
1. CharlevoiXjt. III, p. 360; — Ferland, t. 1, p. 123. — Les jongleurs
s'appellent aussi aut moins (Voir M. Lescarbot, Champlain et le P.
Biard). Les Hurons les nommaient arendiogouanne.
2. Charlevoix, t. III, 25e lettre, pp. 359 et suiv. — Le P. Biard dit
dans sa Relation de 1616 : « Les autmoins sont comme les prêtres
des Souriquois (ch. V, p. 12)... Les autmoins en charge représen-
teraient nos prestres d'icy (de France) et nos médecins, mais tria-
deurs mensongers et trompeurs » (ch. VII, p. 17).
3. Relation de 1616, ch. VII, p. 18.
4. Ibid., ch. VIII.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 12
— 114 —
Plus éclairé que les autres sauvages de sa tribu, le jon-
gleur, selon la croyance populaire, vit en commerce fré-
quent avec les génies ; il les consulte, et par eux il sait la
source et la nature des maladies, les sorts qui les pro-
duisent, les remèdes qui les guérissent, il explique les malé-
fices et les songes, il fait réussir les négociations, la guerre
et la chasse, il prédit l'avenir ; enfin il lit dans l'intérieur le
plus secret de l'âme les désirs, même les plus cachés, de
ceux qui recourent à sa science. Ce don de divination lui
vient d'un esprit supérieur, Oki chez les Hurons, lequel
habite en lui et l'éclairé. Pour saisir les secrets intimes, les
désirs d'une âme, il regarde dans un bassin plein d'eau, il
feint d'être possédé de quelque furie, ou bien il se cache
dans un lieu obscur, où l'Esprit lui parle et lui découvre
tout ce qu'il y a de plus secret dans l'âme affligée *.
Souvent, chez les Montagnais surtout, il rend ses oracles
à la façon d'une Pythonisse. Ses artifices sont des plus
simples et des plus grossiers ; il les entoure cependant d'un
appareil si bruyant et si mystérieux que les sauvages s'y
laissent facilement prendre ; ils ne voient dans* ses jon-
gleries que l'intervention des Esprits. Ainsi, sur le soir, on
enfonce dans le sol six poteaux en rond, rapprochés par le
haut au moyen d'un grand cercle, de manière à ménager
une ouverture aux Génies, qui par là arrivent et s'en vont.
Les poteaux sont entourés avec le plus grand soin de robes
et de peaux. La cabane achevée, on éteint les feux, afin de
ne pas épouvanter les Génies, et le sorcier se glisse dans
son sanctuaire par une porte basse, en rampant sur les
pieds et sur les mains. Là, commencent ses évocations, à
1. Brève relatione du P. Bressani, p. 22; — Mœurs des sauvages,
par le P. Lafitau, t. II, pp. 375 et suiv. ; — Relation de 1636, ch. V,
p. 114; — Voyage du pays des Hurons, par Sagard, pp. 75, 76, 236,
264, 265.
— 115 —
voix basse; peu à peu il s'anime, il chante, il crie, il hurle.
La cabane s'agite par degrés, doucement d'abord, ensuite
violemment : c'est l'annonce de l'arrivée prochaine des
Génies. Bientôt on entend, au milieu d'un ébranlement
général, des voix confuses, des bruits discordants, des cris
de fureur, un tapage assourdissant. Les Génies sont là, dit
la foule présente, attentive, haletante. On les interroge et
ils répondent, ou plutôt le sorcier répond pour eux. Et
cette scène dure des heures, inspirant parfois aux specta-
teurs les plus prévenus une horreur et un saisissement
dont ils ne sont pas maîtres; quand elle est finie, les Génies
s'échappent par où ils sont venus, et le sorcier sort de son
sanctuaire comme il y est entré. C'est là une des princi-
pales jongleries du sorcier, et les sauvages s'imaginent que,
lorsqu'il est dans la cabane en communication avec les
Génies, son corps reste sur la terre et son âme s'élève au
plus haut sommet de l'ouverture *.
Un fameux sorcier, Tonnerouanont, vient un jour trouver
le P. de Brébeuf. Il y avait alors plusieurs missionnaires
gravement malades, au village d'Ihonatiria, chez les Hurons.
« Si tu veux, lui dit le sorcier, je mettrai sur pied tes
malades en peu de jours. » — « Que me demandes-tu
pour cela? » répond le Père. — « Tu me donneras dix
tubes de verre, reprend notre homme; et tu ajouteras un
verre de plus pour chaque malade guéri. » Le jongleur
n'exerce pas la médecine gratuitement. « Mais que feras-tu? »
demande le missionnaire. — « Je t'indiquerai des plantes
et des racines, et, pour aller plus vite, je ferai la suerie. »
La suerie servait, en effet, au jongleur comme de médium
avec le génie ou manitou qui l'inspirait, pour connaître
1. Relation de 1634, pp. 14 et suiv.
— 116 —
l'avenir et guérir les malades. Il se glissait dans une cabane
d'écorce, hermétiquement fermée, recouverte de pelleteries
et pavée de cailloux brûlants. L'eau qu'on faisait alors
tomber sur lui, se vaporisait, échauffait bientôt l'étroite
enceinte, et provoquait d'abondantes sueurs; quant à lui,
dans cette atmosphère de chaleur, il s'animait, entonnait
des chants, poussait des cris et battait du tambour. Attiré
par le bruit, le Manitou accourait, se mettait en rapport
avec lui, et lui révélait, disaient les sauvages, les mystères
cachés aux simples mortels, l'avenir, enfin les maladies,
leurs causes et leurs remèdes *.
Un peuple sans religion est un peuple sans moralité.
Sans doute que les sauvages d'une même tribu sont étroite-
ment unis 2 ; ils s'assistent mutuellement avec une libéralité
touchante3, l'égalité est parfaite4, les affections de famille
portées à un degré extraordinaire d'héroïsme5, la solidarité
complète entre tous les membres soit de la tribu, soit sur-
tout de la famille6; ils se traitent aussi avec beaucoup de
douceur et même de respect7. Nous parlons, bien entendu,
1 . Vie du P. de Brébeuf, par le P. Félix Martin, p. 1 57.
2. Mémoire de Perrot, chap. XII, § II, pp. 71 et suiv. ; — Relation
de 1636, p. 118. Le P. Le Jeune dit dans cette Relation (2e partie,
VI, p. 118) : « Ostez quelques mauvais esprits qui se rencontrent
quasi partout,... ils se maintiennent dans une parfaite intelligence par
les fréquentes visites, les secours qu'ils se donnent mutuellement
dans leurs maladies, par les festins et les alliances. »
3. Relations de 1634, pp. 8 et 9; de 1635, p. 36; de 1636, p. 118 ; —
Mémoire de Perrot, pp. 69-71 ; — Missions de Québec, 12e rapport,
p. 66.
4. Mémoire de Perrot, p. 72.
5. Relations de 1634, pp. 28 et 29; de 1648, p. 42.
6. Mémoire de Perrot, p. 72.
7. Ibid. ; — Relation de 1636, p. 118 : « Ils ont une douceur et une
a ffabilité (entre eux) quasi incroyable pour des sauvages ; ils ne se
picquent pas aisément, et encore s'ils croient avoir reçu quelque tort
— 117 —
des Indiens appartenant à la même tribu ; car, de tribu à
tribu, les choses changent, haines, perfidies, trahisons,
vengeances, mensonges, pillage, cruautés inouïes, tout
étant permis à l'égard d'une nation ennemie '. Mais en
dehors des vertus familiales que nous avons citées, quel
désordre de mœurs ! Quel libertinage ! Quelle absence
absolue de toute notion morale ! Là sera le grand obstacle,
presque l'unique, à la conversion de ce peuple.
Presque toutes les peuplades sauvages, à l'exception
peut-être des Hurons, admettent et pratiquent la polygamie
simultanée. Les ambitieux en font un instrument de puis-
sance et de domination, à cause des nombreux enfants
qu'elle leur procure. Toutefois, quelques nations châtient
sévèrement la femme adultère, en lui coupant le nez ou en
lui arrachant au haut de la tête un lambeau de peau taillé
en rond. Chez les Illinois, l'épouse infidèle est punie de
mort. Chez les Hurons, où la polygamie n'est pas en hon-
neur, le mari change facilement de femme et la femme de
mari : la séparation s'accomplit d'un commun accord, sans
bruit 2.
de quelqu'un, ils dissimulent souvent le ressentiment qu'ils en ont;
au moins en trouve-t-on ici (chez les Hurons) fort peu qui s'échappent
en public pour la colère et la vengeance. »
1. Mémoire de Perrot, pp. 72, 74, 76, 77, 143, 147, 149. — Les his-
toires du Canada sont pleines de faits qui attestent les haines féroces
et perfides entre tribus ennemies.
2. Relation delà Nouvelle-France, par le P. Biard, chap. VI, p. 13;
— Relations de 1644, p. 51 ; de 1634, p. 32; de 1639, pp. 17 et 46; de
1640, p. 30; de 1642, pp. 9, 89 et 90; de 1652, p. 5; de 1660, p. 13;
de 1670, pp. 89 et 90 ; — La Potherie, t. II, pp. 27 et suiv. ; —Mémoire
de Perrot, pp. 22-29; — Mœurs des sauvages, par le P. Lafitau, t. I,
pp. 552 et suiv.; — Histoire de la Nouvelle-France, par le P. de
Charlevoix, t. III, pp. 283 et suiv., p. 423; — Voyage du pays des
Hurons, par Sag-ard, pp. 160 et suiv. ; — Lettres édif., t. VII, pp. 21
et 22 ; — M. Lescarhol, 1. VI, chap. XIII ; — Ferland, pp. 126 et suiv.
— 118 —
Braves en face d'une mort désormais inévitable, ou quand
ils sont animés par l'espoir de vaincre, les sauvages
recherchent le succès avant tout ; aussi, quand ils voient la
chance tourner contre eux, et qu'une voie est encore
ouverte à la fuite, ils n'hésitent pas et s'enfuient. Le succès
les exalte, les rend capables de toutes les folles entre-
prises ; le moindre revers les abat, les jette dans un pro-
fond découragement 1 .
Joueurs enragés, les Hurons principalement, ils mettent
tout leur avoir en enjeu, canots, ornements, pipes, armes,
vêtements, jusqu'à leurs femmes. Ils reviendront dune
partie de jeu ruinés, nus comme vers, et cependant très
gais2. Ils prennent tant de plaisir à jouer eux-mêmes ou à
voir jouer, qu'ils oublient tout le reste3. Les jeux favoris
sont ceux de crosse, de course, de baguette, de pailles et de
noyaux ou de dés4. Ils sont toujours accompagnés et suivis
de festins5. Dès le bas âge, les Indiens se livrent à ces jeux,
mâles et virils, souvent très dangereux.
Ils aiment aussi tout ce qui développe la vertu guerrière,
la chasse, l'exercice des armes, les coups d'audace, les
1. Note 7 du P. Tailhan sur le ch. XII du Mémoire de Perrot. —
Consulter sur ce paragraphe : Per/*ot, ch. XVI, pp. 107 et suiv., qui
cite des exemples d'une hardiesse téméraire; — Relations de 1642,
p. 51 ; de 1670, p. 45; — Les Histoires de la Nouvelle-France, qui
sont remplies de traits, où se montrent, suivant les circonstances,
la bravoure et la lâcheté du sauvage.
2. Relation de 1636, pp. 110 et suiv.
3. Ferland, t. I, p. 133,
4. Ibid., pp. 133 et suiv.
5. Ibid., p. 135. — Consulter sur les jeux : Mémoire de Perrot,
pp. 34 et 35 (jeu de la baguette), 43 et 45 (jeu de crosse), p. 35 (jeu
de la course), 46-50 (jeu des pailles), 50 et 51 (jeu de dés ou du plat,
ou de noyaux); — La Potherie, t. II, pp. 126, 127; t. III, pp. 22 et
23; — Lafitau, t. II, pp. 338 et suiv.; — Charlevoix, t. III, pp. 260 et
suiv., 318 et suiv., 373; — Relations de 1636, p. 113; de 1639, p. 95.
— 119 —
fatigues et les dangers. Ils s'accoutument, encore enfants,
aux plus dures privations, au mépris de la douleur et de la
mort. Le P. Bressani cite, dans sa Brève relatione quelques
traits de leur éducation à la Spartiate : ils endurent la faim
dix et quinze jours sans se plaindre ; de petits garçons
s'attachent les bras ensemble, placent un charbon ardent
sur leurs bras liés, et luttent à qui soutiendra plus long-
temps la douleur ; ils se percent ou se font percer la peau
avec une aiguille, une alêne affilée ou une épine aiguë, et
tracent ainsi sur leur corps d'une manière ineffaçable un
aigle, un serpent, un dragon ou tout autre animal favori.
Le sauvage qui trahirait sa douleur par le moindre signe
pendant cette opération, serait traité de lâche et déshonoré.
Jamais ils ne se plaignent du froid, de la chaleur, de la
fatigue ou de la maladie 1 .
Ces sauvages intrépides, devenus hommes, bravent tous
les dangers et défient la mort, dans l'espoir de vaincre.
S'ils tombent entre les mains de l'ennemi, ils poussent le
mépris de la souffrance jusqu'au stoïcisme. Au milieu des
flammes du bûcher, ils exciteront leurs bourreaux à redou-
bler de cruauté ; ils les mettront au défi de leur arracher un
soupir. Rien de plus horrible que le supplice de l'enlève-
ment de la chevelure, barbare coutume en usage chez les
peuples de l'Amérique : on coupait la peau du crâne au
dessus du front et des oreilles, autour de la tête, et on
l'arrachait avec violence en tirant sur la chevelure2. Le
patient n'avait pas alors l'air de souffrir ; aucune contraction,
aucune émotion sur le visage. Le bourreau, furieux de
1. Brève relatione d'alcunc missioni di pp. délia compagnia di
Giesù nella Nuova Francia del P. Francesco Gioseppe Bressani, S. J.
ïn maccrata, 1653, pp. 9 et suiv. ; — Ferland, t. I, p. 130.
2. Relation abrégée du P. Bressani, traduite par le P. Félix Mar-
tin ; Montréal, 1852. Note, pp. 117 et 118.
— 120 —
n'avoir pu ébranler l'inébranlable fermeté de la victime,
« s'en console en dévorant son cœur et en buvant son sang,
afin de s'approprier ainsi le courage invincible qu'il est forcé
d'admirer * ».
. Le sauvage de presque toutes les tribus indiennes est
renommé pour sa cruauté envers ses prisonniers de guerre.
Il se fait un plaisir de les tourmenter ; les voir souffrir est
pour lui une vraie jouissance, une volupté. S'il parvient à
lui arracher un soupir, il jouit de cette faiblesse comme
d'un triomphe ; car le patient qui se plaint se déshonore et
déshonore sa tribu. « Je voudrais pouvoir décrire les sup-
plices que les sauvages font subir à leurs prisonniers,
écrit le P. Chaumonot, qui avait assisté aux tourments
d'un captif, après l'avoir baptisé. Dès qu'on l'a fait prison-
nier, on lui coupe les doigts des mains, on lui déchire
avec un couteau les épaules et le dos, on le garrotte avec
des liens très serrés et on le conduit au village en chantant
et en se moquant de lui. Là, on en fait cadeau à un sau-
vage qui a perdu son fils à la guerre. Celui-ci se charge de
le caresser (carezzare) . Il j)rend un collier de fer, rougi au
feu, il lui dit : Mon fils, tu aimes, je crois, à être bien
orné, à paraître beau. Il commence alors à le tourmenter
depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête avec
des tisons ardents et de la cendre chaude ; il perce ses
pieds et ses mains avec des roseaux ou des pointes de fer.
Si la faiblesse empêche le captif de se tenir debout, on lui
donne à manger, puis on le fait marcher sur des brasiers
ardents. Enfin, on le conduit hors du village, on le place
sur une estrade, et chacun se met en devoir de le tour-
menter. Au milieu des plus horribles tourments, le patient
4. Note 7 du P. Tailhan sur le chap. XII du Mémoire de Perrot ;
pp. 206-209.
— 121 —
est forcé de chanter, s'il ne veut passer pour lâche. On
met fin à tous ces raffinements de cruauté, en lui enlevant
la peau de la tête. Après la mort, le corps est mis en
pièces, et le cœur, la tête, etc., sont donnés aux princi-
paux capitaines, qui en font présent à d'autres. Ceux-ci
en assaisonnent leur soupe, et dévorent ces tristes restes
avec autant de plaisir qu'un quartier de viande de cerf1. »
Les Indiens, jeûneurs intrépides, quand ils n'ont rien à
se mettre sous la dent, ou quand la superstition leur fait
une loi de l'abstinence-, sont, en toute autre occasion, gour-
mands jusqu'à rendre gorge. Ils expireraient volontiers
dans une marmite pleine de viande, comme d'autres dans
une cuve de malvoisie3. Ils peuvent mettre au service de
leurs hôtes une voracité que ne fatiguerait pas un jour
entier employé à la satisfaire4. Dans les festins ordinaires,
chaque convive peut manger ce qui lui plaît de la portion
servie devant lui, et laisser ou emporter le reste ; mais il y
a les festins à tout manger, et, dans ces repas, il faut tout
consommer sur place, séance tenante. Si l'on ne peut
engloutir toute sa part, il faut chercher autour de soi un
estomac assez complaisant pour absorber ce que refuse le
sien5.
1. Lettre du P. J. M. Chaumonot au R. P. Philippe Nappi, supé-
rieur de la maison professe à Rome. Du pays des Hurons,
26 mai 1640. — La lettre autographe, écrite en italien, est conservée
aux Archives de la rue Lhomond, 14 bis, à Paris. Le P. Chaumonot
signait quelquefois Calvonotti. Le P. Carayon a donné une traduc-
tion, un peu large en certains endroits, de la lettre du P. Chaumonot,
dans les Documents inédits, XII, p. 197.
2. Mémoire de Nie. Perrot, p. 174, note du P. Tailhan.
3. Relation de 1634, p. 31. — Le P. Le Jeune parle dans ce cha-
pitre de tous les sauvages du Canada.
4. Mémoire de Nie. Perrot, p. 174.
5. Ihid.,p. 176. —Consulter sur les festins des sauvages : Mémoire
de Perrot, passim ; — Relation de 1634, pp. 31, 32, 37, 77 et 64;
— 122 —
Lascifs, adonnés aux passions les plus brutales, aux
vices les plus dégradants, ils sont encore fainéants, deman-
deurs importuns , larrons émérites1. Qui dit Huron dit
larron. Dans les rapports avec les étrangers, le mensonge
leur est aussi naturel que la parole-. Ils sont ombrageux
•et soupçonneux, surtout à l'égard des Européens ; traîtres
et perfides quand il y va de leur intérêt, dissimulés et
vindicatifs à l'excès. Le temps ne diminue pas en eux le
désir de la vengeance. Glorieux et superbes, « ils tirent
vanité aussy bien de la débauche que de la valeur, des
excès et des insolences qu'ils font en beuvant, comme de la
chasse; et de l'impudicité ainsy que de la libéralité...
Vous seriez étonnez de les voir s'accommoder ; ils ne sçavent
quelle posture tenir ; je croy que s'ils avaient un miroir
devant les yeux, ils changeraient tous les quarts d'heure
de figure3. » Les hommes portent toujours, même en
— Relation de 1635, pp. 15 et 17 ; — Relation de 1637, p. 113; —
Relation de 1642, p. 84; — Relation de 1648, p. 74; — Mœurs des
sauvages, par le P. Lafitau, t. I, pp. 514 et suiv. ; — La Potherie,
t. II, p. 184; — Voyage du pays des Huilons, par G. Sagard,
pp. 144 et suiv.; pp. 149, 150 et 283.
Le P. Lafiteau parle dans le t. I, p. 514, de plusieurs sortes de fes-
tins : festin des noces, festin à chanter, festin à tout manger. Dans le
t. II, il parle encore du festin funéraire, p. 399; du festin des âmes,
p. 447 ; des festins de présents, p. 452.
Le P. de Brébeuf rapporte [Relation de 1636, 2e p., ch. IV) qu'il
a vu chez les Hurons trois festins à chanter: dans l'un, il y avait dans
les chaudières trente cerfs ; dans l'autre, vingt cerfs et quatre oui^s; et
dans le troisième, cinquante poissons, valant nos plus grands bro-
chets, et cent vingt autres de la grandeur de nos saumons.
1. Relation de 1635, p. 36.
2. Relation de 1634, VI, p. 31. — Dans les Relations inédites,
année 1673, t. I, p. 119, on lit : « Ils sont trop menteurs pour être
•crus. » Champlain dit de son côté, dans ses Voyages de la Nouvelle-
France, lre partie, p. 125 : « ils ont une meschanceté en eux, qui est
<Testre grands menteurs. »
3. Mémoire de Perrot, p. 76.
— 123 —
temps de guerre, de petits miroirs suspendus à leur cou :
ils s'y mirent et s'y admirent souvent1.
On sait qu'ils se bariolent de toutes les couleurs le
visage et le corps, afin de paraître plus terribles à l'ennemi,
de lui cacher leur jeunesse ou leur décrépitude, et d'em-
pêcher que la pâleur de la figure ne trahisse la crainte de
l'âme2. La vanité trouve aussi son compte dans le bariolage
de la figure, le tatouage du corps et la coupe bizarre de la
chevelure. Les uns se rasent le milieu de la tête, les autres
la tête entière, ne laissant que quelques touffes de cheveux
ça et là; beaucoup gardent leurs cheveux très longs, tan-
dis que d'autres n'en ont qu'au milieu de la tête ou sur le
front et les relèvent avec coquetterie du front jusqu'à la
nuque ; ils les tiennent raides comme des crins3. « Pas un
de nos petits- maîtres, dit Champlain, ne prend autant de
soin des boucles de sa chevelure. »
#
Les renseignements qui précèdent sur la religion, le gou-
vernement, les mœurs et les coutumes des populations
sauvages de l'Amérique septentrionale, et sur le pays
qu'elles habitent, sont nécessairement incomplets; ils
feront cependant suffisamment connaître le champ d'action
très épineux où doit s'exercer le laborieux apostolat des
missionnaires, le milieu où va bientôt se mouvoir le drame
sanglant de l'évangélisation chrétienne des Indiens. A
mesure que l'évangélisation s'avancera dans la profondeur
1. Annal, de la Propagation de la Foi, t. IV, p. 543 : Les Outao-
uais portent toujours le miroir à la main et très souvent ils se
regardent pour admirer leurs grotesques ornements. »
2. Brève relatione, p. 10.
3. Brève relatione, p. 9. « Dritti corne setole... crini dritti corne
setole di cignale. » On eût dit une Hure ; aussi les Français appe-
lèrent-ils Hurons cette tribu. Champlain surnomme ces sauvages
Cheveux-relevés. — Voir dans les Œuvres de Champlain, p. 512, la
note de l'abbé Laverdière sur les Cheveux relevez.
— 124 —
des forêts, la civilisation l'y suivra. L'évangélisation sera
toujours où la colonisation s'établira et remuera le sol.
L'évangilisation et la colonisation poursuivront sans doute
deux buts différents par des moyens différents ; mais de
leur accord, de leur marche parallèle, naîtra une autre
France, une seconde patrie, la Nouvelle-France .
Champlain était l'homme providentiel, destiné à pré-
parer les voies aux missionnaires et aux colons, à ces
pionniers français de V Amérique du Nord, comme les
appelle l'historien américain, Francis Parkman1. « Homme
de mérite, il avait un grand sens, beaucoup de pénétration,
des vues fort droites, et personne ne sçut jamais mieux
prendre son parti dans les affaires les plus épineuses. Ce
qu'on admirait le plus en lui, c'était sa constance à suivre
ses entreprises, sa fermeté dans les plus grands dangers,
un courage à l'épreuve des contre-temps les plus imprévus,
un zèle ardent et désintéressé pour la patrie, un cœur plus
attentif aux intérêts de ses amis qu'aux siens propres, un
grand fond d'honneur et de probité 2 ».
Presque tous les historiens ont souscrit à ce portrait très
flatteur3, et nullement flatté, du fondateur de Québec, por-
1. Pioneers of France in the New World, by Francis Parkman.
2. Histoire générale de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix,
t. I, 1. V, p. 197.
3. Il est à regretter que M. l'abbé Faillon n'ait pas mieux compris
le rôle de l'historien dans son Histoire de la Colonie française au
Canada. Pour mieux faire ressortir les belles qualités du fondateur
de Montréal, M. de Maisonneuve, cet historien ne manque jamais
l'occasion de diminuer la valeur et les mérites de Champlain. Du
reste, le panégyrique exagéré qu'il fait des Montréalais en général,
forme un singulier contraste avec tout le mal qu'il raconte, et avec
plaisir, semble-t-il, de la colonie de Québec. H y a, dans cette his-
toire, un véritable parti pris contre Québec en faveur de Montréal ;
et Champlain est sacrifié à ce parti pris. Les autres historiens, Fer-
land, Garneau, N.-E. Dionne, Bancroft, F. Parkman, etc., ont rendu
justice à l'illustre fondateur de Québec.
— 125 —
trait tracé de la main d'un religieux, qui connaissait le
Canada et qui, le premier, entreprit de donner au public
une Histoire et description générale de la Nouvelle-France.
Le P. de Charlevoix complète ce portrait par les lignes sui-
vantes, qui nous révèlent dans le guerrier et le marin l'homme
profondément religieux : « Ce qui met le comble à tant de
bonnes qualités^ c'est que, dans sa conduite comme dans
ses écrits, il parut toujours véritablement chrétien, zélé
pour le service de Dieu, plein de candeur et de religion. Il
avait coutume de dire ce qu'on lit dans ses mémoires :
que le salut d'une seule âme vaut mieux que la conquête
d'un empire, et que les rois ne doivent songer à étendre leur
domination dans les pays où règne V idolâtrie que pour les
soumettre à Jésus-Christ^ . »
Ce grand Français désirait vivement coloniser et chris-
tianiser le Canada ; et dès le jour où il visita pour la pre-
mière fois le Saint-Laurent, il n'eut pas d'autre ambition.
Mais pour atteindre ce double but, il fallait des apôtres et
de la fortune. Des apôtres ! il savait qu'il en trouverait faci-
lement. De la fortune ! il n'en avait pas et il n'espérait
pas obtenir le concours des marchands, négociants et
autres personnes riches, qui préféraient à l'exploitation
agricole de la vallée du Saint-Laurent le commerce
lucratif des fourrures et des pelleteries. Seule, une compa-
gnie marchande, ayant le privilège exclusif de la traite, à
la condition toutefois de consacrer une partie de ses profits
à la colonisation et à l'évangélisation du pays, pouvait per--
mettre à Champlainde réaliser ses deux rêves les plus chers.
La société de de Monts avait été fondée à cet effet. Sup-
primée en 1607 par un arrêt du Conseil du Roi, rendu à la
requête des commerçants de Saint-Malo, elle avait obtenu
\. Histoire de la Nouvelle-France, t. I, 1. V, p. 197.
— 126 —
l'année suivante, pour un an, le renouvellement de son
monopole ; mais ce monopole venait d'expirer, et de Monts,
découragé, à moitié ruiné, céda, comme nous l'avons dit,
à la marquise de Guercheville une partie de ses droits sur
l'Acadie ; puis, il se retira définitivement en Saintong-e^
dans sa place forte de Pons. Ghamplain perdait en lui son
meilleur, presque son unique appui ; il ne renonça pas pour
cela à son entreprise1.
L'heure était décisive pour la petite colonie qu'il avait
conduite à Québec. Jamais on ne saura par quelles angoisses
il passa de 1609 à 1612, ses luttes, ses démarches, ses
sollicitations de toutes sortes, sa patience tenace. Enfin,
en 1612, il va trouver le comte de Soissons, Charles de
Bourbon2, prince sincèrement chrétien, dévoué à l'Eglise,
et le prie de se mettre à la tête de la colonisation du Canada.
Le comte de Soissons accepte, et le roi le nomme son lieu-
tenant général et gouverneur de la Nouvelle-France 3. Huit
jours après, le 15 octobre 1612, Champlain recevait le titre
de lieutenant particulier du nouveau gouverneur4. Sa
commission lui donne pleine et entière autorité sur les
1. Œuvres de Champlain, troisième voyage, ch. IV, pp. 413 et
suiv. : «Arrivée à La Rochelle. Association rompue entre le sieur do
Monts et ses associés... »
2. Charles de Bourbon, le plus jeune des fils de Louis Ier, prince
de Condé, était né en 1566 et était alors gouverneur du Dauphiné et
de Normandie. — Voir le Quatrième voyage de Ghamplain, fait en
l'an 1613, ch. I, pp. 431 et suiv.
3. La Commission du comte de Soissons est du 8 octobre 161?
(Œuvres de Champlain, par l'abbé Laverdière, p. 433, note 1).
4. N.-E. Dionne a inséré aux pièces justificatives du t. I de
Samuel Champlain, pièce D, la commission donnée à Champlain par
le comte de Soissons : « Commission de commandant en la Nouvelle-
France, par M. le comte de Soissons, lieutenant général au dit pays,
en faveur du sieur de Champlain, du 15e octobre 1612. » — Cette
commission est tirée des Œuvres de Champlain, édit. de 1632.
— 127 —
Français et sur les populations indiennes, elle lui enjoint
de conserver le Canada sous V obéissance de Sa Majesté, d'y
favoriser l'agriculture, d'y élever des forts, d'y faire
instruire, provoquer et émouvoir les sauvages à la connais-
sance et au service de Dieu, à la lumière de la Foi et reli-
gion catholique, apostolique et romaine; d'y établir cette
religion et d'en maintenir la profession et Vexercice^.
L'esprit qui dicte ces paroles est celui qui animait Fran-
çois Ier et Henri IV2.
Par la même commission, Champlain est autorisé à
choisir ses associés et à saisir les vaisseaux et les mar-
chandises de ceux qui iront trafiquer à Québec et au
dessus3.
L'association n'était pas encore entièrement formée, ni la
commission publiée4, lorsqu'on apprend la mort du prince
Charles de Bourbon5, dont la succession passe à son neveu,
le prince de Condé, Henri de Bourbon, premier prince du
sang- et premier pair de France 6.
Tout est à refaire dans l'association, et tout est refait, en
effet, mais sur des bases plus larges. Nommé lieutenant du
prince de Condé, qui prend le titre de vice-roi de la Nou-
velle-France 7, Champlain n'a plus le libre choix de ses
1. Commission de commandant en la Nouvelle-France... (Samuel
Champlain, par N.-E. Dionne, pp. 404 et suiv.)
2. Lettres patentes de François Ier à J. Cartier, 17 octobre 1540; —
Commission donnée à de Monts par Henri IV, et signée le 8 novembre
1603, à Fontainebleau.
3. Commission de Commandant..., p. 407.
4. OEuvresde Champlain, quatrième voyage, p. 433.
5. Ibid., p. 434. — Le comte de Soissons mourut le premier
novembre 1612, d'après le P. Anselme, t. I, p. 350 [Hist. généalo-
gique)...
6. Œuvres de Champlain..., p. 434.
7. N.-E. Dionne, Samuel Champlain, p. 313. — La commission de
Champlain est du 22 novembre 1612.
— 128 —
associés; il n'est lui-même qu'un simple associé, au même
titre que tous les autres; et tous les marchands de Rouen,
du Havre, de Saint-Malo et de la Rochelle peuvent faire
partie de la nouvelle société commerciale * .
Le monopole de la traite est accordé à la nouvelle société, à
partir de Québec et au dessus, aux conditions suivantes : les
bénéfices de la traite seront en partie employés à fortifier
l'établissement de Québec, aider les colons, créer des postes,
enfin favoriser la conversion des sauvages, soit en les attirant
près des Français, soit en leur envoyant des missionnaires2.
L'exercice public du culte protestant est interdit3, mais
beaucoup de protestants sont entrés dans la Société, qui est
constituée pour une période de onze ans, agréée par le
prince de Condé et approuvée par le Conseil du roi4.
La compagnie marchande étant fondée, il importait
d'envoyer au plus tôt à Québec des missionnaires5. Les
4. Œuvres de Champlain..., p. 434.
2. Histoire des Canadiens français, par B. Suite, t. I, p. 132.
3. Champlain, p. 221, édit. de 1632.
4. Suite, t. I, p. 132; — Faillon, t. I, p. 135; — Ferland, t. I, p. 167;
— Garneau, t. I, p. 59 ; — Champlain, 4e voyage, ch. I.
Champlain écrit au ch. I, 4e voyage, p. 434 : « Les marchands de
France n'avaient aucun suject de se plaindre (de cette association),
attendu qu'un chacun estoit reçu en l'association, et parainsy aucun
ne pouvait justement s'offenser. » Garneau, p. 59 : « Champlain pro-
posa, pour satisfaire tout le monde, une société de colonisation et de
traite, dans laquelle tous les marchands auraient droit d'entrer. »
Cependant cette société ne satisfit pas tout le monde ; et les Rochel-
lois refusèrent d'y entrer.
5. Champlain [Voyage du sieur de Champlain faict en l'année 1615)
dit, p. 90 : « Il est à propos de dire qu'ayant recogneu aux voyages
précédents qu'il y avait en quelques endroits des peuples arrestez et
amateurs du labourage de la terre, n'ayans ni foy ni loy, vivans sans
Dieu et sans religion, comme bestes brutes, lors je jugeay à partmoy
que ce serait faire une grande faute sy je ne m'employais à leur pré-
parer quelque moyen pour les faire venir à la cognoissance de Dieu.
Et pour y parvenir, je me suis efforcé de rechercher quelques bons
religieux, qui eussent le zèle et affection à la gloire de Dieu. »
— 129 —
Jésuites ayant refusé de s'y rendre en 1608 ^ Ghamplain
fait appel aux Récollets en 16142, et ceux-ci acceptent
avec empressement des offres qui vont si bien à leur
dévouement. La société marchande promet de pourvoir à la
nourriture et à l'entretien de six d'entre eux. Les cardinaux
et les évêques de l'assemblée des Etats-Généraux, donnent,
aux premiers religieux désignés pour cette mission, une
somme de quinze cents livres, destinée à l'achat de cha-
pelles portatives et d'ornements sacrés3. Enfin, tous les
préparatifs terminés, quatre Récollets, les Pères Denis
Jamay, Jean d'Olbeau, Joseph Le Caron et le Frère Paci-
fique Duplessis4, s'embarquent à Honfleur le 24 avril 1615 5.
Le 25 juin, un grand Te Deum était chanté à Québec, au
4. Œuvres de Champlain, pp. 781 et 782.
2. Ibid., pp. 491 et 492. — C'est le sieur Houet, secrétaire du roi
et contrôleur général des Salines de Brouage, qui suggère à Cham-
plain de demander les Récollets, ibid., p. 491 ; — Sagard, Histoire du
Canada, p. 11.
3. Champlain, pp. 493 et 494.
4. Sagard, Hist. du Canada, p. 12; — Leclercq, p. 53 ; — Le
F. Sagard écrit Jamet dans son Histoire du Canada ; le P. Le Clercq,
Jamay. — Dans Champlain, on lit Delbeau ; dans Sagard, Dolbeau ; et
dans Le Clercq, d'Olbeau. — Champlain appelle à tort le F. Pacifique
Duplessis ou du Plessis, Père ; ce religieux n'était que Frère lai,
d'après G. Sagard (Hist. du Canada, pp. 54 et 55), et Le Clercq
(Prem. établis, de la Foy, t. I, p. 155). « C'est dans l'année 1615, dit
Le Clercq, p. 53, que le Provincial des Récollets de Paris fit le choix
du P. Denis Jamay pour premier commissaire de la mission, le
P. Jean d'Olbeau pour successeur en cas de mort, le
P. Joseph Le Caron et le frère Pacifique du Plessis. » — OEuvres de
Champlain, p. 495.
5. Le Clercq, p. 56 : « Ce fut en 1615, le 24 avril, environ les cinq
heures du soir, que les quatre premiers missionnaires Récollets
s'embarquèrent à Honfleur. Après une navigation de 31 jours, ils
arrivèrent heureusement à Tadoussacle 25 mai. » — Champlain, p. 497,
met le départ d'Honfleur au 24 août ; c'est une erreur typographique,
dit l'abbé Laverdière dans une note p. 497; et il a raison, car
Chrestien Le Clercq, d'Olbeau et Sagard désignent le 24 avril.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 13
— 130 —
son de l'artillerie, pendant la sainte messe, célébrée par le
P. d'Olbeau : « Ce fut, dit Ferland, un beau jour pour
Champlain et pour ses colons réunis autour de lui, que
celui, où, dans la petite et pauvre chapelle de Québec, ils
assistèrent pour la première fois au sacrifice de la messe
sur les bords du grand fleuve Saint-Laurent, inaugurant
ainsi la Foi catholique dans le Canada1. »
A peine installés, les trois Pères Récollets se partagent
la besogne ; en vérité, rude besogne ! Les Pères Le Caron et
d'Olbeau se rendent, le premier chez les Hurons, le second
chez les Montagnais. Le P. Jamay, commissaire, reste avec
le F. Duplessis à Québec, où il consacre son dévouement
aux colons et aux sauvages2. Sur ces trois vastes champs
1. Cours d'histoire, t. I, p. 170. — L'abbé Ferland se sert ici d'un
mot qui certainement ne rend pas sa pensée. La foi catholique, dit-il,
a été inaugurée alors au Canada. Quelques prêtres et les Jésuites
ne l'avaient-ils pas déjà inaugurée en Acadie? Ils venaient môme
d'être chassés de Saint-Sauveur parles Anglais l'année (1614) où les
Récollets acceptaient la mission de Québec. Il faut rendre à chacun
ce qui lui appartient. — Le Récollet chrestien Le Clercq a commis
volontairement la même erreur dans son ouvrage intitulé : « Premier
établissement de la Foy dans la Nouvelle France, contenant la publi-
cation de l'Evangile... Paris, 1691. » Cette histoire, dirigée contre les
Jésuites, raconte les travaux et découvertes des Pères Récollets dans
la Nouvelle-France ; nous en reparlerons et assez longuement. Pour
le moment, qu'il nous suffise de dire que le P. Le Clercq n'a pas l'air
de savoir que les Jésuites ont séjourné à Port-Royal et aux Monts-
Déserts et qu'ils y ont travaillé à la conversion des sauvages de 1611
à 1614, car il écrit, p. 53 : «C'est dans l'année 1615 que nous devons
reconnaître le premier établissement de la Foy dans le Canada. » Est-ce
que l'Acadie ne faisait pas partie de la Nouvelle-France? Ajoutons
que dans le premier chapitre, où il parle de Champlain, etc., il a bien
soin de ne pas dire un mot des Jésuites. Est-ce loyal?
2. Premier établissement de la Foy, p. 69. — « Le P. Le Caron partit
pour les Hurons à l'automne de 1615 » (Ibid., p. 72). Champlain l'y
suivit de près avec deux Français et sept sauvages (Ibid., p. 77). Le
P. Le Caron visite les Pétuneux pendant l'hiver de 1616 (Ibid., p. 87);
le 15 juin 1616, il est aux Trois-Rivières.
Voir YHistoire du Canada, par G. Sagard, 1. I, ch. III.
— 131 —
d'apostolat, leur zèle est bien celui qu'on devait attendre
des fils de saint François1. Fut-il vraiment fructueux? Il
faut bien avouer que non. Mais si le résultat ne répondit ni
à leurs désirs ni à leurs laborieux efforts, c'est en dehors
d'eux qu'on doit en chercher la cause'2.
Ces religieux étaient partis de France, dévorés de zèle,
pleins d'espérances et aussi d'illusions. Le voile ne tarda
pas à tomber. Les Associés leur avaient fait les plus belles
promesses, ils avaient pris les engagements les plus
fermes; à la grande douleur de Ghamplain, qui n'était
qu'un simple membre sans pouvoirs dans la société, ils ne
tinrent ni promesses, ni engagements. Le trafic des pelle-
teries devint leur but principal, leur unique objectif : tout
fut sacrifié au commerce, les intérêts de la religion et ceux
de la colonie, l'honneur et l'avenir de la France au Canada.
Les Récollets s'aperçurent vite de cette désolante et irré-
médiable situation. Dans son Histoire du Canada, le
F. Sagard raconte avec une douloureuse tristesse le spec-
tacle qui s'offrit à leurs yeux, à leur arrivée à Québec, un
an après la fondation de la société commerciale : « C'était
un spectacle digne de compassion, dit-il, d'y voir tant de
désordres et point du tout de conversion ni d'envie de
convertir3. » Plus loin, il ajoute que ce sont les Français
qui ont été le plus grand empêchement à la conversion des
sauvages, d'abord à cause de la mauvaise conduite de plu-
sieurs, ensuite parce qu'ils ne désiraient pas cette
conversion4. Champlain confirme ce sentiment de sa
1. Sagard, 1. I, ch. III.
2. Ibld., 1. I, ch. V, pp. 168 et 169.
3. Ibid., 1. I, ch. II, p. 10.
4. Ibid., 1. II, ch. V, pp. 168 et 169 : « Si nous voulons pénétrer
plus avant et voir de quel genre de dévotion ils se sont portés à la
conversion des sauvages, nous trouverons que nous n'avons eu
aucun plus grand empêchement que de la part des Français, car
— 132 —
haute autorité : « Une partie des associés, dit-il, n'avait
rien de moins à cœur que la religion catholique s'établit au
Canada1. »
Pouvait-il en être autrement ? Les principaux chefs de la
Société, surtout les plus agissants, les facteurs ou commis2
de traite, à la solde des marchands, étaient presque tous
calvinistes, ennemis jurés de la foi romaine. Les inter-
prètes à gages ou espèces de commis voyageurs, envoyés
par la Direction chez les peuplades indiennes, soit chez les
Hurons, soit chez les Montagnais, y vivaient souvent de la
vie des sauvages, dans la plus révoltante immoralité,
s'inscrivant en faux contre l'enseignement des mission-
naires, traitant de fables les mystères sacrés de l'Eglise3.
Pour arriver à l'évangélisation des sauvages, il eût été
très avantageux de les arracher à leur vie nomade et de
les réunir en bourgades disciplinées : les missionnaires le
outre la mauvaise vie de plusieurs, la pluspart ne désiraient pas, en
effet, qu'il s'y fit aucune conversion, tant ils appréhendaient qu'elle
ne diminuât le trafique du castor, seul et unique but de leur
voyage. »
1. Champlain, lre p., p. 221, édit. de 1632 : « Lorsque les Récol-
lets arrivèrent au Canada, en 1615, une partie des associés étant delà
religion prétendue réformée, n'ayaient rien moins à cœur que la nôtre
s'y établit, quoiqu'ils consentissent à y entretenir ces religieux,
parce qu'ils savaient que c'estait la volonté du Roy. »
2. Voir l'article très étudié de M. N.-E. Dionne sur la Traite des
Pelleteries, inséré dans le Canada français, 3e vol., 5e liv., sep.
1890, et 6e livr. nov. 1890. — On lit dans la seconde partie de l'ar-
ticle, nov. 1890 : « Les commis ou facteurs étaient des agents sala-
riés des marchands de Rouen, de Saint-Malo et d'autres villes,
intéressés dans le commerce des pelleteries au Canada, et dont le
comptoir principal avait été fixé à Québec. Il y avait un commis
chef, des commis et des sous-commis ou aides des commis... Leurs
fonctions consistaient à recevoir les marchandises à leur arrivée de
France, à les emmagasiner..., à les échanger avec les sauvages pour
des pelleteries... Ils faisaient eux-mêmes le trafic. »
3. Histoire de la Colonie française, t. I, ch. IV, pp. 149-155.
— 133 —
désiraient, les Associés s'y opposèrent * : « Si vous vouliez
rendre les Montagnais sédentaires, disait un jour un asso-
cié au P. Viel, nous les chasserions à coups de bâtons"2. »
Ils craignaient que ce changement ne diminuât le trafic des
pelleteries.
Un autre moyen de conversion, un des plus efficaces
sans nul doute, c'était l'éducation des enfants; et cette
éducation ne pouvait se faire qu'à l'école. Mais comment
fonder des écoles? comment nourrir des enfants? Les
Récollets n'avaient ni ressources, ni revenus, et la Société
refusait tout secours3.
L'opposition des marchands à la conversion des sau-
vages alla si loin, qu'il fut défendu, pour une raison ou
pour une autre, aux interprètes de donner aux religieux
des leçons de langue indigène4.
Malgré les observations de Ghamplain, en dépit de ses
représentations, Y habitation de Québec, les forts, le défri-
chement et la culture des terres, tout était négligé : le
commerce absorbait toutes les forces vives de la Société.
Elle semblait n'avoir été fondée et ne jouir du monopole de
la traite que pour faire ses affaires et non celles de l'Eglise
et de la France.
1. Histoire de la Colonie française, p. 155.
2. Sagard, Histoire du Canada, p. 169.
3. Le Clercq, p. 149 : « Nos Pères auraient bien voulu établir des
séminaires à Québec, aux Trois-rivières et à Tadoussac, pour y
habituer, entretenir et élever les enfants des barbares... ; mais comme
c était une entreprise de grands frais et que nos moyens estaient
médiocres, on jugea à propos de donner ordre au P. Paul Huet de
solliciter en France les pouvoirs et les aumônes nécessaires. » Les
Récollets firent un essai de séminaire en 1621 ; mais, dit Le Clercq,
p. 223, «les garçons estaient plus libertins que les sauvages adultes;
la chasse et l'air des bois les attiraient et on les retenait plus
difficilement. »
4. Relation de la Nouvelle-France de 1626, pp. 6 et 7 ; — Faillon,
t. I, ch. IV, pp. 150 et 151.
— 134 —
Cet état de choses ne pouvait durer sans compromettre
d'une manière définitive l'établissement de la religion
catholique dans la Nouvelle-France. Les Récollets avaient
reçu la mission de l'y fonder avec le concours des Associés.
Ce concours leur manquait, leur action religieuse était
même entravée ; leur devoir était de se plaindre et d'éclai-
rer le gouvernement de la Métropole.
Les Pères Jamay, Le Garon et d'Olbeau firent, dans ce
but, plusieurs voyages en France1.
Malheureusement on se préoccupait plus à la Cour de
la révolte des seigneurs que des agissements de la société
des Marchands. Le prince de Condé venait d'être arrêté en
plein Louvre et jeté à la Bastille. Le maréchal de Thémines,
qui le remplaçait provisoirement, s'attachait avant tout
aux profits de la charge. Et lorsque Condé, au sortir de la
Bastille, en 1619, reprit sa place à la tête de l'entreprise
de la Nouvelle-France, ce ne fut que pour vendre, moyen-
nant onze mille écus, sa charge de vice-roi, au jeune duc
Henri de Montmorency.
Le duc de Montmorency, homme du monde, aimait les
plaisirs à l'égal des honneurs. Il eût bien préféré ne pas
connaître les tristes choses qui se passaient au Canada, et
jouir tranquillement des revenus de sa nouvelle dignité. Il
fallut cependant ouvrir les yeux et entendre les réclamations
incessantes qui arrivaient de tous côtés à la Cour contre la
société des Marchands.
Voyant qu'elle ne tenait aucune de ses promesses, qu'elle
1. Sagard, 1. 1, ch. IV; — Le Clercq, p. 101 : « Le 20 juillet 1616,
le commissaire (P. Jamay) et le P. Le Caron partent de Québec avec
M. de Champlain, afin d'aller exposer en France l'état et les besoins
de la mission. » P. 112 : M. Champlain (qui était revenu au Canada)
repart de Québec pour la France avec le P. d'Olbeau, en 1617. » —
Faillon, t. I, lre partie, 1. 1, ch. IV, pp. 157-160.
— 135 —
ne pensait qu'à s'enrichir, qu'elle ne faisait droit à aucune
observation, il fonda une nouvelle société marchande, à la
tête de laquelle il plaça deux calvinistes, Guillaume et
Emery de Caen1.
Les deux sociétés, après quelques démêlés, des querelles
et des procès, finirent par s'entendre et se réunir en une
seule, sous le nom de compagnie de Montmorency2. Cette
compagnie, qui semblait au début ne pas vouloir suivre
les errements volontaires de la société du prince de Condé,
se montra bientôt, non seulement indifférente, mais hostile
à la colonisation et à l'évangélisation du pays. « De plus,
les intéressés ou trafiquants se déchiraient entre eux, sous
prétexte qu'ils étaient ou catholiques ou Huguenots, autre
obstacle à la propagation de l'Evangile. Nul, à part Cham-
plainetles Récollets, ne voyait ou ne voulait voir l'état réel
de la situation. Les sauvages ne s'en édifiaient aucunement
et la Colonie en souffrait plus qu'on ne saurait le dire3. »
Comment opérer le bien sur une grande ou même sur
une petite échelle, au milieu de ces difficultés et de ces
obstacles? Les Récollets avaient beau se sacrifier, se
dévouer, les résultats de leurs efforts demeuraient inappré-
ciables, ou du moins ne satisfaisaient pas leurs saintes ambi-
tions. Si encore ils avaient été plus nombreux4, s'ils avaient
1. Faillon, lre partie, 1. I, ch. VI, p. 194. — Guillaume était l'oncle
d'Emery.
2. Champlain, 2e partie, p. 34, édit. de 1632; — Cours d'histoire
du Canada, par l'abbé Ferland, t. I, p. 200; — Faillon, ibid.,
p. 195.
3. Hist. des Canadiens français, par B. Suite, t. I, p. 141. — La
traite des Pelleteries, par N.-E. Dionne, nov. 1890, p. 678 et suiv.
4. Les Pères Jamay, Le Caron et d'Olbeau ne furent pas les seuls
qui furent envoyés au Canada. Le P. Paul Huet y vient en 1617 (Le
Clereq, p. 105); le F. Modeste Guines, en 1618 (ibid., p. 124); Le
P. Guillaume Poulain, en 1619, avec trois Donnés et deux ouvriers
— 136 —
eu des ressources personnelles ou des aumônes abondantes,
ils auraient peut-être lutté avantageusement contre le mau-
vais vouloir des marchands, et, quoique contrecarrés à
chaque pas dans leurs entreprises, ils auraient pu créer
au Canada des missions prospères. Mais tout moyen
d'action leur manquait ; ils n'avaient aucun appui de
quelque autorité ou de quelque crédit. C'est alors que,
sous l'empire de considérations les plus élevées, ils
prirent une résolution, où éclate leur grand amour du salui
des âmes.
(p. 154); le P. Georges le Baillif, en 1620, avec le F. Bonaventure
(p. 161); le P. Irénée Piat, en 1622, avec le P. Guillaume Galleran
(p. 205) ; le P. Nicolas Viel, en 1623, avec le F. Gabriel Sagard
(p. 246). Le F. Pacifique Duplessis mourut le 23 août 1619 (p. 155).
CHAPITRE SECOND
Le duc de Ventadour, vice-roi. — Les Jésuites à Québec : les Pères
Charles Lalemant, Ennemond Massé, Jean de Brébeuf. — Résidence
de Notre-Dame des Anges. — Les Pères Noyrot et de Noue. —
Compagnie des Cent-Associés. — Les Pères Vimont et de Vieuxpont.
— Mort du P. Noyrot. — Prise de Québec par les Anglais. —
Retour des Jésuites en France.
On lit dans Y Histoire de la Colonie française en Canada,
au chapitre sept de la première partie : « Les Récollets,
convaincus de la nécessité d'élever des enfants sauvages,
pour les amener, par ce moyen, au christianisme ; voyant
d'ailleurs le mauvais vouloir de la Compagnie des mar-
chands pour cette œuvre, son opposition au catholicisme,
son infidélité aux engagements qu'elle avait pris ; considé-
rant enfin l'inutilité des voyages qu'ils avaient fait à la
Cour, pour trouver quelque remède à un état si affligeant. . . ;
ces religieux résolurent de vaquer à l'oraison, pour obte-
nir de Dieu la lumière sur le parti qu'ils avaient à prendre.
Le résultat fut que, se sentant trop faibles pour lutter
contre la Compagnie et trop peu protégés de la Cour pour
être écoutés et soutenus, ils devaient appeler à leur aide
une communauté qui partageât avec eux les travaux des
missions... Ils avaient appris par leur propre expérience
que, pour réussir auprès des sauvages, il fallait avoir de
quoi leur donner ; et ils conclurent qu'au défaut des reli-
gieux de Saint-François, à qui leur règle défend d'avoir
des rentes, ils devaient introduire dans leurs missions une
communauté qui pût s'entretenir par ses propres revenus,
fournir à l'entretien et à la nourriture des enfants sauvages,
— 138 —
qu'on formerait dans des séminaires et assister aussi les
nouveaux convertis. Ils jugèrent enfin que, parmi tous les
religieux rentes, ceux de la Compagnie de Jésus seraient
les plus capables et les plus j>ropres, par leur zèle et leur
crédit, d'apporter au mal un remède efficace ; ils résolurent
de s'adresser à eux1. »
L'abbé Faillon rapporte ici, sur le témoignage du
F. Sagard, témoin oculaire et auteur principal, et du
P. ChrestienLe Clercq2, les motifs qui engagèrentles Récol-
4. Histoire de la Colonie française en Canada, par l'abbé Faillon,
ire part., 1. I, ch. VII. — Voir sur le même sujet le Cours cV Histoire
du Canada, par l'abbé Ferland, t. I, p. 214. — Quant au Récollet
Sixte le Tac, il a composé, sur l'envoi des Jésuites au Canada en
1625, un petit romande mauvais goût, que liront avec plaisir les
historiens, friands de ce genre de littérature. Dans un article inséré
dans la Revue Canadienne (juin 1888) sous le titre d'Une Histoire du
Canada, M. A. Bouchard fait suivre le récit de VHistoire chronolo-
gique du P. Le Tac de ces quelques lignes : « C'est comme cela
qu'on prétend qu'un P. Récollet a écrit l'histoire du Canada ; mais
comme il savait que s'il publiait de pareilles abominations, le pays
tout entier se serait levé pour lui imprimer un stigmate au front, il
prit grand soin de cacher son manuscrit et de se couvrir lui-même
la figure d'un masque. » Le P. Sixte Le Tac eût mieux fait de suivre
le F. Sagard, témoin oculaire de ce qu'il raconte ; mais, en le suivant,
il n'eût pas maintenu dans son histoire le genre pamphlétaire qu'il
avait adopté. — Sans se laisser aller à de grossières injures comme
son confrère, le P. Chrestien Le Clercq se livre aussi à d'injustes cri-
tiques et à des insinuations malveillantes dans la première partie de
YEstablissement de la Foy, où il raconte l'arrivée des Jésuites au
Canada en 1625.
2. Voici ce que nous lisons sur le même sujet dans YEstablissement de
la Foy, pp. 289 et 290 : « Nos missionnaires qui étaient alors à Qué-
bec..., portant la vue sur ce grand nombre de nations différentes, et
voyant que la colonie commençait à se former, jugèrent que la mois-
son était trop ample pour un si petit nombre d'ouvriers..,, et que,
si on trouvait quelque communauté religieuse qui voulût à ses frais
sacrifier à ce nouveau monde un nombre de missionnaires, l'on
pourrait en espérer quelque avantage... ; à cet effet, nos Pères n'hési-
tèrent point. N'ayant pour partage que la droiture, la simplicité, la
— 139 —
lets à faire appel aux Jésuites. On supposait ces derniers
très riches (sot préjugé, cent fois réfuté !) et, surtout, plus
influents qu'ils ne l'étaient en réalité. Quoi qu'il en soit,
leur détermination une fois prise, les Récollets envoyèrent
en France, en 1624, le P. Irénée Piat et le F. Sagard, avec
mission de négocier cette importante affaire.
Le P. Coton gouvernait alors la province de Paris. 11
avait été un des promoteurs de la mission en Acadie ; il
l'avait soutenue à la Cour, et, quand elle fut détruite, sa
pensée alla plus d'une fois sur les rives du Saint-Laurent,
où il eût voulu trouver une place de combat pour les reli-
gieux de son ordre. Les Jésuites de la province de Paris,
désiraient beaucoup, de leur côté, remettre le pied sur la
terre canadienne, qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir; ils-
avaient lu les lettres du P. Biard et sa Relation, et cette
gloire du Seigneur et un désir sincère sans émulation de la procu-
rer dans la conversion de ces peuples (on n'est pas plus modeste !),
convinrent de députer quelqu'un d'entre eux en France pour en
faire la proposition aux Pères Jésuites, que les Récollets jugèrent les
plus propres pour establir et amplifier la Foi de concert avec nous
dans le Canada. » Le P. Le Glercq ajoute, p. 339 : « La vue de nos
Pères dans ce projet était de procurer au Canada l'établissement
d'une Compagnie, non seulement sçavante et éclairée pour la propa-
gation de la Foy, mais encore puissante pour soutenir l'ouvrage com-
mun par leur crédit, pour y attirer grand nombre d'habitants, faire
défricher les terres et gagner la vie aux Français et aux sauvages,,
secourir les uns et les autres temporellement et avancer la colonie
par des établissements considérables (Inutile d'attirer l'attention du
lecteur sur ces ridicules exagérations, ces inventions ineptes) ; ce
que ne pouvaient faire les Récollets, eu égard à leur estât, n'ayant
pour partage que la parole apostolique. »
Après ces considérations sur les motifs qui engagèrent les Récol-
lets à faire appel aux Jésuites, le P. Le Clercq se livre contre les
Jésuites à des réflexions et à des insinuations, où on a de la peine à
trouver la droiture, la simplicité, la gloire de Dieu et le désir sincère-
de la conversion des sauvages. On n'a qu'à lire YEstablissement de la
Foy pour s'en convaincre.
— 140 —
lecture attachante avait rempli leurs cœurs d'apôtres d'un
désir ardent de cette mission1.
Au retour de l'île des Monts-Déserts, le P. Massé fut
envoyé, comme nous l'avons vu2, au collège Henri IV, à
La Flèche3. Là, déjeunes Jésuites, en grand nombre, sui-
vaient les cours de philosophie et de théologie, et le
P. Massé, leur ministre, se trouvait, par ses fonctions, en
relations quotidiennes avec eux. Parmi ces étudiants, on
comptait Charles Lalemant, Nicolas Adam, Anne de Noue,
Paul Le Jeune, Barthélemv Vimont, Alexandre de Vieux-
pont, Claude Quentin, Charles du Marché, François Rague-
neau et Jaques Buteux4.
Le P. Massé resta dix ans à La Flèche. Il s'entretenait
souvent avec ces religieux de tout ce qu'il avait vu et fait
dans la péninsule acadienne et à Saint-Sauveur ; il leur
parlait des grands fruits de salut que produirait une mis-
sion dans la Nouvelle-France. Ces entretiens enflammaient
leur courage ; ils animaient leur cœur au sacrifice et au
martyre.
Deux d'entre eux, Paul Le Jeune et Barthélémy
Vimont, furent envoyés, quelques années après leur cours
de philosophie, au collège de Clermont à Paris, pour
y suivre les enseignements théologiques de Louis le Mai-
rat, de François Gandillon et du célèbre Denys Petau5.
1. Deus intereà sacrum ignem fovebat in multorum è nostrâ socie-
tate pectoribus eosque ad barbarorum illorum salutem procurandam
potenter animabat. {Monum. Hist. miss, novse Francise, ms. cap. III.
— Nous avons parlé de ce ms. dans le chapitrée préliminaire.)
2. V. le Chapitre préliminaire.
3. Ce Collège, fondé par Henri IV en 1604, comptait, en 1614, de
douze à quatorze cents élèves.
4. Çatalogi Provincial Francise, status collegii Flexiensis.
5. Louis Le Mairat, qui mourut à Paris en 1664, à l'âge de 87 ans,
a imprimé commentarios in principuas partes summse Sli Thomse.
V. la Bibliothèque des écrivains de la Compagnie, art. Le Mairat. —
— 141 —
C'était au mois d'octobre 1622. Le P. Jean de la Bretesche
y exerçait la charge de Père spirituel. Né à Braine, dio-
cèse de Soissons, en 1570, il était entré à Verdun, le
12 mai 1592, dans la Compagnie de Jésus. Recteur du
noviciat des Jésuites à Rouen, puis maître des novices à
Paris et instructeur de la troisième année de probation1,
on l'avait ensuite chargé, à l'ouverture du collège de Cler-
mont, de la direction spirituelle des jeunes religieux,
élèves de philosophie et de théologie 2.
Le P. de la Bretesche n'était ni un savant, ni un ora-
teur ; c'était un homme de Dieu, qui unissait à la science
des choses d'en haut le don admirable de diriger les âmes
vaillantes, de les élever par degrés aux plus hautes vertus
et de les conduire aux actes les plus ardus du renoncement
et du sacrifice, A son école, les cœurs généreux se formaient
vite à l'apostolat ; il aimait les âmes rachetées au prix du
sang de J.-C. et il les faisait aimer.
Avant et depuis son entrée dans la société, le Seigneur,
qui se communique à qui il veut, l'avait favorisé de grâces
Le P. Gandillon, né en 1589, et mort en 1631, professa longtemps la
philosophie et la théologie à La Flèche et à Paris. V. la Bibliothèque...,
art. Gandillon. — Tout le monde connaît le P. Petau.
1. On appelle dans la Compagnie troisième année de probation, une
troisième année de noviciat que le religieux fait après quinze à dix-
sept années d'épreuves ou d'études. Cette troisième année terminée,
le Jésuite est admis à prononcer ses derniers vœux. Le directeur
de ce noviciat s'appelle instructeur.
2. Jean de la Bretesche, né en 1570, fut reçu au noviciat de Verdun
le 12 mai 1592, et fit ses derniers vœux de profès le 21 février 1610.
Après avoir étudié trois ans la philosophie et quatre ans la théolo-
gie, il enseigna trois ans la grammaire, puis il dirigea le collège de
Rouen en qualité de Vice-Recteur et de Recteur de 1606 à 1612.
Maître des novices et instructeur des Pères du troisième an à Paris
(1612-1618), il fut en 1618 nommé Père spirituel au collège de Cler-
mont, où il mourut le 20 novembre 1624. — Ces détails sont tirés
des Catalogi Provinciae Franciœ (Arch. gén. S. J.).
— 142 —
de choix; et lui, toujours docile sous la main qui le con-
duisait, avait marché droit, attentif aux moindres touches
secrètes des divines opérations. Il semblait prédestiné à
enseigner à ses Frères les voies de Dieu; et, de fait, il fut
pendant plus de vingt ans leur guide et leur soutien.
Cet homme n'avait cependant rien d'austère. Distingué,
d'une éducation parfaite, il s'étudiait à tempérer sa fermeté
naturelle par beaucoup de douceur et d'amabilité. La vertu
chez lui ne se montrait que sous des dehors agréables. Aussi
attirait- il à lui sans effort les hommes du monde; et les
religieux, qui vivaient sous son gouvernement ou suivaient
sa direction, lui livraient avec foi et confiance les plus
intimes secrets de leur vie, toutes leurs aspirations1.
Quand les deux étudiants en théologie, Vimont et Le
Jeune, arrivèrent à Paris, ils furent vite et puissamment
attirés vers l'homme de Dieu. Il y a une attraction des âmes,
comme il y a une attraction des corps sous l'action invisible
de l'aimant. Le Jeune avait, du reste, fait sous sa conduite
les premiers pas dans la vie religieuse.
Les deux étudiants redirent au P. de la Bretesche tout
ce qu'ils avaient appris du P. Massé. Ils ne lui cachèrent
pas leur grand désir d'aller un jour travailler dans un coin
encore inexploré de la Nouvelle-France et d'y mourir pour la
cause de Dieu. Le Jeune racontait à son guide spirituel qu'il
avait eu un songe, il y avait de cela bien longtemps, et que,
1. Monumenta Historiée Missionis novse Francise, pars 2a , cap. III :
« Interillos quorum animum Deusvehementius ad illam expeditionem
promovendam incendebat, unus eratP. Joannesde la Bretesche, eximia
vir virtute ac vitse sanctitate Ejus viri virtus ac sanctitas quanta
esset, etiam divina quœdam, sive ante ejus in nostram societatcm
ingressum, sive ab ejus ingressu, signa declararunt (cap. III). —
Nadasi, Annus dier. memorab., 20a nov., p. 285, et Annales Mariani,
p. 355; — Creuxius, Historia canadensis, 1. I, p. 4; — Patrignani.
MenoL, 20 nov. p. 149.
— 143 —
dans ce songe, il s'était trouvé au milieu des Iroquois, dont
il avait entendu alors le nom pour la première fois. Ces
sauvages se préparant à le faire mourir dans de cruels tour-
ments, il appela à son secours le P. Vimont. Sa foi tirait
de ce songe cette certitude que la \oix de Dieu l'appelait
au Canada. Il espérait fermement s'y rendre un jour avec
le P. Vimont1.
Le P. de la Bretesche ne pouvait qu'encourager de si
beaux désirs. Toutefois, sa sagesse et sa grande délicatesse
de sentiments lui découvraient des difficultés là où la pieuse
ardeur de ses fils spirituels semblait ne pas en voir. La
principale était celle-ci : on ne pouvait envoyer des Jésuites
au Canada sans l'autorisation des Récollets ou sans une
demande formelle de leur part. Les Jésuites pouvaient-ils,
sans manquer à la discrétion, proposer leur concours? Y
avait-il apparence, d'un autre côté, que les Récollets appe-
lassent jamais à leur secours un ordre religieux?
Ces graves objections ne tempéraient pas les chaudes
ardeurs et ne diminuaient pas les espérances des deux étu-
diants. Ils disaient : Sans doute la place est prise; les
Récollets ont reçu en partage ce champ du Seigneur à défri-
cher. Mais le champ est vaste : n'y aurait-il pas place pour
deux sociétés religieuses? Que de tribus sur l'immense
territoire de la Nouvelle-France, que le zèle des Récollets
ne peut atteindre ! Que peuvent, parmi tant de peuplades
distinctes, une dizaine de missionnaires, dont plusieurs sont
retenus à Québec pour les besoins de la colonie ?
Ils croyaient fermement que Dieu triompherait bientôt
de tous les obstacles, et, qu'au jour marqué dans ses desseins
providentiels, il ouvrirait à la Compagnie de Jésus la porte
de la Nouvelle-France fermée déjà depuis dix ans.
1. Historix Canadensis libridecem, auct. P. Fr. Crcuxio, lib. I, p. 3.
— 144 —
Le P. de la Bretesche conseilla de prier. Il se fit entre
ces trois religieux une sainte union de prières. Le Jeune et
Vimont répandirent autour d'eux, parmi leurs Frères, le feu
dont ils brûlaient pour la conversion des Indiens. Le P. de
la Bretesche recommanda l'œuvre à tous ses amis ; il y inté-
ressa ses pénitents, il fit prier1.
Il dirigeait alors la conscience d'un grand chrétien, Henri
de Lévis, duc de Ventadour, neveu du duc de Montmo-
rency. Le duc de Ventadour, dégoûté des grandeurs et des
vanités du monde et aspirant après une vie meilleure et
plus calme, loin du bruit et des agitations de la^Cour, s'était
retiré quelque temps dans la solitude et avait reçu les ordres
sacrés. Cœur généreux et magnanime, entièrement dévoué
à toutes les saintes entreprises, il était capable, disent les
Monumenta historiœ Canadcnsis, non seulement d'ap-
prouver, mais de faire, dans la mesure de ses forces et de
ses ressources, tout ce qui pouvait contribuer à la gloire
de Dieu et à l'extension de son royaume. Aussi, quand le
P. de la Bretesche lui parla de la mission du Canada, il
comprit de prime abord tout ce qu'il y avait de grand et de
beau dans cette entreprise; il goûta l'œuvre, il s'y attacha2.
Mais, sur ces entrefaites, il perdit son pieux directeur.
Celui-ci eut-il, à son heure suprême, la révélation du retour
prochain de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-
France? Il serait peut-être imprudent de l'affirmer. Ce qui
1. On lit dans les Monumenta : « P. de la Bretesche hanc missionem
crebris ad Deum precibus commendabat, et quoscumque poterat ex
iis cum quibus tum domi, tumforis agebat, adeam vehementer horta-
batur... »
2. « P. de la Bretesche Ducem agnoverat magnâ voluntatis propen-
sione res omnes non probare modo sed etiam aggredi quœ ad Dei
gloriam cultumque quam maximum tenderent. Nec fuit opus multis
sermonibus ut rei magnitudinem ac momentum ad Dei gloriam ani-
marumque salutem pervideret, et in cognitam deindè ejus negotii
bonitatem toto mentis ardore raperetur. » (IbicL, cap. III.)
— 145 —
semble certain, c'est qu'à défaut de révélation, il y eut
intuition. Etant sur son lit de mort, le P. Vimont et le
P. François Ragueneau lui recommandaient de ne pas
oublier au ciel sa chère mission dû Canada. Le mourant
leur répondit qu'ils porteraient tous deux la lumière de la
foi aux tribus canadiennes1. Il dit encore au P. Vimont :
Je nai pas l'habitude de faire des prédictions ; cependant
je vous affirme que vous verrez une maison de Jésuites à
Québec2.
Le P. de la Bretesche mourut le 20 novembre 1624,
laissant après lui de profonds regrets. Charles Lalemant,
Le Jeune, Vimont, de Quen, Le Moyne, de Noue, Rague-
neau, Le Mercier, Charles Garnier, Jérôme Lalemant et
autres, tous membres actifs, au collège de Clermont, de la
ligue de prières pour la mission du Canada, perdaient en
lui 1 âme de cette sainte ligue.
Or, le jour des funérailles, le duc de Ventadour, qui y
assistait les larmes aux yeux, rencontra le P. Philibert
Noyrot, procureur du collège de Bourges3. Le P. Noyrot,
1. Monuments, Historise missionis novse Francise, pars 2a , cap. III :
« Cumilli jamjamque morituro P. Barth. Vimont ac P. Fr. Ragueneau
hanc missionem commendarent, prsedixit fore ut Deus amborum opéra
ad illius gentis salutem uteretur. »
2. Historise Canadensis seu novse Francise, auctore p. Francisco
Creuxio S. J., 1. I, p. 4.
3. Le P. Philibert Noyrot, né au mois d'octobre 1592, dans le dio-
cèse d'Autun, entra, après deux ans de philosophie, dans la compagnie
de Jésus, à Paris, le 16 oct. 1617. Envoyé au mois d'octobre 1619 à
Bourges, il y suivit pendant deux ans le cours de théologie, puis il
Fut ordonné prêtre, et au mois d'octobre 1621 il fut nommé procureur
du collège, charge qu'il conserva jusqu'à sa mort, môme quand il
s'occupa avec tant d'activité du ravitaillement de la mission de
Québec. (Catalogi Prov. Francise, arch. gen. S. J.) — Voir Creuxius,
Ilist. canad., 1. I, pp. 4, 9, 40 et suiv. — Cassani, Varones ilust., 1. 1,
p. 573 et suiv. ; - Cordara, Ilist. S. J., pars 6« , 1. 14, n08 267 et suiv.,
pp. 346 et 347.
Jés. et Now.-Fr. — T. I. I4
— 146 —
ne en 1592, était entré à l'âge de 25 ans dans la Compagnie,,
au noviciat de Paris, où il avait eu pour premier maître-
dans la carrière religieuse, le P. de la Bretesche. Le novice
pensait alors à devenir missionnaire en Chine, mais son
directeur le détourna de cette idée et dirigea ses aspirations^
vers le Canada1. Après deux ans de noviciat, on l'appliqua
pendant deux ans à l'étude de la théologie, puis on lui
confia la procure du collège de Bourges.
Le procureur n'avait pas le don de la parole. Il s'expri-
mait lentement , péniblement ; hésitant, embarrassé , il
semblait chercher les mots et les mots se faisaient attendre 2.
D'une intelligence plus solide que brillante, plus nette que
cultivée, c'était un homme de bon sens, entendu aux affaires,,
infatigable au travail, éminemment pratique. S'il n'avait
pas l'imagination vive, un peu colorée, passablement mobile
de ses compatriotes, ni la finesse et la pénétration de leur
esprit; comme eux il était affable, actif, d'un abord accueil-
lant. La bonté corrigeait ce qu'il y avait en lui de moins
délicat dans les traits et de moins distingué dans la per-
sonne ; le cœur éclatait partout et dissimulait un peu de
rudesse native. On a dit souvent et avec raison que le carac-
tère vaut mieux que l'intelligence. On trouve des hommes
d'esprit; les hommes de caractère sont rares. Le P. Noyrot,
était un caractère, fait surtout de force et de géné-
rosité, d'oubli de soi et d'amour du devoir, de patience
persévérante et de courage. Dans les œuvres entreprises,
pour la gloire de Dieu, rien ne faisait reculer d'un pas cette
mâle nature; souvent môme il ne prenait pas la peine de
1. « P. Phil. Noyrot societatem nostram ingressus ut ad Sinas
mitteretur, ad Canadenses potius adjuvandos zelum suum traducere,
ejus (Patris de la Bretesche) consiliis ductuque constituât. » (Monu-
menta... cap. III.)
2. « Erat in loquendo impeditior ac tardior. » (Ibid., cap. IV.)
— 147 —
tourner les difficultés. Il allait d'ordinaire droit son chemin,
au risque de heurter à de gros obstacles1. A Bourges, il
partageait sa journée entre les exigences de sa charge et la
direction spirituelle des âmes ; le soir, après le coucher de
la communauté, il passait de longues heures à la chapelle,
priant et méditant.2. Les dimanches et fêtes, il partait de
bon matin avec un jeune religieux, chacun un morceau de pain
dans la poche, qu'ils mangeaient à midi, assis sur la margelle
d'un puits. Il allait d'un village à l'autre, enseignant la
doctrine chrétienne aux pauvres et aux enfants 3. Pendant
six ans, avec une régularité admirable, il remplit cet apos-
tolat, ne rentrant le soir que fort tard, épuisé par le jeûne,
par les courses et par une succession fatigante de catéchismes
et de prédications : il faisait ainsi, disait-il, son apprentis-
sage de missionnaire chez les sauvages4. On le connaissait
dans tous les environs de Bourges, on l'appelait le Père des
Petits, on l'aimait : ce qui permettait à son zèle de se porter
parfois à des audaces, où l'originalité et l'industrie se prê-
taient un égal appui 5. Malgré les embarras et les hésitations
1. Monumenta historiœ Missionis... pars 2a , cap. IX.
2. « Sub noctem ante somnum, quiescentibus aliis, in sacellum
domesticum... se conferebat ; ibique, diurnarum strepitu silente cura-
rum, cor suum coram Deo effundebat. » Monumenta hist. miss.,
cap. IX.
3. <c Cum alio religioso, necdum etiam sacerdote, ad rudium insti-
tutionem, dominicis festisque diebus, ex collegio summo mane pro-
fecti, pauperes, puerosque ac puellas catechismum docebant. Sub
meridiem, ne cui essent oneri, ad fontis alicujus marginem, sub
umbrâ, panis frustulum, domo secum allatum, comedebant. » (Ibid.)
4. Monumenta... cap. IX : « Hoc, inquiebant, ut ei vitse praelu-
derent, ad eamque se jam ex eo tempore disponerent, quam cum
barbaris essent acturi. »
5. On lit dans les Monumenta, cap. IX : « Iverat aliquando concio-
nandi catechismique docendi causa, in parœciam cujus tum festum
agebatur; et ità agebatur, ut saltationibus potiùs indulgerent quam
vespertinis precibus, catechismoque intenderent. In cœmeterio igitur,
— 148 —
de sa parole, on se plaisait à l'entendre; et Ton raconte que
les bergers, retenus aux champs pour la garde des trou-
peaux, surveillaient ses allées et venues et se faisaient
instruire par lui, un peu partout, dans un champ, sur un
chemin, assis ou cheminant !.
Dès les premiers jours du noviciat du P. Noyrot, le P. de
la Bretesche, son maître spirituel, conçut pour lui la plus
grande estime. Elle fut réciproque. Opposés de caractère et
d'éducation, le maître et le disciple se rapprochèrent par
une égale vue des choses de Dieu, un même ardent amour
des âmes. L'amitié vint après l'estime2. Tous deux, dans
ut fit, et in locis circumquaque vicinis turmatim saltabant, et suus
erat cuique fidicen. Jussit ad catechismum Pater signum œre campanae
dari, et quidem solito vehementius et crebrius, utludibundos à ludicris
ad séria revocaret. Nemocommovebatur, citharœdum omnes, campanœ
pulsum nemo audiebat. Quid faceret Paler? Ingeniosâ, ut erat, ac
minime tamen austerà sed inflammatâ charitate, prsecipuam saltantium
turmam sic aggreditur. Eminebat inter omnes Citharœdus, locumque
sibi cœteris excelsiorem, in colle modico delegerat. Hune adit Pater,
humaniter rogat uti sibi suum velit, ad exiguum temporis spatium,
locum citharamque concedere. Petitionis insolentiam miratus pri-
mùm, vultumque Patris deindè reveritus, primarius ille Citharœdus,
concessit quod petebat. Tum Pater pileum primo quadratum capiti
imposuit, post paulocaput aperuit, atque omnibus expectatione reique
novitate suspensis, quorsum venisset, exclamavit; factoque signo
crucis, altâ voce, in nomine Patris... pronuntiavit, tum illos de rébus
fidei erudire cœpit. Qui saltabant subsistere eumque audire; vicini
eorum exemplum sequi, et res sacras edisserentem audire, interro-
ganti etîam de more respondere. Quidmulta? Eos in templum omnes
Pater deducere, ibique symbolum fidei accuratà explicatione
decurrere. »
. 1. Monumenta... cap. IX : « Pueri agrestes, qui, quod grèges suos
pascere deberent, in templum venire non poterant, sic erant ad ejus
(P. Noyrot) ingenium facti, ut discendi catechismi studio, vias quà
erat transiturus, per turmas obsiderent... »
« 2. Ibid., cap. III : « Patreni Philibertum Noyrot virum maximo
Missionis Canadensis zelo ac desiderio incensum, patrique de la Bre-
tesche eo nomine conjunctissimum... »
— 149 —
leurs entretiens et leurs lettres, aimaient à parler des tra-
vaux de l'apostolat, des missions lointaines, du Canada
surtout.
Le duc de Ventadour savait par le P. de la Bretesche
l'amitié profonde qui liait intimement les deux religieux;
aussi, en souvenir de l'aimé directeur qu'il venait de perdre,
pria-t-il le P. Noyrot d'être désormais son guide dans les
voies intérieures. Le nouveau guide n'avait pas l'habitude
de prendre les chemins détournés pour conduire les âmes
au bien ; il devina promptement tout ce qu'il y avait d'élevé
et d'apostolique au cœur de son pénitent, et, du même
coup d'œil, il comprit quelle vive impulsion le duc pourrait
imprimer à l'évangélisation des sauvages de la Nouvelle-
France, si l'on parvenait à lui faire accepter la vice-royauté
du Canada. En conséquence, ayant appris que le duc de
Montmorency, fatigué de toutes les tracasseries que lui
causait sa Compagnie des marchands, songeait à se débar-
rasser de sa charge et à la vendre, il conseilla sans détour
au duc de Lévis de l'acheter. « Il y a, lui dit-il, dans cette
haute situation, une magnifique mission à soutenir, des
peuplades sauvages à convertir à la foi par votre entre-
mise. » Le duc n'hésita pas : il acheta la charge de son
oncle, et, au commencement de janvier 1625, le roi ratifia
la cession par lettres patentes i.
Le nouveau vice-roi était à peine nommé , que le P.
Récollet, Irénée Piat, débarqué récemment en France,
4. Monumenta Historiée missionis... pars 2a , c. III. « P. Noyrot
cum ex ipso Dni de Ventadour ore didicisset quam incenso esset animo
ad salutem barbarorum illorum promovendam, suggessit ex tempore
nullam ad eam efficaciter procurandam convenientiorem viam iniri
posse, quam si prorex esse vellet eamque dignitatem pretio obtineret
à D. de Montmorency, qui eam libens cognato homini deferret... Nec
irritum fuit consilium. Petiit, émit, Prorex fuit anno eodem scilicet
4625. »
— 150 —
vint le trouver dans son hôtel, pour le prier, au nom des
religieux de saint François, d'envoyer des Jésuites dans la
Nouvelle-France1. Le P. Noyrot arriva pendant leur entre-
tien, et le P. Récollet lui renouvela la même demande.
Aucune proposition ne pouvait être plus agréable au vice-
roi et au Jésuite; elle fut agréée par l'un et par l'autre2.
Il serait puéril de voir toujours un miracle de la Provi-
dence dans la rencontre inespérée et imprévue de certains
événements. Et toutefois, il faut bien avouer que la rentrée
des Jésuites au Canada fut entourée d'un merveilleux
concours de circonstances.
D'ordinaire les œuvres de Dieu ne marchent pas aussi
facilement que les hommes le voudraient. Celle-ci, dès le
début, rencontra plus d'un obstacle. Les marchands associés,
calvinistes en majorité, virent d'un mauvais œil le choix
qu'on avait fait des Jésuites. Toujours la vieille haine de
Calvin contre les fils de Loyola. Et puis l'amitié, dont le
duc de Ventadour honorait ces religieux, n'était pas faite
pour plaire à la Compagnie du duc de Montmorency. Faut-il
ajouter qu'on redoutait, bien à tort selon nous, ce qu'on
appelait leur puissance, leur influence à la Cour. Pour toutes
ces raisons et d'autres encore , on fît opposition à leur
départ, mais inutilement : le vice-roi l'avait approuvé, il
le maintint; et, afin de couper court à de nouvelles diffi-
cultés, il se chargea des frais de voyage des six Jésuites3.
1. Parti de Québec le 15 août 1624, avec Champlain et le F. Sagard,
il était arrivé le 1er octobre à Dieppe. Voir Champlain, 2e partie de
ses voyages, pp. 76 et 77. — Le P. LeClercqdit, p. 300 : « L'assemblée
des Récollets députa le P. Irénée (Piat) pour en faire la proposition
au R. P. Provincial des Jésuites, qui était alors le P. Noirot. » Le P.
Le Clercq se trompe : c'est le P. Coton, qui était alors Provincial ; le
P. Noyrot était procureur au collège de Bourges.
2. Histoire du Canada, par Gabriel Sagard, p. 864.
3. « Dominus de Ventadour, cum esset prorex, nihil habuit anti-
quius, quam ut aliquot è patribus societatis, qui mare transmitterent,
— 151 —
Battus de ce côté, les ennemis de la Compagnie de Jésus
•se portèrent sur un autre point. Ils cherchèrent à circon-
venir les Récollets. « Le choix que nous fîmes des Jésuites,
dit Gabriel Sagard, fut fort contrarié par beaucoup de nos
amis, qui taschaient de nous en dissuader, nous asseurant
qu'à la fin du compte, ils nous mettraient hors de notre
maison et du pays; mais il n'y avait pas d'apparence de.
croire cette mescognoissance de ces bons Pères : ils sont
trop sages et vertueux pour le vouloir faire, et quand bien
même un ou deux particuliers d'entre eux en auraient eu la
volonté, une hirondelle ne fait pas un printemps, ny un ou
deux religieux la communauté1. »
Les amis des Récollets eurent soin d'exploiter et de
;grossir un incident, assez insignifiant en soi, mais qui ser-
vit de base à leurs critiques. Nous avons dit que l'asso-
ciation des marchands pourvoyait à la nourriture et à
l'entretien de six Pères Récollets. Des Jésuites, paraît-il,
se firent attribuer par le conseil des associés deux de ces
pensions. C'était une faute, pour ne rien dire de plus. Les
Récollets, lésés dans leurs droits, réclamèrent avec raison;
les Jésuites cédèrent sans observation. Enfin, la charité
dissipa tous les nuages, dit le P. Le Clercq, d'autant plus
que dans les raisons qu'on nous présentait, les vues d'inté-
rêt et de vaine gloire jouaient le plus grand rôle2.
Le P. Coton, provincial de Paris, désigna pour le pre-
ibique socictati s domicilia ad ejus (Canadensis) gentis auxilium stabi-
lirent, à R. P. Provinciali postularet. Hoc ut facilius consequeretur,
■omnem eis commeatum, ad hœc saltem initia, liberaliter offerebat. »
1. Histoire du Canada, p. 864. — Le P. Le Clercq dit, p. 299, avec
une pointe visible de malice : « Les amis des Récollets en France
veulent les détourner de leur projet en leur disant : Et erunt novissimi
printi, si même on ne vous exclut dans la suite entièrement de ces
missions. »
2. Premier establissement de la Foy..., t. I,p. 290 et suiv.
— 152 —
mier départ les Pères Charles Lalemant, Ennemond
Massé, Jean de Brébeuf, et deux coadjuteurs, François
Gharton et Gilbert Buret1.
Le lecteur connait le P. Massé. Pour la seconde fois,
après onze ans d'absence, il revient dans ce beau pays de
la Nouvelle-France, d'où il a été si violemment expulsé et
où il a laissé son cœur d'apôtre. Le P. de Brébeuf2 est le
plus jeune de tous; il deviendra le plus illustre par la
grandeur de ses vertus et l'héroïsme de sa mort.
Charles Lalemant3 est leur supérieur. Né à Paris en
1587, il s'était consacré à Dieu à- l'âge de vingt ans. Appli-
1 . Le P. Le Clercq, qui se trompe assez souvent sur le compte des
Jésuites, prétend (p. 304; que le P. Noyrot Provincial, désigna ces
Peines. C'est le P. Coton qui fit ce choix : « R. P. Cotonus, qui tum
Galliœ Provincise prseerat, liberalissime concessit Patres Proregi de
Ventadour... Qui igitur in hune annum 1625 delecti sunt fuerunt
P. Carolus Lalemant, tùm collegii Claramontani primarius,
P. Johannes de Brébeuf, P. Enemundus Massé. » (Monumenta.r
cap. III.)
2. Nous donnerons plus loin une notice sur ce missionnaire.
3. Le P. Charles Lalemant, né à Paris le 47 nov. 1587, entra au
noviciat de la Compagnie de Jésus à Rouen le 29 juillet 1607. Au
mois d'octobre 1609, il est envoyé à La Flèche, où il fait ses trois
années de philosophie; au mois d'octobre 1612, il est au collège de
Nevers, où il professe la quatrième (1612-1613) la troisième (1613-
1614) et la seconde (1614-1615). D'octobre 1615 à octobre 1619, il est
au collège de La Flèche, où il fait quatre années de théologie. Après
sa théologie, il vient faire à Paris son année de probation sous le
P. Antoine Gaudier. De là, il va au collège de Bourges professer la
logique (1620-1621) et la physique (1621-1622) ; il dirige en même
temps la congrégation des Externes. D'octobre 1622 à mars 1625, il
est principal du pensionnat de Clermont à Paris. (Catal. Prov. Fran-
cise, arch. gêner.)
. Quelques auteurs écrivent Lallemant et Lalement ; le P. Charles
signait : Lalemant. — Voir Elogia defunctorum Prov. Francise in
Arch. gen. ; — Ms. du P. Rybeyrète, S. J., script. Prov. Fr., p. 30;
— Bibliothèque des écrivains..., art. Lalemant (Charles) ; — Relations
de la Nouvelle-France, an. 1626, 1632-38, 1640, 1643; — Soluellusy
Bibliotheca..., p. 130.
— 153 —
que d'abord à l'enseignement de la grammaire et de la lit-
térature, puis au professorat des sciences mathémathiques,
il dirigeait, en qualité de Principal, le pensionnat de Gler-
mont, quand il obtint, à force d'instances, la mission de
Québec.
Le 24 avril 1625, les Jésuites s'embarquent à Dieppe sur le
navire de Guillaume de Caen, avec le P. Joseph de la Roche-
Daillon, récollet, de l'illustre maison des comtes deLude1.
Le 15 juin ils sont à Québec. C'est pour la seconde fois
qu'ils mettent le pied sur le sol canadien ; pour la première
qu'ils remontent le Saint-Laurent, où nous les verrons
voguer si souvent sur le canot des sauvages convertis.
Leur arrivée se fait cependant sous les plus tristes aus-
pices. On a fait circuler de main en main les pamphlets
publiés en France contre la Compagnie de Jésus ; aussi,
catholiques et protestants, également prévenus et excités,
refusent de les recevoir. En l'absence de Champlain, retenu
à Paris par les affaires de la colonie, Emery de Caen, son
remplaçant, leur déclare qu'il n'y a place pour eux,
ni à l'habitation, ni au fort, qu'il n'a du reste reçu à leur
sujet aucun ordre du Vice-Roi.
Que seraient-ils devenus sans la charité exquise des
Récollets? Ceux-ci avaient construit, en 1615, près du
magasin de la Compagnie des marchands, une petite cha-
pelle provisoire, qui continua cependant à servir d'église
paroissiale. Cinq ans plus tard, comprenant la nécessité de
sortir du provisoire et de s'agrandir, ils bâtirent un cou-
vent avec jardin et verger et une église, sur les bords du
Saint-Charles, à une demi-lieue environ du fort de Qué-
bec, à l'endroit où s'élève aujourd'hui l'hôpital général2.
1. Œuvres de Champlain..., pp. 1076 et 1077.
2. Les Récollets dédièrent à St-Charles leur chapelle, en mémoire
de Charles des Boues, bienfaiteur de leur mission. La rivière, auprès
— 154 —
C'est là qu'ils habitaient depuis quelque temps. Prévenus
de l'accueil désagréable fait aux Jésuites, ils vont les cher-
cher sur une chaloupe au milieu de la rade, les conduisent
chez eux et mettent à leur disposition la moitié de leur
couvent, de leur jardin et de leur enclos. Les fils de saint
François et de saint Ignace vivront ainsi de longs mois
sous le même toit1. Hospitalité vraiment fraternelle, que
la Compagnie de Jésus ne devait jamais oublier2!...
Aussitôt installés, les Jésuites vont à la recherche d'un
endroit favorable pour bâtir et cultiver. Il y avait, non
loin du couvent des Récollets, une pointe connue alors
sous le nom de fort Jacques Cartier, et un assez vaste ter-
rain s'étendant de la rivière Saint-Charles au petit ruisseau
Saint-Michel situé à l'ouest du Lairet. Cette situation conve-
nait fort bien à une résidence de missionnaires. La conces-
de laquelle elle était bâtie, prit le môme nom. Leur couvent reçut le
nom de N. D. des Anges. — Le P. Jérôme Lalemant ayant conseillé
à son frère de mettre la Résidence de Québec sous la protection de
la Vierge aux Anges, le P. Charles Lalemant dédia la petite chapelle,
ménagée dans la résidence construite à l'embouchure du Lairet, à
N. D. des Anges. Bientôt ce nom s'étendit à tout le terrain concédé
aux Jésuites et à la Résidence elle-même. — {Le Séminaire de N. D.
des Anges, par N.-E. Dionne, pp. 9 et 10; — Ferland, t. I, pp. 192 et
193.
1. Sagard, Histoire du Canada, pp. 862-866; — Le Clercq, t. I,
pp. 309 et suiv. ; — Ferland, t. I, pp. 215 et suiv. ; — Charlevoix,
t. I, p. 159. — Le P. Le Clercq insère dans son récit (pp. 309 et suiv.)
de la réception des Jésuites à Québec certaines expressions et réflexions
désobligeantes pour ceux-ci, qu'il est inutile [de relever. Il eût
mieux fait de s'en rapporter au récit du F. Sagard, témoin oculaire ;
la vérité et la charité y auraient gagné.
2. Le P. Le Clercq cite, p. 314, deux lettres que le P. Lalemant,
supérieur, écrivit de Québec, le 28 juillet 1625, l'une au Provincial des
Récollets de la Province de Saint-Denis, l'autre au Provincial des
Récollets de Paris, pour leur dire sa reconnaissance et celle des
Pères Jésuites, à cause de la réception qui leur avait été faite par les
Récollets à Québec.
— 155 —
sion du terrain est aussitôt demandée au duc de Ventadour,
qui l'accorde volontiers 1 ; et le premier septembre de cette
même année, en présence d'un public d'amis, la croix est
solennellement plantée sur ce lieu béni, où devait bientôt
s'élever la modeste maison de Notre-Dame des Anges.
Le premier août 1626, le supérieur de la mission écrivait
à son frère : « Les Pères Récollets assistèrent à la cérémo-
nie avec les plus apparents des Français, qui, après le
disner, se mirent tous à travailler. Nous avons depuis tou-
jours continué nous cinq (Jésuites) à déraciner les arbres et
à bescher la terre, tant que le temps nous a permis. Les
neiges venant, nous fûmes contraints de surseoir jusques au
printemps 2. »
1. Mr N.-E. Dionne résume ainsi cette concession, dans son bel
article sur Le Séminaire de N.D. des Anges (Montréal 1890) : « Le
duc de Ventadour fit aux Jésuites une concession de toutes les terres
contenues entre la rivière de Beauport et le ruisseau Saint-Michel,
formant une superficie d'une lieue de front sur quatre de profondeur.
Le document vice-royal avait été signé et scellé le 10 mars (1626).
Le don était irrévocable, perpétuel, et ne renfermait aucune charge.
Les Jésuites étaient autorisés à bâtir, si bon leur semblait, une habi-
tation, demeure, noviciat ou séminaire pour eux-mêmes et pour y
élever et instruire les enfants des sauvages. >> — Voir aussi le Cours
d'histoire du Canada, t. I, p, 217; — YHistoire du Canada, du
F. Sagard, p. 867 et suiv. ; — Le Mercure français, t. XIII, et la Rela-
tion de 4626, par le P. Lalemant.
2. Lettre du P. Charles L'Allemant (sic) à son frère Jérôme.
Kébec, ce 1er août 1626. C'est la Relation imprimée clans le t. XIII du
Mercure et dans les Relations des Jésuites du Canada, t. I, édit. de
Québec, 1858, p. 5.
Il est bon de rappeler ici ce que dit le P. Le Clercq sur
•cette lettre, pp. 442 et suiv : « Je n'omettrai pas une observation
sur la lettre faussement attribuée au R. P. Charles L'Alemant, écrite
de Québec en 1626, par laquelle, entre autres articles contraires
a la sincérité, il témoigne à son provincial qu'il entre dans ses
sentiments de dédier leur église (des Jésuites de Québec) à N. D.
des Anges et que la nôtre était consacrée au nom de Saint-Charles ;
■ce qui m'a fait juger que cette lettre ne pouvait être du P. L'Aie-
— 156 —
La culture des terres avait été grandement négligée
jusque-là. C'est à peine si l'on avait défriché vingt arpents,
et encore ce travail était l'œuvre des Récollets et de la
famille Hébert1. Là cependant était l'avenir de la Colonie.
mant, c'est qu'il n'ignorait pas que les historiens du même temps
avaient témoigné que la première église du Canada appartenait
aux Récollets et avait esté consacrée sous le titre de N. D. des
Anges. » Le P. Le Clercq parle souvent, dans VEstablissement de
la Foy, de sa sincérité et de sa simplicité, et aussi de la simplicité
et de la sincérité des Pères Récollets. Il dit, par exemple, de lui-
même, p. 335 : « Pour moy qui n'ay que la simplicité pour partage,
la vérité d'un missionnaire et d'un historien... ». Après ce compliment
qu'il s'adresse, peut-être avec plus de simplicité que de vérité, on
devrait trouver dans son ouvrage le reflet de ces deux belles quali-
tés. Faut-il dire qu'elles ne brillent pas dans le passage que nous
venons de citer? Sans avoir l'air d'y toucher, il affirme faussement
que la lettre du P. Lalemant lui est faussement attribuée. Est-il
croyable que le P. Lalemant n'eût pas réclamé, que les Jésuites
n'eussent pas protesté, si la lettre n'eût pas été de ce père? Quel
écrivain de l'époque a élevé le moindre doute sur l'authenticité de ce
document? Le P. Le Clercq ajoute : « le P. Lalemant n'ignorait pas
que les historiens du même temps... ». Quels historiens^ La lettre du
P. Lalemant est du 1er août 1626; il ne peut être question ici des
ouvrages du F. Gabriel Sagard,qui ne parurent qu'en 1636. Quel his-
torien a donc témoigné, a cette époque, ou avant, que la première
église du Canada, appartenant aux Récollets, a été consacrée sous le
titre de N. D. des Anges?... En supposant une erreur surce point de
la part du P. Lalemant, y aurait-il, à cause de cette erreur de
détail, une raison suffisante d'affirmer que la lettre lui est faussement
attribuée ? Si le P. Le Clercq avait été simple et sincère, n'aurait-il
pas franchement avoué qu'il voulait faire douter de l'authenticité des
quarante Belations des Jésuites, afin de les attaquer avec plus de
liberté? que, pour atteindre ce but, il a émis plus qu'un doute sur la
première Relation de la Nouvelle-France ? — Cette observation est
de J. G. Shea (Discovery and exploration of the Mississipi Valley;
Redfield... 1852, p. 79). Nous nous en tiendrons à ces quelques
observations ; il y aurait encore beaucoup à dire sur ce passage,
plein de sous-entendus et d'insinuations perfides. Le lecteur de
bonne foi suppléera à notre silence.
1. Hébert est cet apothicaire que nous avons rencontré à Port-
Royal et qui était venu s'établira Québec avec sa famille. — V. Rela-
tion de la Nouvelle-France, an. 1626, p. 2.
— 1S7 —
Il n'y avait pas aussi de plus sûr moyen de prévenir la
famine, à laquelle on était exposé chaque année. Québec,
en effet, très éloigné de la mer, n'était visité alors qu'une
fois l'an par les vaisseaux français bénéficiant du mono-
pole ; et, à cette occasion, les Associés envoyaient de
France, pour l'année courante seulement, les provisions
de bouche nécessaires à la subsistance des gens de l'ha-
bitation et des employés de la société commerciale.
Qu'un vaisseau vînt à se perdre ou à être capturé par les
pirates, et l'on courait risque à Québec de mourir de faim,
ce qui arriva du reste plus d'une fois. Champlain remontra
souvent avec la plus grande énergie la gravité de cette
situation, et proposa le seul remède possible, à savoir, le
défrichement et la culture du sol. Mais ce remède déplai-
sait aux Associés ; ces calculateurs intéressés, n'y trouvant
pas leur compte, refusèrent de l'employer.
Les Jésuites, qui n'avaient rien à attendre des Associés,
mal disposés à leur égard, ni des sauvages, réduits au strict
nécessaire, prirent dès leur arrivée le seul parti raison-
nable : comme gens vigilants et laborieux, dit Champlain,
ils se mirent à défricher les terres, pour se pouvoir nourrir
et passer des commodités de France *. Vingt ouvriers, labou-
reurs et charpentiers, amenés de France par les pères
1. Œuvres de Champlain, pp. 1111 et 1112 : « Le P. Noyrot amena
vingt hommes de travail que le R. P. Allemand (Ch. Lalemant)
employa à se loger, et défricher les terres, où ils n'ont perdu aucun
temps, comme gens vigilans et laborieux, qui marchent tous d'une
même volonté sans discorde, qui eust fait que dans peu de temps ils
eussent eu des terres pour se pouvoir nourrir et passer des commo-
dités de France ; et pleust à Dieu que depuis 23 à 24 ans les sociétés
eussent esté aussi réunies et poussées du même désir que ces bons
Pères : il y aurait maintenant plusieurs habitations et mesnages ou
païs, qui n'eussent esté dans les trances et appréhensions qu'ils se
sont veuës. »
— 158 —
Noyrot et de Noue, vinrent les aider dans ce travail *. Puisr
vers la jonction duLairet avec le Saint-Charles, on éleva le
bâtiment qui devait être quelques années la principale rési-
dence des Jésuites de Québec.
Le P. Massé, surnommé le père utile, dressait les plans
et dirigeait les travaux. Le P. de Brébeuf se livrait surtout
à l'étude des langues indigènes; il alla même passer sous
la tente des Algonquins la rude saison d'hiver, afin de se
former plus vite et mieux. Quant au P. Lalemant, il par-
tageait son temps entre le travail des champs et celui de
l'apostolat. Souvent il accompagnait les Récollets à Québec,
pour se mettre en relation avec les Français et faire tomber
les tristes préjugés des catholiques contre les religieux de
la Compagnie de Jésus. Il y réussit et assez promptement.
On le vit de près, on l'étudia ; peu à peu les sentiments
d'aversion firent place à l'estime et à la confiance; on jeta
les libelles au feu 2 ; le capitaine de l'habitation prêta même
des charpentiers au Père, pendant quelques jours du
4. Les PP. Noyrot et de Noue et le Frère Gauffette arrivèrent à
Québec le 14 juillet 1626 avec les vingt hommes engagés à leur
service.
Le P. Anne de Noue, né au diocèse de Reims le 7 août 4587, entra
dans la Compagnie de Jésus à Paris le 20 septembre 4642. Au sortir
du noviciat, il fit trois ans de philosophie à La Flèche (4644-4647); il
professa la cinquième à Nevers (1647-4648), et de là vint suivre
quatre ans le cours de théologie à Paris (1648-4622); l'étudiant en
théologie exerçait aussi les fonctions de préfet ou surveillant des pen-
sionnaires. Après sa théologie, il est deux ans ministre du collège de
Bourges (4622-4624); dans ce même collège, il fait sa troisième année
de probation ; puis il part pour le Canada. — Consulter sur ce Père :
Relations de 1632 et de 4646 ; — Creuxius, 1. VI, pp. 440 et suiv.; —
Charlevoix, t. I, 1. VI, p. 416. — Bressani, Brève relatione, parte
3a , cap. primo, p. 72; — Patrignani, Menol., p. 27; — Cassani, Glo-
rias del seg. siglo, t. I, pp. 617 et 620; — Nadasi, An. dier. memorab.,
p. 64; — Ferland, t. I, pp. 219, 340 et 341.
2. Relation de 1626, p. 5.
— 159 —
carême1; deux interprètes consentirent sur sa demande — ■
ce qu'ils avaient toujours refusé aux Récollets — à lui
donner des leçons de langues huronne et algonquine2;
enfin les catholiques le prièrent de les préparer au devoir
pascal.
Le premier août 1626, le P. Lalemant écrivait au R. P.
Général, Mutius Vitelleski : « Nous n'avons pas fait autre
chose cette année que d'acquérir la connaissance des lieux,
des personnes et de l'idiome de deux nations. Pour les
Français qui sont ici au nombre de quarante-trois, nous ne
nous sommes pas épargnés. Nous avons entendu leurs
confessions générales, après avoir fait une exhortation sur
la nécessité de la confession. Tous les mois, en outre, nous
leur donnons deux sermons... Les nôtres, grâce à Dieu, se
portent bien. Tous, à l'exception peut-être d'un seul, se
couchent habillés. Tout notre temps, en dehors des exercices
spirituels et des œuvres apostoliques, est employé à cultiver
la terre 3. »
Tous ces commencements, très modestes sans doute,
étaient en somme fort consolants. L'avenir cependant restait
sombre, et le point noir, tout le monde le connaissait,
c'était la Compagnie des marchands. Tant qu'elle serait
administrée par des Calvinistes et qu'elle aurait au Canada,
1. « Environ le milieu du Caresme je m'hazarday de prier le capi-
taine de nous donner les charpentiers de l'habitation pour nous aydér
à dresser une petite cabane au lieu que nous avons commencé à
défricher, ce qu'il m'accorda avec beaucoup de courtoisie ; les char-
pentiers ne souhaitaient rien tant que de travailler pour nous. »
(Lettre du P. Lalemant à son frère Jérôme, Kébec, 1er août 1626.)
2. Relation de 1626, p. 6.
3. Epistola P. Garoli Lalemant admodum R. P. Mutio Vitelleschi,
prœposito Generali S. J. ; è nova Franciâ, la die Augusti 1626 (Ar-
chives de la Province de Paris). Voir cette lettre aux Pièces justifi-
catives, n° I.
— 160 —
avec le monopole du commerce, l'autorité et l'indépendance
dont elle jouissait, on ne pouvait compter ni sur l'expansion
de la foi catholique, ni sur l'établissement de postes for-
tifiés, ni sur le développement de l'agriculture, cette force
et cette richesse des pays nouveaux. Une mesure radicale
devenait nécessaire, ou bien il fallait se résigner à faire de
la colonie un simple entrepôt de commerce, un marché de
pelleteries et de fourrures.
Aussi, sans donner le temps au P. Noyrot de se reposer,
le P. Lalemant, du consentement de tous les Pères, le
renvoie en France par le bateau qui l'a conduit, avec
ordre d'exposer au Vice-Roi le véritable état des choses.
Il lui recommande en outre de faire tous ses efforts pour
obtenir l'éloignement des Calvinistes de la direction et de
l'administration de la Compagnie1. « Je renvoie en
France le P. Philibert Noyrot, écrit le P. Lalemant à son
Général, pour s'occuper des intérêts de notre mission.
J'espère que votre Paternité lui prêtera son appui auprès
des personnes qui veulent bien protéger nos travaux. Il
sera nécessaire même auprès de nos Pères, qui semblent
1. Monumenta missionis Canadensis, cap. IV : « Anno 1626, P.
Noyrot ac P. Armas de Noue cum uno è Fratribus adjutore, in novam
Franciam pervenerunt. Sed et hoc anno intellectum est, experien-
tiâque comprobatum, nihil fieri omnino posse, nisi haeretici à rerum
temporalium prsecipuâ tractatione omnino excluderentur.:. Nihil
sperari ab hœreticis ducibus poterat, qui nec essent ullâ ratione de
Dei gloriâ solliciti, et prœter lucrum suum aliud nihil spectarent,
prœter turbas ac varia impedimenta, quibus seu palam atque apertè,
seu clam et quasi per cuniculos, quod semper ad eam diem fecerant,
se spiritualium rerum tractationi, coloniarumque atque urbium et
oppidorum fundationi, opponerent... Id ergo consilii unà omnes
ceperunt, ut Patrem Noyrot in Galliam festinè remitterent, eorum
omnium quœ illic gererentur testem oculatum, quique auribus prœ-
tereà quod scribi commode non poterat, nec videri, ex communi
omnium sensu accepisset. Rediit ergo, remissus à P. Carolo Lale-
mant. »
— 161 —
ne pas comprendre les besoins et l'avenir de notre mis-
sion1. »
L'envoyé ne pouvait être mieux choisi. Il avait tout vu
par lui-même, il s'était renseigné sur place; et l'on devait
compter sur son zèle et sur sa prudente énergie.
A Paris, il déploie une activité incroyable, passant des
journées entières en courses et en visites, et, la nuit, rédi-
geant des mémoires ou faisant des lettres. Il vpit le Roi et
ses conseillers, le vice-roi du Canada, les personnages les
plus considérables de la Cour ; il met en mouvement toutes
les influences, il fait jouer tous les ressorts2. On l'écoute,
on voit le mal, on comprend le remède, et à tout on
fait des objections, partout on découvre des / impossi-
bilités ou des dangers. Le remplacement dès Calvinistes,
directeurs et employés de la Société commerciale, par des
catholiques décidés, faisait surtout l'objet des plus vives
résistances. On disait au P. Noyrot avec quelque apparence
de vérité : Où trouver, dans cette Société, des catholiques
assez désintéressés pour faire passer avant leur intérêt la
gloire de Dieu et l'honneur de la France ? Est-il prouvé que
i. Epistola P. Car. Lalemant admodum R. P. Mutio Vitelleschi...
1» die Augusti 1626 ; — Relation de 1626, pp. 7 et 8.
2. « Suasit ergo omnibus quoad potuit ut catholici duces mitte-
rentur; omnibus non tam citô persuasit. Quibus ille passibus, quibus
laboribus effecit ut audiretur! Incredibile prorsùs est quid cogitarit,
quid dixerit, quid molitus sit, quid fecerit, quos privatim adierit,
quos publiée hortatus sit, quas et à viris religiosis bene multis, et à
sanctimonialibus, ad hoc negotium affectis, preces ad Deum effundi
curaverit, quas ipse fuderit, quid denique in eum finem, cum Rege,
cum Pro-Rege, cum regiis ministris et quam vigilanter juxtà ac
ardenter egerit! Noctes magnam partem orationi , officio Divino,
legendis scribendisque litteris consumebat; dies itineribus reser-
vabat... et jejunus ssepè adnoctemin collegium(Clermont)redibat, ubi
levi cœna contentus, modico somno resumptis viribus, iterum ad no vos
sese labores accingebat... » (Monumenta historiœ miss., cap. IV.)
Jés. et Noiw.-Fr. — T. I. 15
— 162 —
cette mesure produira les résultats désirés? Au contraire,
ne provoquera-t-elle pas les plus graves mécontentements,
ne va-t-elle pas entraîner la dissolution de la Société, et du
même coup la ruine de la Colonie? Toutes ces raisons et
bien d'autres que dictaient la timidité, la crainte, l'impuis-
sance et même l'intérêt, ne découragent pas le P. Noyrot.
Il avait son idée, et, résolu d'en poursuivre la réalisation,
il essaye d'une suprême démarche.
Le cardinal de Richelieu était alors à l'apogée de sa puis-
sance. Appelé depuis deux ans au ministère, il y avait
conquis une place à part par l'ascendant de son génie. Rien
ne s'entreprenait sans lui; tout se faisait par lui. Armée,
marine, finances, affaires étrangères et de l'intérieur, il
dirigeait tout, s'occupait de tout : il était le ministre uni-
versel. On connaît les trois grands desseins qui occupèrent
son glorieux ministère : l'humiliation de la maison d'Au-
triche, l'abaissement de l'aristocratie française, la ruine du
parti calviniste. En ce moment, il préparait à loisir les
moyens d'écraser les protestants, et en attendant il laissait
les courtisans le dénoncer à la France catholique comme le
pape des Huguenots, parce qu'il leur avait accordé la paix
et qu'il avait signé le traité de Monçon avec l'Espagne l.
Le P. Noyrot se rendit chez le Cardinal, en compagnie
du P. François Ragueneau, après s'être recommandé à tous
les saints du paradis. Il appréhendait cette entrevue et cette
appréhension paralysait à l'avance sa langue, d'ordinaire
très embarrassée. Mais, au dire de son compagnon, une fois
en présence du ministre, tout embarras disparut; contrai-
rement à son habitude, il parla avec entrain, facilité, élo-
quence même; et le ministre l'écouta avec attention.
Au sortir de cet entretien, Richelieu avait pris une grande
1. Histoire de France, par V. Duruy, p. 184.
— 163 —
résolution1. Il ne pouvait permettre, au moment où il cher-
chait à arrêter en France les progrès du calvinisme, qu'on
l'implantât, au détriment du catholicisme, dans une colonie
française. Il résolut donc de supprimer la Compagnie du
duc de Montmorency pour n'avoir pas rempli ses enga-
gements, de composer la colonie de Québec et les postes
français du Canada de sujets exclusivement catholiques,
enfin de fonder une société puissante, capable de donner
de la vie et de l'importance à la Colonie et de procurer en
même temps la conversion des nations sauvages.
Prompt à concevoir et à résoudre, le ministre ne l'était
pas moins à faire.
Le 29 avril 1627, il signe avec cinq auxiliaires de bonne
volonté l'acte d'établissement de la Compagnie des Cent
Associés ou de la Nouvelle-France. Afin de mieux contraindre
les nouveaux associés à remplir leurs obligations, lui-même
se met à la tête de l'entreprise, à la place du duc de Ven-
1. « Sub initium Quadragesimse adjunctus est hoc anno 4 627 Patri
Noyrot, assignatusque socius à R. P. Joanne Fillœo, tum in Franciâ
Provinciali, P. Franciscus Ragueneau. Intérim P. Noyrot, in omnes
officii sui partes intentus distrahebatur animo, et quod nihil adhuc in
societatem mercatorum, quam animo destina verat, omnino promoverat,
et quod profectionis tempus (in Novam Franciam) urgebat et quod...
in illis angoribus ac maximarum curarum fluctibus, vix quid eligeret,
quidve alteri prœponeret, inveniebat... ; ad extremum, unà cum socio
è nostris Patribus uno, Dnum cardinalem ducem de Richelieu adit...
Narravit e suis familiaribus uni, Pater illc qui Patris Noyrot socius
tum fuit, se in illâ rerum desperatione, fidenter sane Dei ac sancto-
rum, prsesertim angelorum opem implorasse... Nusquam alias P.
Noyrot, qui aliundè erat in loquendo impeditior ac tardior, expeditior
aut eloquentior fuit, nec eminentissimus cardinalis attentior. Quid
multa? Consilium eâ ipsâ horâ de societate mercatorum colligendâ
susceptum est ac sensim deindè perfectum. » (Monumenta hist. miss.
cap. IV.)
— 164 —
tadour, démissionnaire en sa faveur { ; et la marquise de
Guercheville, à la demande du P. Novrot, cède à la Gom-
pagnie tous ses droits sur l'Acadie et se fait inscrire comme
associée pour une somme de mille écus 2.
On lira dans les Edits et ordonnances les considérants
et les divers articles de l'acte d'établissement 3. Ils font
honneur au cardinal de Richelieu. En résumé, Y acte est
rédigé en vue d'une civilisation chrétienne et française. Le
roi donne en toute propriété à la Compagnie le Canada et
la Floride, il lui accorde le monopole de la traite des pelle-
teries, à ces conditions principales : elle ne fera passer au
Canada que des français et des catholiques ; elle en trans-
portera, en 1628, de deux à trois cents, et, jusqu'à quatre
mille, pendant les quinze années suivantes; elle logera,
nourrira et entretiendra les transportés pendant trois ans,
puis elle leur distribuera des terres défrichées et des
semences, ou elle leur procurera d'autres moyens d'exis-
tence ; elle pourvoira pendant quinze ans aux frais du culte
et à. l'entretien de trois prêtres dans les postes qu'on éta-
blira. Enfin des avantages considérables sont faits aux sau-
1. « Dnus de Ventadour, Novœ Francise Prorex esse desiit, accepto
quantum persolverat à Rege pretio dignitatis illius, tertio circiter
anno postquam hortatu Patrum nostrorum onus illud susceperat. »
(Monumenta hist. miss.., cap. IV.)
2. DQa de Mons, Marchionissa de Guercheville, Patris Noyrot hor-
tatu ac rogatu, dissuadentibus licet domesticis ferô omnibus, in
gratiam novae societatis, quee formari cœperat, non modo se regno
totius Acadiœ sponte abdicavit, ac de jure suo omni libère decessit,
sed et una de mercatorum numéro esse voluit, ac millenos aureos,
quse summa à singulis pendebatur, ultrô se cum aliis daturam esse
promisit. » [Monumenta hist. miss., cap. IV.)
3. Cet acte se trouve aussi dans le Mercure Français, t. XIV,
année 1628, p. 232. — Histoire des Canadiens-Français, par B. Suite,
t. II, ch. III. — Cours d'histoire du Canada, par l'abbé Ferland, t. I,
1. II, ch. VI. — Histoire du Canada, par Garneau, t. I, 1. I, ch. II.
— 165 —
vages convertis, lesquels seront censés et réputés naturels
français.
Le P. Noyrot avait réussi bien au delà de ses espérances,
sinon de ses désirs; il avait obtenu plus qu'il ne demandait,
plus qu'il n'était chargé de demander1.
Cependant cette importante affaire , d'où dépendait
l'avenir de la civilisation chrétienne au Canada, ne l'empê-
chait pas de s'occuper activement de l'objet secondaire de
sa mission, de l'approvisionnement de Notre-Dame des
Anges. Cette maison n'avait aucun secours à attendre de
la société dirigée par Guillaume et Emery de Caen ; la terre
ne pouvait encore fournir à la nourriture de plus de vingt
personnes; il fallait, jusqu'à nouvel ordre, tout faire venir
de France. Grâce aux aumônes en argent et aux dons en
nature, le P. Noyrot s'était procuré et avait expédié à
Ronfleur toutes les provisions nécessaires, pendant un an,
à l'entretien des missionnaires et de leurs ouvriers. L'envoi
devait arriver à Québec vers le milieu de 1627. Mais Guil-
laume de Caen et le capitaine de la Ralde 2, qui étaient
4 . Les historiens du Canada attribuent généralement au P. Lalemant
et à Champlain l'honneur d'avoir éclairé Richelieu et le Conseil du
Roi sur le triste état de la colonie de Québec et d'avoir déterminé le
cardinal à supprimer la compagnie du duc de Montmorency pour la
remplacer par celle des Cent-Associés. Cet honneur revient au P.
Noyrot. Du reste, les dates viennent à l'appui de notre assertion. L'acte
d'établissement de la Compagnie de la Nouvelle-France a été signé
le 29 avril 1627, et le P. Lalemant n'est parti du Canada que le
2 octobre 1G27. Quant à Champlain, il s'embarqua à Dieppe pour
Québec le 15 avril 1626 et ne rentra en France qu'en 1629. Champlain
et le P. Lalemant ont pu contribuer à faire la lumière sur la situation
de la colonie ; mais il est à croire que leurs plaintes et leurs réclama-
tions n'auraient pas abouti sans le zèle et l'activité du P. Noyrot.
2. Raymond de la Ralde avait été nommé en 1626 par un arrêté du
conseil de Sa Majesté, amiral de la flottille qui passa cette année au
Canada, à la place d'Emery de Caen, calviniste, dont les catholiques
se montraient peu satisfaits. De la Ralde était catholique, mais il n'en
— 166 —
venus en France sur le même vaisseau que le P. Noyrot,
avaient surveillé toutes ses démarches et fini par pénétrer
ses desseins. Des indiscrétions malveillantes leur apprirent
les plaintes portées contre eux et contre la Compagnie
dont ils dirigeaient les opérations commerciales 1 . Leur
irritation fut grande à cette nouvelle ; et, comme première
marque de mécontentement, ils arrêtèrent à Honfleur les
ballots expédiés aux Jésuites de Québec2. L'effet de cette
vengeance se fit rudement sentir à Notre-Dame des Anges,
Les provisions, apportées l'année précédente, touchaient à
leur fin, et le mois d'octobre arrivait, puis le long hiver du
Canada avec le cortège menaçant de la faim, des souffrances,
des récriminations et des responsabilités. Le P. Lalemant,
ne voyant rien venir, laissa chez les Hurons le P. de
Brebeuf, à Québec les pères Massé et de Noue et trois coad-
juteurs, et il partit avec ses vingt ouvriers pour la France,
où il débarqua dans le courant de novembre (1627) 3.
Le gouvernement était à cette heure plus occupé des
affaires intérieures du pays que de la colonie transatlan-
resta pas moins dévoué aux de Caen, dont il avait été le lieutenant.
En devenant amiral il resta plus « lié aux intérêts de ses anciens
maîtres qu'à ceux des Jésuites, et il épousa leurs animosités contre
ces religieux ». (Miscou, parN.-E. Dionne, dans le Canad a-Français ,
oct. 4889, p. 441 et suiv.).
1. Nec ejus consilia hsereticum adversarium latuerunt. Publicis
etiam litteris, Pâtre non modo non conscio, sed et invito ac maxime
répugnante vulgata sunt à quibusdam typographis, quales multos
habet Lutetia, qui Litteras P. Caroli Lalemant, ab uno ex amicis
domesticis cui communicatœ fuerant et ad legendum duntaxat con-
cessœ, avide arreptas furtim prselo commiserunt publicèque vénales
proposuerunt, et à clamatoribus circumforaneis, ut fit, totâ urbe decan-
tari, ad suum lucrum sed ad Patris mœrorem voluerunt aut certè
passi sunt. [Monumenta hist. miss., cap. IV.)
2. Histoire du Canada, par G. Sagard, t. I; — Cours d'histoire du
Canada, par l'abbé Ferland, t. I, 1. II, ch. VI.
3. Ibid.
— 167 —
tique. Richelieu, depuis le traité de Monçon, avait remis
de l'ordre dans toutes les parties de sa vaste administra-
tion, et, prêt à lutter contre les protestants toujours rebelles,
il venait d'entraîner le Roi et la noblesse au siège de La
Rochelle. Cette place était le rempart du calvinisme. Soldats,
généraux, grands du royaume, tous avaient marché avec
entrain à cette entreprise populaire ; et l'armée royale eût
enlevé rondement la position, si elle n'eût rencontré devant
elle que les protestants de France. Mais Soubise et Rohan,
chefs du parti huguenot, avaient fait appel au duc de
Buckingham ; et le beau et incapable favori du roi d'Angle-
terre détermina son souverain à porter secours àLa Rochelle.
Cette intervention inattendue eut son contre-coup dans
la Nouvelle-France. David Kertk, né à Dieppe, et ses frères
Louis et Thomas, étaient passés au service de l'Angleterre.
Ces trois calvinistes français se font autoriser par Charles Ier
à porter la guerre contre la colonie française du Canada,
et munis d'une commission royale, accompagnés du capi-
taine Jacques Michel et d'autres Français, protestants
comme eux, ils partent de Londres, en 1628, avec une
flotte nombreuse; ils s'emparent de Port-Royal, s'éta-
blissent à Tadoussac, brûlent la ferme et font prisonniers
quelques colons du cap Tourmente 1 .
Champlain se trouvait à Québec, quand des courriers lui
apprennent en même temps et ces tristes nouvelles et
l'approche menaçante de la flotte anglaise.
Il n'y avait pas encore un an qu'il avait renversé le petit
fort Saint-Louis, construit sur le haut du rocher, et qu'il
lavait remplacé, malgré les vives oppositions de la Com-
pagnie du duc de Montmorency, par un second fort plus
1. Histoire de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix; — His-
toire du Canada, par Garneau; — Cours d'histoire du Canada, par
Ferland; — Histoire des Canadiens-Français, par B. Suite.
— 168 —
grand et plus solide. L'enceinte était formée de fascines, de
terres et de troncs d'arbres.
Dans ce poste, tout manquait, vivres et munitions.
La ration de chaque homme était réduite à sept onces de
pois par jour. Les de Caen n'avaient pris aucune mesure
pour approvisionner l'habitation; ils avaient même eu la
précaution d'emmener les barques, dont on aurait pu tirer
parti pour se ravitailler au loin. La terre, restée inculte,
n'offrait aucune ressource; on ne pouvait compter sur les
sauvages, réduits au strict nécessaire. Les Jésuites, les
Récollets et la famille Hébert mirent bien à la disposition
du commandant toutes leurs récoltes; malheureusement
c'était peu de chose pour quatre-vingt bouches, dont les
dents, dit Sagard, croissaient comme V herbe en bonne terre,
faute d'avoir de quoi les employer i.
Pendant ce temps, que faisait la Compagnie des Cent-
Associés? Pourquoi n'accourait-elle pas au secours de
Québec menacé?
Louis XIII avait confirmé par un édit daté du camp
même de La Rochelle (1628) l'acte de fondation de cette
société, et conformément aux dispositions de l'édit, Claude
de Roquemont, commandant des vaisseaux de la Compa-
gnie, avait organisé le premier transport des colons. Le
8 mai, il part de Dieppe. Le P. Charles Lalemant, le P.
François Ragueneau 2 et trois Récollets l'accompagnent.
1. Sagai*d, t. IV, pp. 940 et suiv. ; — Ferland, t. I, p. 231.
2. Le P. François Ragueneau né le 14 juin 1597 à Blois, entra au
noviciat de la Compagnie de Jésus à Paris le 16 avril 1614. De 1616
à 1619 il fait trois ans de philosophie à La Flèche; en 1619-1620, il est
surveillant des pensionnaires à Bourges, puis de 1620 à 1624, pro-
fesseur de quatrième, de troisième et d'humanités à Nevers. Il étudie
ensuite la théologie à Paris (1624-1626); il professe les humanités au
collège de Moulins (1626-1627). En 1628, il est envoyé au Canada.
(Cat. Prov. Franciœ inArch. gen. S. J.)
— 169 —
Deux mois après, il est à l'embouchure du Saint-Laurent.
Attaqué par l'amiral Kertk, il est obligé d'amener pavillon,
et se rend à ces trois conditions : vie sauve des religieux,
respect des femmes, liberté accordée à tous *: Kertk renvoie
en France Roquemont et ses colons; il jette sur une mau-
vaise barque les Récollets, qui finissent, après bien des
péripéties, par aborder à Bayonne; les Jésuites, retenus
prisonniers, puis conduits en Angleterre, sont de là dirigés
sur la Belgique, à la demande de Marie de Médicis et sur
l'ordre de sa fille, Henriette, reine d'Angleterre2.
Le P. Noyrot, qui suivait de près Claude de Roquemont
sur un navire, chargé de provisions pour Notre-Dame des
Anges, suspend sa marche près d'Anticosti, au bruit de la
canonnade; le soir, à la nouvelle de la victoire des Anglais,
il se cache dans une anse solitaire, guettant le moment
propice pour pénétrer dans le Saint-Laurent; le lendemain,
31 juillet, fête de saint Ignace de Loyola, il sort de sa
retraite, et se voit forcé de reprendre le chemin de la
France, à travers mille dangers, poursuivi à outrance par
les vaisseaux ennemis 3.
Cette première tentative si désastreuse ne décourage pas
la Compagnie des Cent-Associés. L'année suivante (16 juin
1629), le capitaine Daniel, accompagné du P. Barthélémy
i. « Deditio facta est iis tribus conditionibus ut religiosis vita,
matronis ac puellis pudicitia, omnibus libertas concederetur. » [Monu-
ment a hist. mis., caput V-.)
2. « Reginœ matris intercessione ac Reginse Anglise ejus filiœ
favore ac munere, Dnus Marchio de Trichasteaux legatus ex aulà
missus P. Carolum Lalemant ac P. Franciscum Ragueneau in Galliam
reduxit... Belgio primùm 16 oct. 1628, ac deindè, post aliquot dies,
Galliœ redditi sunt. » (Monumenta hist., cap. VI.)
3. « Quo tempore ad insulam Anticosty sic pugnabatur, advenit
cura actuariâ navi sua P. Noyrot, atque ex tormentorum bellicorum
fragore ac sonitu quem exaudiebat, conjecit, id quod erat, prœlium
committi. Cujus exitum dùm prœstolatur... dùm se angli victores
. — 170 —
Vimont1, s'embarque avec quatre vaisseaux bien équipés.
Jeté par la tempête sur l'île du Cap-Breton, il s'empare du
fort construit par Jacques Stuart, au port aux Baleines, il
le démolit et il en construit un autre à l'entrée de la rivière
du Grand-Cybou, où il laisse le P. Jésuite et quarante
hommes, puis il rentre en France avec une soixantaine de
prisonniers anglais2. Le capitaine Joubert, qui est parti sur
un navire en même temps que le capitaine Daniel 3, n'est
pas plus heureux que lui ; obligé de revenir sur ses pas, il
va faire naufrage sur les côtes de Bretagne.
L'intrépide P. Noyrot faisait encore partie de cette expé-
dition, avec les Pères Lalemant et Alexandre de Vieuxpont,
et le F. Malot. Le vaisseau qu'il monte avec ses confrères
et qu'il a lui-même frété, est poussé par la tempête contre
les rochers de Canseau, où il se brise en deux. Le P. Noyrot
disparaît dans les flots, en prononçant ces dernières paroles
du Christ mourant : In manus tuas, Domine, commendo
juxtà insulam Miscouanam comparant ad alias expeditiones, delites-
cebat in vicino portu P. Noyrot... E suis latebris circà festum slî
Ignatii prodiit. » (Monumenta, cap. VI.)
1. Le P. Barthélémy Vimont, né le 17 janvier 1594, entra dans la
Compagnie le 13 ou 22 novembre 1613. Après le noviciat, il fait 3 ans
de philosophie à la Flèche (1615-1618), puis il enseigne un an à
Rennes (1618-1619), trois ans à Eu, d'abord la 4e, ensuite la 3e (16 19—
1622), il fait sa théologie au collège de Clermont, à Paris (1622-1626),
enfin il est envoyé en qualité de procureur à Eu (1626-1629), et c'est
de là qu'il part pour le Canada, le 16 juin 1629, avec le capitaine
Daniel, frère du P. Daniel, dont nous parlerons bientôt. (Catal. Prov.
Francise in Arch. gen. S. J.)
2. OEuvres de Champlain... Relation du voyage faict par le capitaine
Daniel, pp. 1283-1288; — Prise d'un seigneur escossais et de ses gens
qui pillaient les navires pescheurs de France, par M. Daniel, de
Dieppe, capitaine pour le roy en la marine, et général de la Nouvelle-
France; Rouen, 1630; — Monumenta missionis canadensis..., cap. VII.
3. Omnes simul Rupellâ profecti sunt 16 Junii anno 1629.... (Monu-
menta.., cap. VII.). — Voir Garneau, Ferland, Charlevoix, Faillon, etc.
— 171 —
spiritum mcum. Le F. Malot est entraîné par la vaguer
après avoir accompli un grand acte de charité chrétienne :
il venait d'achever la conversion du nautonier, calviniste
décidé. Les Pères Lalemant et Alexandre de Vieuxpont sont
jetés sur une île déserte, celui-ci sain et sauf, celui-là brisé,
meurtri, pouvant à peine se mouvoir. Quelques jours après,
le P. de Vieuxpont va rejoindre le P. Vimont au Grand-
Cybou et s'employer à la conversion des sauvages1, tandis
que le P. Lalemant est recueilli par des pêcheurs basques
et conduit à Saint-Sébastien, où il aborde après un second
naufrage 2.
1. Le P. Alexandre de Vieuxpont, né à Auxeville, en Normandie,.
le 25 déc. 1599, entra au noviciat de Rouen le 13 septembre 1620,
après avoir fait 3 ans de philosophie. Envoyé, après son noviciat, au
collège de Rennes, il y enseigne la 6e, la 5e et la 4e (1622-1625), et de
là, il va faire 2 ans de théologie à La Flèche (1625-1627), d'où il est
envoyé à Alençon (1627-1629). Au mois de juin 1629, il part pour le
Canada sur le vaisseau frété par le P. Noyrot. (Catal. Prov. Francise,
in Arch. gen. S. J.)
Voir sur ce Père les Œuvres de Champlain, pp. 1287, 1289-1292,
1294.
2. Monumenta historiœ missionis..., cap. VII : « Subito coorta tem-
pestas eorum cymbam (Jesuitarum) ad proximam littori rupem illid.it
frangitque in duas partes sequales... P. Noyrot fluctu abreptus et à
P. Lalemant in altéra navigii parte relicto divulsus, datis in cœlum
oculis, junctis manibus, has è Psalmis Davidicis voces, quas etiam
Christus in cruce moriens usurpavit, pronuntians : In manus tuas,
Domine, commendo spiritum meum, ex oculis intuentium ereptus, ac
in mare depressus, ab aquis est suffocatus... F rater Ludovicus in
cubiculo vi aquarum irrumpente confestim est obrutus... Placuit Deo
in ipsâ morte Fratrem nostrum suavissimè consolari ex conversione
Navarchi, hœretici, qui eâdem naufragii ruina involutus, in aquis cum
illo sepultus est... P. Lalemant duabus nescio quomodo tabulis inter-
clusus, dùm illse vi tempestatis et fluctuum colliderentur, sic com-
pressus est atque illisus, ut ex earum attritu pêne contusus sit ac
complanatus... P. Alexander de Vieuxpont ut in molli strato, sic in
nudâ hurao, madidis, ut ex mari exierat, veslibus, altissimo somno
requievit...Defunctorum corpora, in primis Patris Noyrot acL. Mallot
— 172 —
En vérité, Québec jouait de malheur. De tous les vais-
seaux envoyés de France à son secours, aucun ne peut
parvenir à destination. Chain plain est donc abandonné aux
seules ressources de son génie, attendant à toute heure
l'arrivée des ennemis. Quelles grandes luttes durent alors
agiter son âme vaillante? Que faire? Où était le devoir?
Fallait-il, en cas d'attaque, se défendre, repousser la force
par la force? Mais comment résister avec une soixantaine
de personnes, hommes, femmes et enfants, dans un fort
sans vivres et presque sans munitions, contre un ennemi
supérieur en nombre, pourvu de tout? Avait-il le droit de
sacrifier inutilement, par une résistance insensée, la vie de
ses soldats, des ouvriers et de leur famille? Fallait-il se
défaire des bouches inutiles, puis lutter avec une poignée
de braves? — Il se demandait encore, bien qu'il en coûtât
beaucoup à sa fierté et à sa bravoure de soldat, s'il ne ferait
pas mieux de se rendre à des conditions favorables. Toutes
ces pensées allaient et venaient dans son esprit incertain,
hésitant, tourmenté, et, en même temps, il se fortifiait et
se préparait à la résistance, quand il reçut de Tadoussac
une lettre de l'amiral Kertk, le sommant de lui livrer le
vi fluctuum ad littus projecta, terra? mandarunt (Patres Lalemant et de
Vieuxpont) ubi nimc requiescunt... » — « Vasco-Cantabrorum naves
Patrem Alexandrum de Vieuxpont, ad caputquod vocant Britannicum
vel Britonicum, quo suus eum Barbaros adjuvandi et cum iis hye-
mandi zelus impellebat, deduxerunt; quo jam advenerat Pater Bar-
tholomœus Vimont cum classis prsefecto, Daniele. . . . Patrem vero Caro-
lum Lalemant illi iidem Vasco-Cantabri, liberalissimè humanissi-
mèque suis navibus acceptum, in Galliam secum reducere voluerunt.
Sed in ipso portu Boionœ Tarbellorum naufragium fecit Pater; sic ut
vix cum aliquibus aliis in exiguâ scaphâ ad oras Hispaniae maritimas
appulerit; undô postea rcdiit in Galliam. » (Ibid., cap. VIII.)
Voir sur ce naufrage la lettre du P. Lalemant écrite au supérieur
des Pères de la Compagnie de Jésus à Paris, à la date du 22 no-
vembre 1629, et insérée dans les Voyages de Champlain, 2° part.,
p. 1288.
— 173 —
fort et l'habitation. L'amiral menaçait de trop loin pour
inspirer la terreur. Ghamplain répondit : « Les livrer en
Vétat que nous sommes maintenant, nous ne serions pas
dignes de paraître hommes devant notre Roi. Cette fière
réponse déconcerta Kertk ; il ne bougea pas, s'imaginant
que son adversaire disposait de ressources considérables1.
Mais une espèce de fatalité poursuivait cette malheureuse
colonie. Ghamplain était parvenu à construire une misé-
rable barque de dix à onze tonneaux. Il charge Boullé
d'aller à Gaspé et de là en France pour renseigner Riche-
lieu. Quelques jours après, on aperçoit des vaisseaux
anglais derrière la pointe Lé vis, et une chaloupe s'avance
dans la rade, arborant le drapeau blanc. L'officier, qui la
conduit, demande à parlementer et remet à Champlain une
lettre, qui lui apprend que la barque de Boullé a été captu-
rée et qu'on sait par ses compagnons la situation désespé-
rée du fort. On devine l'effet produit par cette nouvelle.
Champlain consulte les Jésuites, les Récollets, les princi-
paux colons ; la résistance étant impossible, tous sont
d'avis d'accepter les conditions suivantes de l'ennemi : Les
Français qui voudront s'en aller, seront transportés en
France ; les officiers garderont leurs armes et bagages ; les
soldats, leurs armes, leurs habits et une robe de castor ; les
religieux, leurs livres et leurs robes 2.
La capitulation est signée le 19 juillet 1629 ; et le lende-
main Louis Kertk prend possession du fort, des magasins,
du couvent des Récollets et de Notre-Dame des Anges.
Ornements, vases sacrés, linge et papiers des religieux,
tout reste aux mains des Anglais3.
1. Histoire du Canada, par G. Sagard, p. 922 et suiv.
2. Cours d'histoire du Canada, par Ferland, ch. VII, pp. 231 et
suiv. — Histoire du Canada, par Sagard, 1. IV. — Histoire de la
Nouvelle-France, parle P. de Charlevoix, 1. I, ch. IV.
3. Sagard, t. IV.
— 174 —
Peu de jours après, Champlain, les Récollets, et les
Pères Massé, de Noue et de Brébeuf1 sont à Tadoussac.
L'amiral Kertk et le vice-amiral Jacques Michel les y atten-
daient.
Ce dernier, calviniste dieppois, était venu très
jeune au Canada, où il avait commandé un vaisseau de
Guillaume de Caen. Plus tard, soit par mécontentement,
soit par ambition, il s'était vendu aux Anglais. Bon
marin, du reste, et soldat courageux, il ne manquait ni
de coup d'œil ni d'énergie. Il conduisit les Anglais à
Tadoussac, au cap Tourmente, dans tous les postes fran-
çais; il dirigea l'attaque contre Roquemont et décida la
victoire. Kertk mettait à profit son expérience, sa connais-
sance du pays, ses qualités militaires, il n'estimait aucune-
ment le transfuge. Les Anglais le méprisaient, tout en le
redoutant.
Ce traître calviniste avait la haine du Jésuite. A l'arrivée
des missionnaires de la Compagnie de Jésus à Tadoussac,
il se permet de les accuser d'être venus convertir les castors
au Canada. L'injure ne pouvait passer sans réplique. Le
P. de Brébeuf lui inflige un démenti devant l'amiral, en
présence de Champlain et des prisonniers français. Ce
démenti a le don d'exaspérer le transfuge ; il se lève, hors
de lui, menaçant : « N'était le respect dû à l'amiral, dit-il
au Père, je vous appliquerais un soufflet pour ce démenti. »
Et sa fureur s'exhale en de telles imprécations contre
Dieu et Saint-Ignace que Champlain ne peut s'empêcher de
1 . « Les missionnaires des Hurons avaient été avertis de revenir,
afin qu'ils ne fussent pas exposés à rester sans secours au milieu
des barbares, si Québec était enlevé aux Français. Le P. de la Roche-
Daillon était descendu en 1628, et le P. de Brébeuf le suivit en
1629, accompagné de quelques Français et de sauvages qui venaient
faire la traite. » (Cours d'histoire du Canada, par l'abbé Ferland, t. I,
p. 233.)
— 175 —
lui dire : « Bon Dieu! Comme vous jurez pour un réformé! »
— « Je le sais, lui répond Michel, et je veux être pendu, plu-
tôt que de laisser passer la journée de demain sans donner
à ce Jésuite la paire de soufflets qu'il mérite. » Le lende-
main, la journée se passe, en effet, mais pas au gré de ses
désirs. Suivant ses habitudes, il invite ses amis à boire :
« Allons, leur dit-il, noyer dans le vin la colère que ces
sycophantes ont si justement excitée. » Ils vont, ils boivent,
et lui, avec tant d'excès qu'il perd connaissance et meurt,
deux jours après, misérablement.
On lui fit des funérailles dignes de son rang. Les gorges
du Saguenay retentirent des saluts funèbres du canon ; et,
quand tout fut fini, on ensevelit sous les roches de Tadous-
sac sa dépouille mortelle1. Trois ans plus tard, le
P. Le Jeune, venant de France, s'arrêtait quelques jours
près de la tombe du renégat, et les sauvages lui appre-
naient ce qu'ils avaient fait de son corps : « Ils le déter-
rèrent, écrit-il, ils le pendirent selon son imprécation,
1. « P. de Brebeuf expectabat proficiscendi tempus in portu
Tadussaco ; factumque est quâdam die in illâ morâ ut Jacobus
Michaël illudens ei insultansque percontaretur, quo tandem fine in
Novam-Franciam venisset. Respondit infido homini Pater : ad ani-
marum salutem procurandam. Subjecit ille tumens furensque iracun-
diâ : Egregios verô salutis animarum procuratores qui ad exuendos
potius suis castorum pellibus Barbaros venirent, quam ad eorum ani-
mos, ut prae se falsô ferebant, adjuvandos. Multa deindè in eam sen-
te ntiam, ut erat naturà fervidus et iracundus in Patrem furiosè ac
eontumeliosè admodùrn debacchatus, ad socios postea conversus :
Bibamus, inquit, socii, et quamvis justos in illos sycophantas, iracun-
diae motus, vino tempe remus. Bibit tune quidem largiter, ut solebat;
sed sic bilem quam ira concitaverat, vino accendit, ut cerebrum, unà
cum vini vaporibus penitùs occupavit... Nullum ei lucidum interval-
lum ante mortem, quse triduo post contigit, omnino concessumest. »
(Monumenta hist. miss. cap. VIII.) Consulter aussi : Voyages de la
Nouvelle-France, par Champlain, 1. III, ch. VI, p. 255; — Histoire de
la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix, t. 1,1. IV.
— 176 —
puis ils le jetèrent aux chiens. » Le Père ajoute à ce récit
ces graves réflexions : « Il ne fait pas bon blasphémer
contre Dieu ny contre ses saints, ny se bander contre son
roy, trahissant sa patrie1. »
Les prisonniers français quittèrent Tadoussac au mois
de septembre 1629 et atteignirent Plymouth vers la fin
d'octobre. Huit jours après, ils s'embarquaient à Douvres
pour la France.
La colonie de Québec si péniblement fondée par Cham-
plain n'existait plus. Elle avait cependant survécu à
beaucoup d'orages, pendant plus de vingt ans, grâce aux
persévérants efforts de son fondateur. Il fallut, pour la
ruiner, quelques calvinistes français, traîtres à leur pays.
Des historiens ont vu là, et avec raison, ce que Bossuet
appelle un coup vengeur de la Providence. Louis XIII
avait décrété le renvoi du Canada de tous les Huguenots
français; et Dieu se servit de leurs propres coreligion-
naires pour les en chasser.
Quant aux Jésuites, renvoyés pour la seconde fois de la
Nouvelle-France, on les distribua dans différentes maisons
de l'Ordre. Le P. Lalemant fut nommé Recteur du Collège
d'Eu ; le P. Massé revint à la Flèche, où vivait toujours
le souvenir de ses pieux et chauds entretiens; le P. de
Noue fut dirigé sur Amiens, et le P. de Brébeuf sur Rouen,
L'année suivante, on rappela du Cap-Breton les Pères de
Vieuxpont et Barthélémy Vimont2; le premier devint mis-
1. Relation de ce qui s'est passé en la Nouvelle-France sur le grand
fleuve du Saint-Laurent en l'année 1634 par le P. Paul Le Jeune,
ch. I.
2. Ces deux Pères appelèrent Sainte-Anne la mission qu'ils fon-
dèrent au Cap-Breton. Voir sur le rappel en France de ces deux
Pères les Œuvres de Champlain, p. 1303.
— 177 —
sionnaire à Rouen1, le second, préfet des études à Vannes2.
Tous gardaient vivant et inébranlable au plus profond
de leur cœur le généreux espoir de revoir bientôt la terre
tant regrettée de la Nouvelle-France ! *
1. Le P. de Vieuxpont s'adonna entièrement à la prédication dans
les campagnes, où il fit du bien. Il ne revint pas au Canada.
2. Le P. Vimontexerça au collège de Vannesles fonctions, d'abord de
Préfet des classes et de ministre (1630-1 632), puis de Père spirituel (1632-
1635), enfin de Recteur de l'établissement (1635-1638). En 1638, il fut
nommé supérieur de la résidence de Dieppe, et c'est de là qu'il par-
tit, en 1640, comme nous le verrons dans la suite, pour se rendre de
nouveau au Canada. (Catal. Prov. Francise in arch. gen. S. J.)
Tes. et Noiw.-Fr. — T. I.
16
/
CHAPITRE TROISIÈME
Retour des Jésuites au Canada. — État de la résidence de Notre-
Dame des Anges et de la Colonie. -— Retour de Champlain à Québec.
— La chapelle de Notre-Dame de Recouvrance. — Organisation du
service religieux. — Missions du Cap-Breton et de Miscou. —
Établissement des Trois-Rivières. — Le P. Le Jeune, supérieur
de la mission du Canada. — Le collège de Québec. — Mort de
Champlain.
Québec avait capitulé le 19 juillet 1629, trois mois après
la paix conclue à Suze (24 avril 1629) entre la France et
l'Angleterre. Champlain ignorait alors la conclusion de la
paix; l'amiral anglais, au contraire, en avait été informé à
Tadoussac. Mais Kertk feignit de ne pas y croire, afin de
s'emparer de la colonie française de Québec et de se dédom-
mager, par le pillage, des grandes dépenses qu'avait occa-
sionnées l'armement de sa flotte. Ses calculs réussirent : il
revint en Angleterre, les vaisseaux chargés de pelleteries
et d'autres marchandises enlevées aux Français.
Si la prise de Québec ne fut pas un acte caractérisé de
piraterie, sa restitution s'imposait du moins comme un acte
de justice. Sur les vives et légitimes représentations de
Champlain, Louis XIII réclama la remise du fort et de
Y habitation *, et Charles Ier ordonna de les évacuer et de les
rendre au représentant de la France.
Cet ordre ne devait pas s'exécuter immédiatement, pour
des motifs d'opportunité que signalent des historiens du
i. Champlain appelle de ce nom les constructions faites par lui
dans la Basse-Ville, à son arrivée à Québec.
— 180 —
Canada. A les en croire, il y avait en ce temps, à la Cour et
même dans le Conseil de Louis XIII, des hommes qui se
demandaient si ce pays valait la peine d'être réclamé.
Qua-t-il produit jusqu'à ce jour, disaient-ils, et que peut-on
espérer d'une région glacée, qui ne peut nourrir ses habi-
tants ? Ils trouvaient qu'on avait fait assez- de sacrifices sans
aucun profit; ils ne voyaient que peu d'avantages et
beaucoup d'inconvénients dans la politique coloniale ; ils
prétendaient que la France ne pouvait s'engager à peupler
les rives du Saint-Laurent sans s'affaiblir elle-même; en
définitive, ils proposaient non pas de se retirer, puisqu'on
n'était plus au Canada, mais de ne pas y revenir pour
entreprendre de nouveau la colonisation de ces terres loin-
taines *.
Richelieu ne partageait pas cette politique d'abandon,
aux vues étroites et utilitaires. Voyant les choses de haut,
il faisait passer avant toute considération la gloire du nom
français, le triomphe des armées du roi et l'expansion de
la religion catholique ; son patriotisme et sa foi se refusaient
à laisser la protestante Angleterre jouir en paix sur le Saint-
Laurent de positions injustement conquises. Toutefois,
retenu dans les Alpes par la guerre de la succession de
Mantoue, il ne jugea pas à propos de forcer l'amiral Kertk
à se retirer immédiatement; car il n'entrait pas* dans ses
plans de se mettre sur les bras deux grosses affaires en
même temps. Mais la paix de Cherasco ayant affermi
l'influence française en Italie, il fit armer dix navires, et,
1. Premier establissement de la Foy, par le P. Chresticn Le Clercq,
t. I, p. 417 et suiv. ; — Histoire de la Nouvelle-France, par le P. de
Charlevoix, t. I, p. 175. — M. Faillon, dans son Histoire de la colonie
française, t. I, p. 255 note, n'admet pas les motifs qui, d'après Le Clercq
et Charlevoix, auraient tenu la Cour de France en suspens, touchant
l'opportunité de la restitution du Canada.
— 181 —
sans tenir compte des objections des esprits bornés et
timides de l'entourage royal, il chargea le brave comman-
deur de Razilly de conduire la flotte à Québec. Le cabinet
de Londres comprit cette démonstration, et, de crainte d'un
conflit, il se hâta de signer le traité de Saint-Germain-en-
Laye (29 mars 1632), qui rendait à la France tous les postes
occupés par les Anglais en Acadie et au Canada.
Au mois de juillet de la même année, le commandant
provisoire de la colonie, Emery de Caen, et son second, du
Plessis-Bochard, rentrèrent dans les possessions françaises,
après trois ans de la domination britannique.
Trois religieux de la Compagnie de Jésus, les Pères Paul
Le Jeune et Anne de Noue et un F. coadjuteur, les accom-
pagnaient1. En même temps, le P. Antoine Daniel s'éta-
blissait avec le P. Davost au Cap-Breton 2, où commandait
1 . Le P. Le Jeune au général Vitelleschi : « Kebeci, in nova Franciâ,
sexto kal. Augusti 1633. Unus abhinc elapsus est annus, cum très è
societate provinciae Francise in nova Franciâ, vulgô canadensi regione,
versamur. Solvimus è Galliâ superiori anno 14 kal. Maii, arcemque
Gallorum attigimus 3 nonas Julii an. 1632. Ab eo tempore occupati
sumus in administrandis sacramentis, concionibus habendis, linguâ
barbarorum perdiscendâ reparandisque ruinis quas in domunculâ
nostrà Angli excitarant. »
2. Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, cette mission,
appelée Sainte-Anne, avait été fondée dans la rivière du Grand-Cibou
ou Chibou par les Pères Vimont et de Vieuxpont. Ils y passèrent un
peu plus d'un an, de 1629 au mois d'août 1630.
Voici ce que nous trouvons sur leur séjour au Cap-Breton, dans le
manuscrit, Monumenta hist. missi. Canad. : « Annus ille Patri B. Vimont
amplissimam patiendicharitatisque exercendse materiam ministravit.
Cum enim morbus pestilens, ex terrœ recens exultae atque versae
vitiosis humoribus contractus, quem idcirco terras morbum seu scorbut
vocant, eos, qui illic hiemabant, Gallos invasisset; omnis ejus cura
in eo erat, ut œgros corporis quidem molestiis juvaret, sed maxime
spiritualibus subsidiis juvaret... Médius erat nonnunquam Pater mor-
tuum inter vivumque, quorum alterum funereo sudario involutum, in
— 182 —
son frère, le capitaine Charles Daniel, et où Ton désirait
vivement le retour des missionnaires.
On sait que le cardinal de Richelieu affectionnait parti-
culièrement les Capucins. Aussi leur proposa-t-il la mission
de la Nouvelle-France, immédiatemeut après la paix de
Saint-Germain. Il était, du reste, bien résolu de n'envoyer
au Canada qu'un seul ordre religieux ; car « il jugeait, dit
l'abbé Faillon, qu'il serait plus avantageux aux nouvelles
colonies de n'avoir dans chacune que des religieux du même
Institut, afin qu'il y eût plus d'entente, d'accord et de
dépendance entre les missionnaires1. » Par un sentiment
de délicatesse très élevé, les Capucins refusèrent d'accepter
cette mission, qui leur semblait revenir de droit aux deux
ordres religieux expulsés de Québec par les Anglais.
Richelieu eut à choisir entre les Jésuites et les Récollets.
Son choix s'arrêta de préférence sur les premiers, attendu
que d'après leur institut ils pouvaient posséder des biens et
des revenus, et qu'ils seraient ainsi moins à charge à la
colonie et plus en mesure d'attirer les Indiens 2. Jean de
Lauson, intendant des affaires du Canada et président de
la Compagnie des Cent-Associés, partageait sur ce point
les vues du cardinal.
L'envoi des Jésuites arrêté, on leur expédia des Lettres
lucem, terrœ mandandum, custodiebat, alterius moribundi observabat
horam, ut statas Ecclesiae preces recitaret, eumque sacramentis
monitisque adjuvaret. — Quod ad Barbaros attinet, qui in illis locis
rari sunt et infrequentes, cum quibus P. de Vieuxpont hiemavit, id
cum illis effectum est, ut Nostros diligere inciperent, vellentque
moribundos filios afferre baptizandos, vel certè sinerent in suis casis
baptizari. » (Cap. VIII).
Cette mission dura jusqu'au mois de septembre 1644, époque où
l'on fut obligé de l'abandonner faute de missionnaires.
1. Histoire delà colonie française, t. I, p. 279.
2. Ibid., p. 282.
— 183 —
patentes pour rentrer dans le lieu où ils étaient placés1. M. du
Pont, neveu du Cardinal, remit lui-même ces Zèbres au P.
Le Jeune, alors supérieur de la résidence de Dieppe 2. On y
disait : « Armand Cardinal, duc de Richelieu, pair de
France, Grand maître, chef et surintendant général du
commerce de ce royaume, à tous ceux qui ces présentes
verront, salut : ayant par contrat du vingt janvier dernier
chargé le sieur Guillaume de Caen, cy-devant général de
la flotte de la Nouvelle-France, de faire passer à Québecq,
pays de la Nouvelle-France, trois Capucins avec quarante
hommes ; et ayant su depuis par les Pères Capucins, qui
nous l'ont représenté de bonne foi, que les Pères Jésuittes
avaient desja esté employez aux lieux auxquels on les voulait
envoyer, et partant qu'il estait et plus à propos et plus rai-
sonnable de les remettre en possession des lieux dont ils
avaient été expulsez, que d'y envoier les Capucins qui s'en
sont excusez par les mêmes raisons. A ces causes, désirant en
cela satisfaire aux ungs et aux autres et que ce qui appartient
aux Pères Jésuittes leur soit rendu afin qu'ils y travaillent à
la gloire de Dieu; nous ordonnons que les Pères Paul Le
Jeune, Anne de Noue et Gilbert Buret, qui ont esté nommez
par le Père Barthélémy Jacquinot, provincial de France de
la Compagnie de Jésus, aillent reprendre possession des
maisons et lieux qu'ils ont desja possédez au dit Québecq
pour y faire les fonctions conformément à leur institut 3. »
i . Lettre du P. Charles Lalemant, recteur du collège de Rouen, au
R. P. Charlet, assistant de la province de France à Rome ; Paris,
1er may 1632. — Arch. de la maison professe de Paris.
2. Il est ditdanslai?e/a/*"o/i de 1632, p. 1, du P. Le Jeune : « Estant
au Havre, nous allasmes saluer monsieur du Pont, neveu de Mgr le
cardinal, lequel nous donna un escrit signé de sa main, par lequel il
U-smoignait que c'estait la volonté de mon dit seigneur que nous pas-
sassions en la Nouvelle-France. »
3. Cette pièce, conservée autographe dans les archives de la pro-
vince de Québec, a été trouvée par le P. Martin et insérée dans
l'appendice (p. 295) de la Relation abrégée du P. Bressani.
— 184 —
Les Jésuites désiraient vivement reprendre à Québec le
cours interrompu de leurs travaux apostoliques. A cette
fin, ils mirent le ciel dans leurs intérêts. A partir du jour
de leur expulsion, la Province de Paris fit chaque jour
célébrer une messe pour obtenir le retour de ses enfants
dans cette mission. Dans le même but, les Ursulines et
les Carmélites de Paris organisèrent dans leurs chapelles
un service, continué nuit et jour sans interruption, d'ado-
ration et de prières. Tous les jours, quinze religieuses
s'approchaient de la Sainte-Table à cette même intention '.
Ce fut la seule intrigue des Jésuites ; c'est par ce moyen
qu'ils firent exclure les Récollets et qu'ils s'appelèrent eux-
mêmes à la mission du Canada. En vérité, ce procédé est-il
si coupable 2 ?
1. L'auteur du manuscrit [Monument a historise missionis Canadensis)
que nous avons déjà cité, dit au ch. X : « E nostris Patribus scptem,
sic dies hebdomadœ septem inter se diviserant, ut cum suo quisque,
diverso scilicet ab aliis die, missœ sacrificium offerret ; nullus abiret
vacuus dies hebdomadae, nullus proindè totius anni (nam ad plures
annos ea societas ac conspiratio duravit) quin sacrificium missse pro
ejus negotii felici successu offerretur. Atque in universum hoc de illâ
missione verè mihi affirmare posse videor, nescio quo sacro instinctu
impulsuque divino, tam multos pro eâ deprecatores apud Deum
extitisse, atque etiamnum extare... Ut alias ex Carmelitarum Ursuli-
narumque ordine taceam, sanctimoniales Montis Martyrum, id spontè
ac voluntariè oneris susceperunt, ut unà semper, singulis per vices
sibi succedentibus, horis diurnis nocturnisque, coram Smo Eucha-
risties sacramento, id negotium communi Dnô à multis annis commen-
dant. Nec hâc perpétua oratione contenta?, singulis diebus quindecim
sanctissimum Christi corpus in Eucharistiâ accipiunt. »
2. Histoire de la colonie française, par l'abbé Faillon. t. I, p. 282. —
Cours d'histoire du Canada, par l'abbé Ferland, t. I, pp. 254 et 255.
— Comme on devait s'y attendre, les ennemis des Jésuites virent leur
ténébreuse intervention dans l'exclusion des Récollets de la Nouvelle-
France [Morale pratique des Jésuites, t. VII, pp.. 249 et suiv.). Le Tac
prend à partie le P. Ch. Lalemant, et l'accuse, sans preuves bien
entendu, d'avoir travaillé sous main à faire écarter les Récollets, tout
en leur écrivant ses regrets de ne pas les voir retourner au Canada.
— 185 —
En hommes sages et avisés, ils prirent encore leurs pré-
cautions, de façon à se trouver prêts à partir si le Canada
venait à être restitué à la France, et si la Compagnie des
Cent-Associés faisait appela leur dévouement. Le 6 décembre
L'abbé Faillon, après avoir parlé longuement (t. I, pp. 279 et suiv.) du
retour des Jésuites au Canada et de l'exclusion des Récollets, répond
ainsi, dans une note p. 282 aux adversaires de la Compagnie : « La
préférence donnée aux PP. Jésuites par le cardinal de Richelieu et
par la Compagnie des associés a servi de prétexte à quelques-uns
pour accuser ces religieux d'avoir exclu les Récollets des missions
du Canada, et nous ne sommes entrés ici dans ces détails que pour
montrer combien cette accusation est peu fondée et gratuite. Les
Jésuites, déjcà établis en Canada avant la prise du pays, avaient sans
doute le droit d'y reprendre l'exercice de leurs missions, et on ne
voit pas qu'ils aient mérité quelque blâme en usant, comme ils le
firent en 1632, de l'autorisation que leur donna le cardinal de Richelieu,
et de l'invitation que leur fit la Compagnie des associés de passer à
la Nouvelle-France. S'ils y allèrent sans les Récollets, c'est que ceux-ci
ne se présentèrent pas pour l'embarquement ; car, dans les Mémoires
que les Récollets composèrent en leur faveur, ils ne se plaignirent
jamais qu'on leur eût refusé, cette année, le passage. Ils dirent seu-
lement que l'année suivante, 1633, ils avaient été prévenus trop tard
du départ des vaisseaux, et avant qu'ils eussent fait les préparatifs
nécessaires. Les Récollets ayant donc négligé de se présenter, les
Jésuites devaient-ils refuser de partir eux-mêmes? Certainement ils
eussent montré bien peu de zèle en laissant ainsi la nouvelle colonie
de Québec sans aucun secours religieux. »
Cette note était imprimée en 4865. Dix-huit ans plus tard, le
15 novembre 1883, M. l'abbé Casgrain publiait, dans V Opinion publique
de Montréal, un article sur Y Histoire du Canada de F.-X. Garneau.
Evidemment il n'avait pas encore lu à cette époque la note de
M. l'abbé Faillon, sans quoi il ne se fût pas appuyé sur l'autorité de
cet historien pour accuser les Jésuites : 1° d'avoir fait exclure les
Récollets du Canada; 2° de s'être appelés eux-mêmes. M. B. Suite, qui
s'est fait une spécialité de dénigrement à l'endroit des Jésuites, ne
va pas si loin (Histoire des Canadiens français, t. II, p. 44). Il est
vrai que M. l'abbé Casgrain cite, à l'appui de ses assertions, une page
inédite de M. Faillon, tirée d'un mémoire intitulé : Remarques sur la
huile de Mgr de Laval pour Vèvêché de Pétrée. Mais cette page inédite
ne contient pas un mot, pas un seul, qui justifie ces assertions,
— 186 —
1631, le P. Charles Lalemant, alors recteur du collège de
Rouen, écrivit au P. Gharlet, assistant de la province de
France à Rome : « On nous promet bonne issue de l'affaire
du Canada. Les Anglais ont donné caution pour l'exécution
de l'accord qui s'est passé, par lequel ils s'offrent de rendre
Québec. Ensuite de cela, M. de Lauson faict estât qu'on y
retournera à ce printemps ; les sauvages nous y souhaitent
grandement et soupirent après le retour des Français,
desquels ils reçoivent bien un autre traitement que des
Anglais. Je crois pour le seur qu'on retournera à ce prin-
temps à Y habitation { du capitaine Daniel, car les Français
souhaitent nos Pères, et le capitaine Daniel y est plus
affectionné que jamais... Il mènera très volontiers le P.
Vimont, qu'il estime comme un saint, et le P. Daniel, son
frère. Qu'il plaise à Notre R. P. Général d'écrire au R. P.
Provincial qu'il ne manque pas d'accorder quelques-uns
des nôtres, si on en demande-. »
Prévenus, vers la fin de mars, par le Provincial de Paris
de leur prochain départ pour Québec, les Pères Le Jeune
et de Noue3 purent s'embarquer le 18 avril à Honfleur sur
les vaisseaux d'Emery de Caen. Les Récollets ne se pré-
dénuées de tout fondement. Les adversaires de l'abbé et plus d'un
de ses amis ont attribué sa sortie malencontreuse contre les Jésuites
à trop de légèreté et de précipitation, à un manque de logique, à des
sentiments peu louables. Nous, nous n'y voyons qu'une erreur. Errare
humanum est. M. l'abbé Casgrain a reconnu cette erreur. Notre
estime pour cet écrivain nous fait un devoir de lui rendre cette
justice.
1. Habitation du Cap-Breton.
2. Archives de la maison professe de Paris, rue de Sèvres, 35.
3. On lit dans la Relation de 1632, adressée par le P. Le Jeune à
«on Provincial, le P. Jacquinot : « Estant adverty de votre part, le
dernier jour de mars, qu'il fallait au plus tost m'embarquer au Havre
■de grâce, pour tirer droict à la Nouvelle-France, l'aise et le conten-
tement que j'en ressentis en mon âme fut si grand, que de vingt ans
je ne pense pas en avoir eu un pareil. »
— 187 —
sentèrent pas pour rembarquement, dit l'abbé Faillon { ; le
passage ne leur fut donc pas refusé cette année. Plus tard,
on ne les admit pas à reprendre sur les rives du Saint-
Laurent le poste de combat où ils avaient si vaillamment
lutté pendant quinze ans pour la cause de Dieu. Ce refus
leur fut très sensible, venant surtout de M. de Lauson,
qui leur devait un peu sa nomination à la prési4ence de la
Compagnie de Richelieu2. On leur déclara d'abord qu'un
seul Ordre religieux suffisait pour le moment au Canada,
vu le petit nombre de fidèles; on leur objecta ensuite les
difficultés qui pourraient s'élever entre les Jésuites et les
Récollets ; on leur signifia enfin que le pays n'était pas prêt
à soutenir un ordre mendiant.
Ces raisons n'étaient nullement convaincantes; les
Récollets ne les goûtèrent pas. Ils firent mémoires sur
mémoires pour soutenir leurs droits, ils n'épargnèrent
aucunes démarches; tout fut inutile auprès des Cent-
Associés. Et cependant, à Rome, la Propagande renouvela
leurs pouvoirs, et les Jésuites de Québec leur mandèrent le
désir qu'ils avaient de les revoir 3.
1. Les Monumenta historiœ Canadensis constatent ce fait: « Cum
classem in hune annum centum viri pararent, sacerdotes sibi aliquos
necessarios indicarunt, qui in nova Franciâ Gallis sacramenta minis-
trarent, resque ecclesise promoverent. Ac soli, tum ex religiosis ordi-
nibus, qui ad illas jam provincias missi fuissent, Patres Nostri inventi
sunt, qui essent ad illam expeditionem comparati. »
2. Il est dit dans le Mémoire des Récollets (1637) : « Les Récollets
depuis ce jour (mars 1631) se sont toujours présentez à retourner
audit pays (Québec) occuper leur maison, mais M. de Loson, sur
lequel ils se reposaient, les a toujours remis d'an en an, sans effect,
excepté l'an 1633, qu'il leur a offert, mais trop tard, les vaisseaux
estantz pretz à desanchrer. » — On lit dans le même Mémoire que
les Récollets avaient contribué vers Sa Majesté à ce que M. de Lozon
euit soing de Quanada, ne le croyant pas leur adversaire formel. (V.
P. Margry, Découvertes..., t. I, pp. 11 et 14.)
3. Le Tac dit dans son Histoire chronologique, p. 165 : « A peine
les Pères Jésuites eurent-ils quelque liberté de retourner en Canada,
— 188 —
Les Jésuites partirent donc seuls. Le 6 décembre 1631,
le P. Charles Lalemant écrivait au P. Charlet, assistant de
la Province de France à Rome : « Me voicy aussy prest
que jamais et pleust à Dieu que je me deusse embarquer
dès demain ! Aussy bien ne vois-je pas à quoi on me puisse
employer en France. Ce n'est pas mon fait d'être Recteur.
que, se souvenant de leur ancienne amitié avec les PP. Récollets, ils
leur mandèrent le désordre du pays et le désir qu'ils avaient de les
revoir »... De son côté, le P. Le Clercq écrit dans V Estahlissement de
la Foy : « Le P. Lalemant non seulement se justifie (dans une lettre
du 19 août 1636) de ce qu'on impute aux Jésuites le retardement
des Récollets, mais il proteste encore que lui et ses religieux ne
désirent rien tant que le retour (des Récollets au Canada, p. 457)...
Les RR. PP. JJ. se virent soupçonnés de traverser le retour des
Récollets. Ils voulurent bien s'en disculper (cet ils voulurent bien a
son prix) par un certificat, par des protestations, par des lettres
authentiques que j'ai lues: l'une du R. P. Le Jeune, supérieur de la
mission, au P. Gardien de Paris, en date du 16 août 1632; une autre
du R. P. Lalemant au P. Baudron, secrétaire du R. P. Provincial des
Récollets de Saint-Denis en France, en date du 7 septembre 1637; et
une troisième du même Père Lalemant au F. Gervais Mohier, dans
laquelle il se plaint fort de ce qu'on soupçonnait en France et en
Canada les Pères de la Compagnie d'être contraires à notre retour.
C'étaient là des preuves authentiques de leur sincérité, qui ne lais-
sèrent plus aucun doute de la vérité. » (p. 464). Et cependant le P. Le
Clercq s'ingénie en plusieurs endroits à faire croire que les Jésuites
s'opposèrent au départ des Récollets et qu'ils ne les désiraient pas
au Canada (chap. XIV, pp. 432 et suiv.) ; quant au P. Le Tac, il accuse
tout bonnement le P. Lalemant de mauvaise foi (p. 170) : Les Pères
Récollets ne purent passer en Canada, « et les PP. Jésuites, surtout
le P. Charles Lalemant, pour cacher mieux son jeu, dit le P. Récollet,
en témoigna son déplaisir par une lettre du 7 septembre 1637. »
Ce jugement injurieux ne paraîtra-t-il pas étrange de la part de ce
religieux ?
N'ajoutons plus qu'un mot : Quoique le P. Le Clercq affirme (ch.
XIV) que c'est M. de Lauson qui s'opposa au départ des Récollets, il
insinue cependant, d'après ce que nous venons de dire, que les JJ.
s'y opposèrent également; d'autres Récollets attribuèrent aussi à la
Compagnie, bien que sans preuves et à tort, leur exclusion du
Canada en 1632.
— 189 —
Et pour toute autre occupation, je laisse penser à votre
Révérence ce que peut faire une personne qui a perdu tous
ses écrits, tant à la prise des Anglais qu'aux deux nau-
frages1. » Il écrivait encore de Rouen au P. Charlet, le
1er mai 1632 : « Ne pourrais-je pas accompagner l'an pro-
chain le P. Massé et le P. de Brébeuf? Aussy bien, ne
fais-je icy que languir, et il y aura trois ans que je suis en
charge, tant à Eu2 qu'ici3. »
Le P. Lalemant ne se rendait pas justice ; on garda
longtemps dans ces deux collèges le souvenir de son aimable
administration et de son action féconde. Ses supérieurs
accédèrent néanmoins à son désir; et, au mois d'avril 1634,
il partit avec le P. Jacques Buteux. Les Pères André
Richard et Julien Perrault s'étaient embarqués au mois de
février 4, et les Pères Massé et de Brébeuf l'année précé-
dente. Charles Turgis, Claude Quentin, François Le Mercier,
Jean de Quen, Pierre Pijart, Charles du Marché, Nicolas
Adam, Pierre Chastellain, Charles Garnier, Paul Rague-
neau, Isaac Jogues, Georges d'Eudemare, Jacques de la
Place et Nicolas Gondoin allèrent bientôt les rejoindre.
En 1637, la mission comptait vingt-trois prêtres et six
coadjuteurs 5. En 1638 arrivent encore Charles Raymbault,
1. Cette lettre est datée du collège de Rouen, où le P. Charles Lale-
mant exerçait les fonctions de Recteur. Elle se trouve aux archives
de la Province de Paris.
2. Le collège d'Eu avait été fondé le 10 janvier 1582 par le duc de
Guise le Balafré.
3. Archives de la Province de Paris.
4. Les Pères Richard et Perrault arrivèrent au Canada, le premier
le 17 mai et le second le 30 avril 1634. Ils furent envoyés au Cap-
Breton, où ils remplacèrent les Pères Daniel et Davost, que nous
trouvons en 1635 chez les Hurons.
5. Voici les noms des coadjuteurs : Jacques Ratel, Jean Liégeois,
Pierre Le Tellier, Pierre Feauté, Louis Gaubert et Ambroise Cauvet.
— 190 —
Jérôme Lalemant, Simon Le Moyne et François du Peron.
Nicolas Gondoin, vraie non-valeur, ne fit pas long- feu au
Canada : il en revint par le premier vaisseau.
Ils avaient pour supérieur général le P. Paul Le Jeune1,
dont nous avons déjà parlé. Le Jeune était né à Châlons-
sur-Marne de parents calvinistes. Encore enfant, il sentit
au fond de lui-même une grâce puissante d'illumination,
qui lui montrait la vérité au sein de l'Eglise romaine. Il
grandit sous le rayon de ce divin attrait, et, devenu jeune
homme, il abjura malgré ses parents, puis il vint s'enrôler
à Rouen parmi les disciples de saint Ignace. Ardent jusqu'à
la passion, dune fermeté d'âme confinant à la ténacité, il
portait une volonté d'acier dans un cœur de feu. Mais la
vertu aidée de la grâce avait si bien dompté les impétuo-
sités exubérantes de sa nature, qu'il ne montrait, à travers
1 . Paul Le Jeune, né au mois de juillet 1591, entra chez les Jésuites
à Rouen, le 22 septembre 1613. De 1615 à 1618, il fait trois années de
philosophie à la Flèche. Puis il devient professeur de cinquième à
Rennes (1618-1619), et à Bourges de troisième (1619-1620), de seconde
(1620-1622); de 1622 à 1626, il étudie quatre ans la théologie au
collège de Glermont à Paris; il professe la rhétorique à Nevers de
1626 à 1628; en 1628-1629, il fait sa troisième année de probation à
Rouen sous le P. Louis Lalemant. En 1629-1630, il est professeur de
rhétorique à Caen et directeur de la Congrégation des Messieurs ;
1630-1631, prédicateur à Dieppe ; 1631-1632, supérieur de la Résidence
de Dieppe; 1632-1633, supérieur général de la mission du Canada. —
Profès des quatre vœux le 15 août 1631 (Catal. Prov. Francise in arch.
gen.). — Consulter sur ce Père : Elogia defunct. Prov. Francise; —
Creuxius, 1. II, p. 104 et suiv. ; — Rybeyrète, ms., scriptores Prov.
Francise, p. 213; — Lettre du P. E. Dechamps, datée de Paris, 7 août
1664, sur le P. Paul Le Jeune (arch. de l'école Sainte-Geneviève,
Paris) ; — Charlevoix, t. II, p. 88 ; — Lettres de Maine de l'Incar-
nation, pp. 63, 176, 323, 342, 347, 657; — enfin les Relations de la
Nouvelle-France, années 1632-1643, 1653, 1657, 1661, 1666; et la
« Notice sur la vie du P. Paul Le Jeune » par le P. Fressencourt,
introduction aux Lettres spirituelles du R. P. Paul Le Jeune; Paris,
V. Palmé, 1875.
<£n
&€*rpx^
— 191 —
un grand calme apparent, que les amabilités d'une bonté
affectueuse ; tout en lui était dirigé par une force latente et
continue, qui ne déviait jamais ni à gauche, ni à droite. Par
un singulier contraste, cet apôtre aux vues larges était doué
d'un esprit géométrique, toujours précis et méthodique,
d'un don d'observation vraiment remarquable. Aucun
détail ne lui échappe, son coup d'œil descend jusqu'aux
minuties; et, dans son désir parfois exagéré de renseigner
le mieux possible ses supérieurs sur les personnes et sur
les choses, il ne leur fait grâce d'aucune particularité, il se
livre dans sa correspondance à des descriptions qui semblent
puériles, il relate les faits les plus insignifiants. Les neuf
volumes de ses Relations sont le reflet de cette nature com-
plexe, tout à la fois grande et petite, hardie et méthodique,
enthousiaste et modérée. « La science égalait en lui, dit
M. Casgrain, les vertus et le zèle apostolique... ; et il a laissé
dans ses relations des traces lumineuses de sa belle intelli-
gence1. » Le docteur O'Callaghan ajoute : « Il peut être
regardé comme le Père des missions des Jésuites dans le
Canada. La solidité de son savoir et l'intégrité de son
caractère lui avaient acquis une telle considération aux
veux du gouvernement, que la reine-mère, Anne d'Au-
triche, exprima son vif désir de le voir choisir pour le
premier évêque du pays, où il avait été missionnaire pen-
dant dix-sept ans. Mais les règles de son Ordre ne le per-
mirent pas2. » Benjamin Suite, qui ne prodigue pas ses
1. Histoire de V Hôtel-Dieu de Québec, par l'abbé H. R. Casgrain,
docteur ès-lettres, membre correspondant de la Société historique
de Boston, etc.. Québec, Léger Rousseau, 1878. Première époque,
p. 82.
2. Relations des Jésuites..., par le Dr E. B. O'Callaghan, membre
correspondant de la Société historique de New-York. Montréal, 1850.
— Traduction de l'anglais, pp. 18 et suiv. — Nous lisons dans la vie
de Mgr de Laval, premier évoque de Québec, par l'abbé Auguste
— 192 —
éloges aux Jésuites, reconnaît également dans celui-ci un
homme du plus grand mérite, un écrivain facile, un obser-
vateur, un religieux rempli d'un excellent esprit d'initia-
tive { .
A son arrivée à Québec, le P. Le Jeune trouve Notre-
Dame des Anges2 dans un état complet de délabrement.
Des deux bâtiments de l'enclos, construits par le P. Laie-
niant, l'un, qui servait de magasin, d'écurie et de boulan-
gerie, a été brûlé en partie par les Anglais; l'autre, où
habitait la communauté avant la prise du fort, tombe en
ruine. Il fait eau de toutes parts; les portes, les fenêtres et
les châssis n'existent plus. La toiture a à peu près disparu.
Pour tous meubles, à l'intérieur, deux mauvaises tables de
bois3. La maison, à deux cents pas du rivage, n'est pas
grande. « Elle a, dit le P. Le Jeune, quatre chambres
basses. La première sert de chapelle, la seconde de réfec-
toire, et dans ce réfectoire sont nos chambres. Il y a deux
petites chambres passables, de la grandeur d'un homme en
carré; il y en a deux autres qui ont chacune huict pieds,
mais il y a deux lits en chaque chambre. La troisième
Gosselin, docteur es lettres de l'Université-Laval, t. I, p. 99 : « La
reine-mère voulut, tout d'abord, que l'épiscopatfut offert à un Jésuite;
et le nom du P. Paul Le Jeune... fut suggéré. Mais les Jésuites ayant
représenté que leurs règles ne leur permettaient pas d'accepter
l'épiscopat, le P. Le Jeune lui-même proposa à la Reine régente le
nom de François de Laval de Montigny. »
1. Histoire des Canadiens français, t. II, p. 44.
2. On lit dans une Note, p. 267, du Cours d'Histoire du Canada :
« Suivant un mémoire dressé en 1637 par les Récollets, ils avaient
béni, en 1620, leur chapelle du couvent de Saint-Charles, sous le nom
de Notre-Dame des Anges. Les Jésuites adoptèrent le même nom
pour leur résidence, établie sur la pointe que forme la rivière Lairet
en se jetant dans la rivière Saint-Charles. »
3. Relation de 1632 par le P. Le Jeune, p. 8. — Lettre du P. Le
Jeune au R. P. Provincial à Paris, Québec, 1634, dans les Documents
inédits du P. Carayon, XII, pp. 143 et 144.
193 —
grande chambre sert de cuisine; la quatrième, c'est la
chambre de nos gens1.
5'
»
Telle était la résidence de Notre-Dame des Anges, humble
berceau des importantes missions de la Nouvelle-France,
où devait éclore le germe d'une grande entreprise 2.
Le supérieur charge son compagnon, le P. de Noue, de
la direction des ouvriers. Le passé du P. de Noue ne l'avait
préparé ni aux fonctions de conducteur de travaux ni au
métier de manœuvre. Les circonstances rendent souvent
industrieux; puis, à l'œuvre, même à tout âge, on se fait
ouvrier. Ce religieux, fils d'un gentilhomme, seigneur de
Villers et autres lieux aux environs de Reims, avait habité
la cour du roi de France, d'abord en qualité de page,
ensuite comme officier de la chambre du roi. Témoin de
toutes les licences, il sut rester toujours indépendant, le
cœur libre et l'âme pure ; et cependant le sang était chaud
dans ce tempérament, le caractère aimable et enjoué3. A
vingt-cinq ans il se fait Jésuite, et, à partir de ce jour, il ne
laisse voir de sa première éducation que son exquise urba-
nité. Dans la vie religieuse, il se fait comme un lot à part,
composé de tout ce qu'il y a de plus humble dans les
situations et de plus pénible dans les emplois4. Benjamin
Suite l'a dépeint en deux lignes : « C'est un type de mis-
i. Documents inédits, XII, p. 144.
2. Parkman (Francis). The Jesuits in North America. Boston.
Little, Brown and Co., 1880. Ch. I.
3. Le P. Le Jeune écrivait de lui : « Satis calidus est, licet alioquin
optimus. » (Documents inédits, XII, p. 129.)
4. « Fuit eximiae humilitatis ; nam cum esset illustri loco natus,
professus quatuor votorum, cum non posset barbaram linguam
addiscere, setotum devovit ministerio nostrorum, qui in missionibus
versabantur, et vilissima quœque ministeria incredibili alacritatc et
constantià obiit. » (Necrologium in Arch. gen. S. J.)
Je», et Nouv.-Fr. — T. I. 17
— 194 —
sionnaire fervent, dévoué, ne demandant qu'à être dirigé
vers le sacrifice1. » Il eût voulu, à l'exemple de Claver à
Carthagène, se faire au Canada l'esclave des Indiens pour
les gagner à J.-G. Jamais il ne put apprendre leur langue,
et cependant il apporta à cette étude une grande applica-
tion. Il alla même jusqu'à se joindre à des bandes de Mon-
tagnais, allant à la chasse de l'élan par un froid glacial,
au plus fort de l'hiver. Cette tentative ne réussit pas mieux
que les autres : après quelques semaines, on le ramena à
Notre-Dame des Anges, malade, affamé, à moitié mort
d'épuisement. Désespérant de pouvoir jamais entendre et
parler le sauvage, il prit une résolution qui convenait bien
à sa nature généreuse : il devint, dans la mission, le servi-
teur de tous.
C'est lui qui eut la charge de réparer à Notre-Dame des
Anges, de construire, de défricher, d'ensemencer. A la
tête d'ouvriers de tous les métiers, venus de France avec
les Jésuites, payés, logés et nourris par eux, il donnait à
tous l'exemple du travail, la hache, le marteau ou la bêche
à la main. Les colons français l'admiraient et l'imitaient.
Bientôt la résidence sortit de ses ruines et la terre se
couvrit d'espérances 2.
De son côté, le P. Le Jeune se livrait avec ardeur à
l'étude de la langue ; il enseignait le catéchisme à de petits
sauvages qu'il avait recueillis, d'abord à deux, puis à dix,
quinze et vingt3; il prodiguait les secours religieux à la
colonie de Québec. Là aussi les Anglais avaient incendié
Y habitation et la chapelle construite dans la ville basse ;
ï. Histoire des Canadiens français, t. II, p. 44.
2. Relation de 1633, par le P. Le Jeune; — Lettre du même au
R. P. Provincial à Paris ; Québec, 1634. (Documents inédits, XII, p. 122.)
3. En avril 1632, le P. Le Jeune disait : «Je suis devenurégent au
Canada... »
— 195 —
le fort avait beaucoup souffert. Mais peu à peu tout se
relevait, les colons s'installaient, Québec reprenait sa
physionomie de 1629. En 1633, Champlain rentrait de
France sur trois vaisseaux armés de canons et pourvus
pour longtemps de munitions ; de Gaen lui remettait le
commandement de la Colonie et s'éloignait définitivement
du Canada, les mains liées avec des chaînes d'or{. Avec lui
disparaissait l'élément calviniste.
La Compagnie des Cent-Associés se félicitait de ce
départ et écrivait : « Personne ne peut plus prétendre aucun
droit sur la Nouvelle-France et nous pouvons la consacrer
tout entière à Dieu2. » Elle se faisait une idée juste de la
nécessité de la religion dans un Etat et de son influence.
Elle disait au P. Le Jeune : » Pour former le corps d'une
colonie, il faut commencer parla religion. Elle est dans un
Etat ce qu'est le cœur dans la composition du corps humain,
la partie première et vivifiante3. » Les membres de cette
Compagnie témoignaient du reste un grand zèle pour la
conversion des sauvages ; et le P. Le Jeune, dans sa
reconnaissance, ne leur ménage ni ses remerciements ni ses
éloges4.
L'intendant des affaires du Canada, Jean de Lauson, favo-
risait de tout son pouvoir les entreprises des missionnaires5.
1. Histoire de la Colonie Française, t. I, p. 263.
2. Ibid. ; — et Relation de 1633, pp. 1 et 2.
3. Relation de 1637, par le P. Le Jeune, p. 3.
4. Voir le commencement des Relations de 1633, 1634, 1635, etc.
5. Le 1er mai 1633, le P. Lalemant écrivait de Rouen au R. P. Char-
iot, assistant, à Rome : « Je ne sçay si on a donné des lettres de
participations de mérites à M. de Lauson, mais il les mérite au double
de plusieurs autres qui les ont ; il se porte pour toutes nos affaires
avec toute l'affection possible. » (Arch. de la Comp., à Rome.) Il
écrivait encore : « Si jamais Dieu est honoré au Canada, M. de Lau-
son y aura bien contribué ; c'estait fait de tout ce pays sans luy. Il a
quitté ses propres affaires domestiques pour celle-là, et par une
— 196 —
Les colons étaient tous catholiques, sinon tous fervents1.
Champlain et son lieutenant du Plessis prêchaient d'exemple,
fidèles tous deux au devoir chrétien. Enfin un grand mou-
vement vers le Canada se produisait dans les provinces
maritimes de l'Ouest de la France et particulièrement dans
la Normandie. Des familles chrétiennes du Perche, de la
Beauce et de l'Ile-de-France se disposaient à aller chercher
la paix dans les solitudes du nouveau monde2. Ajoutons
que Louis XIII suivait d'un regard attentif les progrès de
la mission ; et le cardinal de Richelieu, dit le P. Le Jeune,
soutenait et animait cette grande entreprise, quon ne pou-
vait choquer à moins que de toucher à la prunelle de ses
yeux*.
Evidemment l'horizon de la Colonie se dessinait sous un
ciel pur et l'avenir s'annonçait sous les plus heureux
auspices. Il importait de s'emparer sans retard de tous ces
éléments de bien, de toutes ces bonnes volontés, et de jeter
dans la Nouvelle-France les fondements durables d'une
œuvre chrétienne. Cette tâche était réservée au fondateur
de Québec et au P. Le Jeune. L'un et l'autre avaient les
mêmes saintes ambitions ; ils s'entendirent pour l'organisa-
tion du service divin dans les postes français les plus
importants, à Québec, à Miscou et aux Trois-Rivières. Il
patience invincible, par des soins et des veilles qu'on ne saurait
expliquer, il a tellemant ménagé cette affaire qu'il l'a conduite où
elle est. Cet homme mérite toute gratification de notre Compagnie
et qu'on luy octroyé tout ce qu'il demandera pour la mission ; on ne
saurait l'obliger plus sensiblement que de luy témoigner de l'affec-
tion pour icelle, et lui accord >r tout ce qu'il souhaitera pour son
advencement. » (Arch. gén. S. J.)
1. Relations de 1634, par le P. Le Jeune; — Cours d'Histoire du
Canada, t. I, p. 284.
2. Relations de 1634 à 1638; — Cours d'histoire, t. I, pp. 266,
274, etc..
3. Relation de 1636, p. 3.
— 197 —
fonctionnait déjà au Cap-Breton, poste occupé par un petit
nombre de Français comme celui de Miscou. S'il y avait
peu d'espérance de faire de nombreux chrétiens des tribus
nomades de ces deux îles, il fallait du moins ne pas laisser
les colons sans les secours de la foi1.
Miscou, plus tard Saint-Louis2, était une île située à
l'entrée de la baie des Chaleurs, assez fréquentée comme
lieu de pêche, au commencement du dix-septième siècle.
Après le départ des Anglais de la Nouvelle-France,
quelques Français y élevèrent de modestes cabanes de
pêcheurs, et le P. Le Jeune leur envoya, pour le service
religieux, les Pères Turgis3 et du Marché. Ils étaient à peine
arrivés que le mal de terre ou scorbut se déclara parmi les
colons. Le P. du Marché, atteint un des premiers, fut
contraint par la violence de la maladie de repasser en
France ; le P. Turgis resta seul, consolant son petit bercail,
escoutant les uns de confession, fortifiant les autres par les
sacrements de V Eucharistie et de l extrême-onction, enter-
\. Duœ residentiœ minus prœcipuœ sitse sunt in sinu Sli Laurentii,
altéra ad caput Britannicum, et hœc vocatur Strc Annœ; altéra Sancti
Caroli in insulâ Miscouanâ. H se duœ Residentiœ Gallis potius adju-
vandis quam Barbaris sunt institutœ. Nec enim in tantâ barbarorum
infrequentiâ atque inconstantiâ, spes magna conversionis affulget.
Nostri tamen, cum possunt, instruunt illos obiter, quantum sinit
vaga illorum vita, eorumque parvulos moribundos, quin et adultos
satis instructos baptizant. (Monumenta Hist. miss, ab anno 1607 ad
an. 1637.)
2. La mission de Miscou reçut d'abord le nom de Saint-Charles.
3. Le P. Charles Turgis, né à Rouen le 14 octobre 1606, entra au
noviciat de Paris le 16 octobre 1627. Il avait fait deux ans de philoso-
phie avant son entrée. Après le noviciat, il fit une 3° année de philo-
sophie à La Flèche, et enseigna ensuite dans ce collège la cinquième
et la quatrième. De 1632 à 1635, il étudia la théologie, deux ans à
La Flèche et un an à Paris au collège de Clermont ; et en même
temps il faisait les fonctions de surveillant au pensionnat. En 1636>
il partit pour le Canada. Il est mort le 4 mai 1637.
— 198 —
rant ceux que la mort égorgeait K Il enterra le capitaine,
le commis, le chirurgien, tous les officiers et quelques
employés, plus de la moitié de la colonie. Saisi lui-même par
le terrible fléau et ne pouvant plus se soutenir, il se fai-
sait porter de l'un à l'autre malade pour les consoler et
fortifier ; et il mourut, ne laissant plus qu'un malade à la
mort, qu'il disposa saintement à ce passage devant que de
rendre l'esprit2.
D'autres apôtres remplacèrent ces deux premiers
missionnaires sur cette terre de mort. Parmi eux nous
voyons successivement paraître de la Place, Gondoin,
Claude Quentin, Richard, d'Olbeau, d'Eudemare, Martin
de Lyonnë et Jacques Frémin. Les deux plus illustres sont
Richard et Lyonne ; le premier travaille dans cette
mission pendant vingt-quatre ans, et le second, plus de
quinze ans. De Miscou, leur zèle s'étend au continent, à
Richibouctou, à Miramichi, à Nipisiguit, au sud de la baie
des Chaleurs, à Chedabouctou, en Acadie ; et, sur toute la
côte, du Cap-Breton à la baie de Gaspé, ils marquent leur
passage par le baptême d'un bon nombre d'enfants en
danger de mort et la conversion de quelques adultes3.
1. Relation de 1647, p. 76.
2. Ibid.
3. Voir sur la mission de Miscou, dans le Canada-Français,
2e vol. p. 433, le beau travail du docteur Dionne. Nous ferons seule-
ment remarquer qu'il y a eu deux Pères d'Olbeau au Canada ; le
P. Jean d'Olbeau, récollet, ne revint pas dans la Nouvelle-France
après le renvoi en France des Récollets, en 1629, par les Anglais; le
P. Jean d'Olbeau, Jésuite, fut envoyé à Miscou en 1640, et mourut,
pendant la traversée, en retournant en France. Quelqu'un ayant
laissé tomber une étincelle dans la soute aux poudres, le navire
sauta et le Père se noya. (Miscou, par le Dr Dionne, p. 525). — Le
P. d'Olbeau, né à Langres en 1608, entra dans la Compagnie de Jésus
à Paris le 16 octobre 1628, après trois ans de philosophie au collège
de la Société dans sa ville natale. Professeur de quatrième et de troi-
sième à Vannes (1630-1632), de troisième à Caen (1632-1634), étudiant
— 199 —
Enfin le P. de Lvonne meurt victime de son dévouement,
en soignant les malades atteints du scorbut1 ; et, quand les
Récollets prirent en 1664 la direction des missions de la
Gaspésie et de l'Acadie 2, le P. Richard, quoique brisé par près
de trente ans de pénibles voyages et de travaux apostoliques,
voulut encore donner aux sauvages ce qui lui restait de
vie, à Sillery, aux Trois-Rivières et au Cap de la Made-
leine3.
de théologie à La Flèche (1634-1638), professeur d'humanités à
Moulins (1638-1639), il fit sa troisième année de probation à Rouen
(1639-1640) et, la probation terminée, il partit pour le Canada (1640).
(Catal. Prov. Francise in Arch. gen. S. J.).
1. Le P. Martin de Lyonne, né à Paris le 13 mai 1614, entra au
noviciat de Nancy le 8 décembre 1629 et fit ses vœux de profès le
2 février 1649. Après le noviciat, il va étudier trois ans la philosophie
à l'université de Pont-à-Mousson (1631-1634), puis il enseigne la 5e
à. Sens (1634-1635), la 4e, la 3e et les humanités à Charleville (1635-
1638); de là ses supérieurs l'envoient à Rome suivre les cours
de théologie (1638-1642); en 1642-1643, il fait à Rouen sa troisième
année de probation, puis il s'embarque pour le Canada. (Catal. Prov.
Francise in Arch. gen. S. J.).
Voir : Lettres de la Mère Marie de l Incarnation, p. 448 ; — Rela-
tions de la Nouvelle-France, ann. 1643, p. 36 ; 1646, pp. 86-88; 1647,
p. 76; 1648, p. 40; 1651, p. 29; 1659, p. 7; 1661, p. 30.
Ce Père mourut le 16 janvier 1661.
2. Dans la Nouvelle Relation de la Gaspésie, par C. Le Clercq,
on lit, p. 277 : « Quoique plusieurs missionnaires aient beaucoup
travaillé pour la conversion de ces infidèles, on n'y remarque cepen-
dant, non plus que chez les nations sauvages de la Nouvelle-France,
de christianisme solidement établi (cette affirmation est plus que
discutable); et voilà peut-être le sujet pour lequel les RR. PP. Jésuites
qui ont cultivé avec tant de ferveur et de charité les missions qu'ils
avaient autrefois au cap Breton, Miscou et Nipisiguit, ont trouvé
à propos de les abandonner, pour en établir d'autres aux nations
éloignées et situées au haut du fleuve Saint-Laurent, dans l'espé-
rance d'y faire des progrès plus considérables. »
3. Le P. André Richard, né le 23 nov. 1600 (alias 1599) entra au
noviciat des Jésuites à Paris le 26 sept. 1621, après avoir étudié deux
ans la philosophie. Au sortir du noviciat, il fit encore un an de phi-
— 200 —
La colonie de Québec était la plus importante de toutes.
Le service religieux y fut organisé avec plus de soin. Le
gouverneur avait fait vœu, après la capitulation du fort,
d'élever une chapelle sous le vocable de Notre-Dame de
recouvrance, si les Français recouvraient la Nouvelle-France.
Aussi, l'année même de son retour, il la construit près du
fort Saint-Louis, et, au-dessus du maître-autel, il place
une image en relief de la Vierge, qui avait appartenu au
P. Noyrot et qu'on avait retrouvée intacte parmi les nom-
breux débris de son naufrage * .
A quelques pas de la chapelle, le P. Le Jeune fait bâtir
une petite résidence pour le service de la paroisse, dont il
confie l'administration aux Pères Charles Lalemant,
Massé et de Noue. Les détails abondent dans les corres-
pondances du temps sur les débuts et l'organisation du
culte public, sur la ferveur des colons. Il y a tous les jours
plusieurs messes basses. On chante la grand'messe et les
vêpres le dimanche et les jours de fête. Chacun présente
le pain bénit à son tour. Le prône se fait à la grand'messe
et le catéchisme après vêpres. Les principaux colons
font partie de la congrégation de l' Immaculée-Conception
et fréquentent souvent les sacrements. La prière se récite
en commun dans les familles. L'observation du dimanche
et des fêtes ne laisse rien à désirer. On jeûne fîdèle-
losophie (1623-1624), puis il professa la 5e et la 4e à Amiens (1624-
1626), la 4e et la 3e à Orléans (1626-1628) ; après une année de théo-
logie au collège de Clermont (1628-1629), une année de professorat
à Caen (1629-1630), une année de théologie morale à La Flèche
(1630-1631), il enseigna deux ans les humanités à Nevers (1631-
1633), fit sa 3e année de probation à Rouen et partit ensuite pour le
Canada (1633-1634). (Catal. Prov. Francise in Arch. gen. S. J.).
1. «Cette image, dit l'abbé Faillon (Hist. de la Col. franc. , t. I,
p. 273), fut appelée N. D. de recouvrance, tant à cause du nom de la
chapelle que parce qu'elle avait été heureusement recouvrée du nau-
frage. » — Ferland, t. I, p. 265.
- 201 —
ment pendant le Carême et les Quatre-Temps. Tout le
monde communie aux grandes fêtes, beaucoup le font tous
les mois. Quelques-uns pratiquent des pénitences d'ana-
chorètes. Les aumônes pour la mission et pour les pauvres
sont abondantes. Tous ne sont pas venus au Canada la
conscience en paix, ni même animés de bonnes disposi-
tions : mais ils changent de vie, en changeant de climat.
La Colonie augmentant chaque année et se recrutant
dans plusieurs provinces de France, différentes de mœurs,
d'habitudes et de caractères, il y avait tout à craindre de
cette augmentation et de ce mélange : il n'en est rien, c'est
même le contraire qui arrive; Y accroissement des paroissiens,
dit la Relation de 1636, est V augmentation des louanges de
Dieu. Les historiens confirment ce témoignage du P.
Le Jeune. Le P. de Charlevoix écrit dans son histoire de la
Nouvelle-France : « On vit commencer dans cette partie
de l'Amérique une génération de véritables chrétiens parmi
lesquels régnait la simplicité des premiers siècles et dont
la postérité n'a point encore perdu de vue les grands
exemples que leurs ancêtres leur avaient donnés. » — « La
Nouvelle-France, ajoute l'auteur de la vie secrète de
Louis XV, dut sa vigueur à ses premiers colons ; leurs
familles se multiplièrent et formèrent un peuple sain, fort,
plein d'honneur et attaché à leurs principes. » Les pro-
testants joignent leur tribut d'éloges aux témoignages sin-
cères des écrivains catholiques, et, dans les Canadiens issus
de cette première source, ils retrouvent les fils à la foi
robuste, aux mœurs simples et pures de leurs ancêtres.
Sur six cent soixante-quatorze enfants, baptisés jusqu'en
1660 inclusivement, les registres de Québec ne citent
qu'une naissance illégitime; et cependant ces enfants
naissent au sein d'une population composée de militaires,
de marins, de voyageurs et de colons.
— 202 —
Il est vrai que l'exemple descendait de haut et excitait
dans les âmes, avec le sentiment de l'émulation, l'honneur
et la fierté dans la pratique de la foi. Le fort, où résidait
le Gouverneur, était une école de religion et de vertu. A
midi, pendant le repas, on lisait un livre d'histoire; et le
soir, à souper, la vie des saints. Trois fois le jour, on
sonnait la salutation angélique. Les prières se disaient en
commun et à genoux. Chacun faisait dans sa chambre
l'examen de conscience. L'amiral de la flotte, du Plessis-
Brochard, et le commandant du Saint-Jacques, la Roche-
jacquelein, étaient des modèles de foi. A bord, la procession
de la Fête-Dieu se célébrait avec toute la solennité possible.
On eût trouvé peu de paroisses en France où la vie chré-
tienne coulât, comme à Québec, à pleins bords1.
Cependant une colonie nouvelle venait de s'établir, le
trois septembre 1634, sur un plateau élevé, au confluent
des trois branches du Saint-Maurice, au lieu même où les
Français avaient bâti un petit poste seize ans auparavant.
Cet endroit, appelé Trois-Rivières, était le rendez-vous des
sauvages du Nord, une position avantageuse au point de
vue du commerce des fourrures; mais il était exposé aux
fréquentes incursions des implacables ennemis des Hurons
et des Algonquins. Les Iroquois pénétraient par la rivière
Richelieu dans le Saint-Laurent pour les y surprendre, et,
enveloppant tous les Français dans la haine qu'ils portaient
à ces deux tribus, ils rôdaient souvent autour de Québec,
1. Consulter sur l'état de la colonie, les premières années : Cours
d'Histoire du Canada, par l'abbé Ferland, 1. II, ch. IX; — Notes sur
les Registres de N.-D. de Québec, par A. Ferland, prêtre; — Histoire
de la Nouvelle-France , par le P. de Chirlevoix, 1. V; — surtout les
Relations de 1633, 1634, 1637, 1640; — le vol. III, p. 53, de l'auteur
de la Vie secrète de Louis XV; — rapport du général Murray au gou-
vernement britannique en 1762.
— 203 —
guettant le moment propice de s'emparer de quelques
Peaux blanches et des Robes noires1. Il importait de pro-
téger la traite des pelleteries, et, en même temps, de mettre
Québec à l'abri d'un coup de main par le moyen d'un fort
avancé, qui servît d'avant-poste. Ghamplain chargea
Laviolette de le construire. Il consistait en une enceinte de
pieux de cèdre enfoncés dans le sable, au centre desquels
se trouvait l'habitation 2.
Le 8 septembre, le P. Le Jeune s'y fixa avec le P. Jacques
Buteux. Il écrivait en 1634 : « Nous irons demeurer aux
Trois-Rivières, pour assister nos Français. Les nouvelles
habitations estant ordinairement dangereuses, je n'ay pas
vu qu'il fust à propos d'y exposer le P. Lalemant, ny
autres 3. » Il disait dans une autre lettre : « Il meurt ordinai-
rement quelques personnes au début des nouvelles fonda-
tions; mais la mort n'est pas un mal... Puis, s'il y a du
danger, je le dois prendre pour moi. Enfin, il ne faut pas
fuir la croix, quand elle se présente... et on souffre dans
une nouvelle habitation, notamment précipitée comme
celle-là... surtout quand il faut estre pêle-mêle avec les
artisans, boire, manger, dormir avec eux4. »
Les souffrances, en effet, ne lui. manquèrent pas, ni à son
compagnon : c'est ce que désiraient ces hommes de sacri-
fice, car ils savaient que, depuis le Calvaire, la croix est la
grande loi de la conversion et de la sanctification des âmes.
Dès les premiers jours, le mal de terre tomba sur les colons
et dura trois mois. Presque tous les Français furent atteints,
et ils répandaient une telle infection que personne n osait
1. C'est ainsi que les Iroquois appelaient les Français et les mis-
sionnaires.
2. Fei-land, t. I, chap. IX, pp. 257 et suiv. ; — Falllon, t. I, pp. 265
et suiv.
3. Relation de 1634, p. 91.
4. Lettre du P. Le Jeune au R. P. Provincial à Paris. Québec, 1634.
— 204 —
les approcher l . Nuit et jour, les deux missionnaires furent
au chevet de leur lit, les consolant, les confessant et les
administrant. Parmi ces hommes, tous repentants de leurs
fautes et résignés dans la douleur, ils trouvèrent des cœurs
d'une beauté merveilleuse de sentiments. « Mon Père,
disait celui-ci, je ne veux pas demander la santé. Dieu est
notre père, il sait mieux que nous ce qui nous est bon;
laissons le faire, que sa sainte volonté soit faite. » Un
autre répondait au prêtre, qui lui conseillait de demander
sa guérison à saint Joseph : « Si vous me laissez en ma
liberté, je prierai seulement ce bienheureux de m'obtenir
de Notre-Seigneur la grâce d'accomplir sa sainte volonté. »
Un troisième, dont la vie s'était en partie écoulée dans les
plus grands désordres, se convertit et dit à voix haute,
avant de mourir, à ses camarades : « Adieu, mes amis, il
faut partir; je vous demande pardon, je suis bien marry
d'avoir si mal vécu; mais j'espère que Dieu me fera misé-
ricorde. Mon Dieu, avez pitié de moi ! 2 » Voilà les plus
riches récompenses et les plus douces consolations du
ministère sacerdotal!
Le vicomte de Meaux raconte que, se promenant par une
belle matinée de décembre, à travers la petite ville bâtie
tout au bord du Niagara, il rencontra une humble église
en bois où venait de s'achever une messe basse. Quelques
bonnes femmes en sortaient, se hâtant vers leur logis par
les chemins remplis de neige; et, devant deux ou trois reli-
gieuses, une troupe d'enfants, livres et cahiers sous le bras,
couraient vers la maison voisine, sur la porte de laquelle on
pouvait lire autour d'une croix cette inscription : Spes
messis in géminé. C'était l'école paroissiale. « L'espoir de
1. Relation de 1635, p. 4.
2. Ibicl.
— 205 —
la moisson est dans la semence. » Voila pourquoi, d'un
bout du monde à l'autre, chrétiens et patriotes attachent
tant d'importance aux écoles; pourquoi les partis rivaux
s'en disputent partout avec acharnement la direction.
Rien de plus vrai que ces paroles Spes messis in seminei>
principalement sur une terre encore inculte et nue.
L'éducation est le principe de vie de toute colonie qui se
fonde et qui veut grandir et se perpétuer. Le collège est à
la colonie ce que les sources sont aux rivières. C'est du
collège que sort le fleuve des générations humaines, c'est là
qu'il s'alimente, et ce fleuve porte dans son cours la gran-
deur des pays nouveaux ou leur décadence. Il faut remonter
jusqu'au collège, si l'on veut s'expliquer l'état d'une société,
la société se recrutant chaque jour et se renouvelant sans
Cesse des générations qui lui viennent des écoles.
Aussi, partout où la Compagnie de Jésus pose le pied sur
la terre étrangère, elle élève le Collège à côté de la Rési-
dence : le professeur apprend aux enfants les con naissances
qui font les hommes et la science qui fait les chrétiens ; le
missionnaire, continuant l'œuvre du maître, prend le jeune
homme au sortir de l'école, le dirige dans la vie, l'instruit
du haut de la chaire, l'absout au confessionnal, le fortifie à
la sainte table. Il porte aux malades et aux pauvres les
divines et salutaires consolations de la foi.
En 1626, Québec ne comptait qu'une soixantaine de
Français, et déjà les Jésuites avaient arrêté le projet d'un
établissement scolaire. Un jeune gentilhomme picard ,
René Rohault-, avait offert à cet effet la somme nécessaire.
i. L'Église catholique et la liberté aux États-Unis, chap. : IV, Les
Ecoles, pp. 169 et 170.
•2. René Rohault, né le 25 mai 1609 dans le diocèse d'Amiens,
entra au noviciat des Jésuites, à Paris, le 9 mars 1626, pendant son
cours de rhétorique. En 1628-1629, il revient à Amiens étudier la
— 206 —
René Rohault, fils aîné du marquis de Gamaches, avait fait
ses études littéraires au collège dirigé par les Pères à
Amiens. Pendant son cours d'humanités en 1625, il sollicita
avec les plus vives instances son admission dans la Com-
pagnie de Jésus. C'était à l'époque où le P. Coton faisait la
visite du collège d'Amiens en qualité de Provincial de la
Province de France. Ce religieux, qui touchait à la fin de sa
longue carrière, vit le jeune postulant, il causa longuement
avec le marquis de Gamaches, et il fut décidé que René entre-
rait, dans le courant de mars 1626, au noviciat fondé depuis
bientôt quinze ans par Madame de Sainte-Beuve, à l'hôtel
de Mézières, à Paris. Les Monumenta de la mission du
Canada font remarquer que ce fut là un des derniers
actes importants de la vie de ce vieillard ; il mourait huit
jours après, le 19 mars 1626. Avant de s'aliter, il avait
dirigé une dernière fois ses pas vers le noviciat, pour y
embrasser son jeune novice '.
Il n'y avait pas encore un an que le Canada s'était
ouvert aux entreprises de l'esprit apostolique des fils de
saint Ignace. Au moment de dire adieu à sa famille, René
philosophie; en 1629-1630, il est à Eu, malade; en 1630-1632, il est à
La Flèche, élève de philosophie ; et en 1632-1636, élève de théologie
au collège de Clermont à Paris. Enfin de 1636 à 1639, il exerce les
fonctions de ministre à Eu. Il mourut dans ce collège le 29 juin 1639.
Il avait fait ses vœux de profès l'année même de sa prêtrise, le
15 août 1634. Le R. P. Général avait écrit au P. Jacquinot, Provincial
de Paris : « Permitto in nomine Domini ut P. Renatus de Gamache
ad professionem 4 votorum admittatur, cum sit benefactor. »
1. « Hoc fuit ultimum alicujus momenti negotium, quod R. P.
Cotonus, felicis mémorise, in vitâ confecit : ac si Deus, ut ejus prœte-
ritos pro illâ missione labores compensaret, vitam illi ad hsec usque
tempora prorogasset. Ultimus etiam quem honoris amorisque causa
inviserit, fuit ille nobilis adolescens, jam in domum probationis
admissus. Nam die Lunae insequenti in morbum incidit, ex quo, die
Jovis proximè item sequenti, suavissime obdormivit in Domino, qui
dies D. Josepho sacer erat. » [Monumenta hist. miss., cap. III.)
— 207 —
pensa à cette belle mission de l'Amérique, si chère au
cœur de son Provincial et riche de tant d'espérances. Il
pria son père de consacrer une partie du patrimoine qu'il
lui destinait, à la fondation d'un collège à Québec. Le mar-
quis était un homme de bien et de foi ; il entra volontiers
dans les pieuses intentions de son fils, en donnant au
P. Coton la somme de seize mille écus d'or1, à laquelle il
ajouta personnellement, de son vivant, une rente annuelle
de trois mille livres2.
Les démêlés de la France et de l'Angleterre et la prise de
Québec ne permirent pas de réaliser immédiatement les
désirs des fondateurs3; mais, à son arrivée sur les rives du
Saint-Laurent, le P. Le Jeune reprit le projet et posa les
fondements du collège, près du fort Saint-Louis, sur un ter-
rain concédé dans ce but aux Jésuites par la Compagnie
des Cent-Associés4.
i . Nous lisons dans les Catalogi triennales S. J., TertiusCatal. anni
1655 (Arch. gén. S. J.) : « Fundatio Collegii Quebecensis facta à
Dnis comitibus de Gamaches est sexdecim aureorum millia seu
librarum 48000 1., qua3 nunc redduntferè2000 annui reditùs. » — Voir
aux Pièces justificatives, n° II, une lettre du R. P. Général Mutius
Vitelleschi, au sujet de la fondation du collège de Québec.
2. « Cujus (Renati Rohault) nobilissimi parentes, ne se honestate
vinci paterentur, annuum mille aureorum censum, ad primi in illis
oris Collegii fundationem donaverunt. » (Monumenta hist. miss.,
cap. III.)
3. Le P. Jérôme Lalemant donne une autre raison de ce retard
dans sa lettre du 14 septembre 1670 au R. P. Général P. Oliva. Voir
à la page suivante, note 4 .
4. Ce terrain comprenait douze arpents, dont six furent plus tard
pris aux Jésuites, qui reçurent en compensation une augmentation à
la Vacherie. La concession fut faite aux RR. PP. de la Compagnie de
Jésus et leurs successeurs à perpétuité, pour en jouir en pleine pro-
priété, pour bâtir leur Collège, Séminaire, Eglise, logements et
appartements, sans autres charges que de tenir ledit terrain de la
Compagnie de la Nouvelle-France... M. de Lauzon, gouverneur du
pays, donna ce lot aux Pères, pour le posséder en mainmorte, sans
— 208 —
Les commencements du nouvel établissement furent
modestes : quelques écoliers et un professeur. Le profes-
seur enseignait la doctrine chrétienne. C'était ce qu'exi-
geait la fondation de René de Gamaches ; elle n'exigeait
pas autre chose. Le P. Jérôme Lalemant le disait au
R . P . Paul Oli va , dans une lettre conservée aux Archives géné-
rales de la Compagnie : <c La pensée des fondateurs est tout
entière dans ces mots : pour le secours et V institution spi-
rituelle des Canadiens... Voilà à quoi nous sommes tenus
en justice1. » Cependant on ajouta insensiblement à l'en-
seignement du catéchisme des leçons de lecture et d'écri-
ture aux petits Français, puis, à la demande des parents,
aucune charge ni condition, désirant par là reconnaître « le service
que les dits Pères rendent en ce pays soit aux Français ou aux sau-
vages, s'étant jusqu'à présent employés, au péril de leur vie, à la
conversion des sauvages, même contribué puissamment à l'établisse-
ment de la Colonie... » (Rapport officiel de 1824). — V. une
brochure imprimée à Montréal et intitulée : « Démolition de l'ancien
collège de Québec en 4877. »
1. « Quod si libellus fundationis spectetur, ad nihil aliud ex tali fun-
datione tenemur, nisi ad excolendos in fide barbaros, sub quo titulo
cum superiores societatis, qui tune erant, fundationem acceptare
refugerent, per novem circiter annos res infecta permansit, et tamen
confecta est ut acceptaretur sub titulo Gollegii, sed juxtâ mentem
fundatorum ibi expressam his verbis : pro spirituali Canadensium
auxilio et institut ione... Patet manifesté ex his verbis : pro spirituali...
quod ad solum catechismum seu doctrinam christianam docendam
nos libellus obligare videtur. » (Epist. P. Hieronimi Lalemant ad
R. P. Oliva, prœp. gen. S. J. Quebeci, 14 sept. 1670.)
Dans VEtat officiel de la mission du Canada, envoyé à Paris en
1723, à l'occasion de la Congrégation provinciale, et conservé aux
Archives de la maison professe, rue de Sèvres, 35, Paris, il est dit :
« Missio Canadensis alit in Collegio Quebecensi professores quatuor :
nempe, philosophiae unum ; rhetorices, humanitatis et grammaticae ,
duos. Quartus docet pueros légère et scribere. Ad quas prœlec-
tiones (philosophise et humaniorum litterarum) nullo tenetur funda-
tionis contractu. » (Catal. trien., cat. tertius Provinciœ Francise,
an. 1723.)
— 209 —
les premiers éléments du latin. Une fois les principes de la
grammaire latine enseignés, il fallut, parla force même des
choses, aller plus loin et parcourir le cercle complet des
études classiques, la grammaire, les humanités et la rhéto-
rique. Les colons dirent d'abord aux missionnaires : « Il
n'y a pas d'instituteurs à Québec ; vous seuls pouvez
apprendre à nos enfants à lire et à écrire ; vous pouvez
seuls les initier au latin. » Les Jésuites acceptèrent par
charité ; il y avait un service à rendre, ils le rendirent.
L'initiation faite, les parents ajoutèrent : « A quoi servira
ce peu de latin? N'en voit-on pas davantage dans vos collèges
de France? » Les Jésuites cédèrent encore1, et plusieurs
1. « Factura est autem ut sensim sine sensu ad erudiendos pueros
Gallos induceremur, cum nulli essent in his partibus, qui hoc prœ-
starentautprœstare possent, sicut qui parochiasadministrârunt, qua-
rura circiter per 30 annos curam soli habuimus. Primùm itaque per
nos ipsos aut domesticos légère et scribere docuimus ; tum aliquid
latinitatis postulantibus parentibus et reprœsentantibus collegium
aliud nullum esse, in quo pueri istis vacarent. A primis itaque latini-
tatis démentis exorsi, sensim ad superiores gradus ascendere opor-
tuit : ad quid enim, inquiebant, prima illa elementa, an hsec sola in
collegiis docentur? » (Ibid).
La mère Marie de l'Incarnation écrivait de Québec, le 4 sept. 1640,
à la mère Marie Gillette Rolland, religieuse de la Visitation : « Il faut
que je lise et médite toutes sortes de choses en sauvage. Nous fai-
sons nos études en cette langue barbare comme font ces jeunes
enfants qui vont au collège pour apprendre le latin. Nos RR. Pères,
quoique grands docteurs, en viennent là aussi bien que nous. »
La correspondance du P. Le Jeune avec le Général de la Com-
pagnie indique clairement que les Pères commencèrent, dès 1635, à
enseigner le catéchisme et les premiers éléments des lettres. Il écrit
au mois d'août 1635 : « Cum crescant Gallorum f amilise Kebeci potis-
simùm, urgent nos ut pueros suos docere incipiamus ; atque in eum
finem domum excitaruntjuxtà arcem, in quam propediem migrabimus
pueros Gallorum et Sylvestrium, si quos habere possumus, pietate
et primis litterarum démentis informaturi. Hinc nempe ducendum
est initium. » Il écrit en 1637 : « Non veniebat in mentem de collegio
hic excitato dicere : Unica classis, pauci adhuc alumni ; crescunt in
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 18
— 210 —
de leurs élèves avaient terminé leurs classes de lettres avant
l'arrivée à Québec de Mgr de Laval aumois dejuin de l'année
1659. Comme il cherchait des prêtres pour l'administration
des paroisses, il songea à former un clergé indigène ; et,
jetant les veux sur les jeunes rhétoriciens du collège, dési-
dies, crescentibus Gallisnavium appulsu.Triplici linguâ nonnunquam
dicitur, imo quadruplici : Latinâ, Gallicâ, Montanicâ et Huronicâ. En
oct. 4651, le P. Ragueneau écrit au Gén. Piccolomini : « Anno prœce-
denti, prœtereum coadjutorem, qui docet légère et scribere, duo scho-
larum professores fuere, alter grammatices, altcr matheseos ; in his
duabus scholis, fréquentes fuere pueri sexdecim. » En 1653, 16 oct., le
P. Le Mercier écrit au Général Goswin Nickel : «HicQuebeci, propter
majorerai Gallorum frequentiam, Collegiorum Europœ non infimorum
species qua3dam minime rudis, prœsertim qiiod spectat ad religiosam
disciplinam. Quod enim attinet ad litterarum exercitationem, duas
tantùm scholas hactenùs habuimus, grammatices unam, alteram
mathematices, quamquam et tertiam possim adjungere pueris tam
ad legendum quant ad formandos rite caractères erudiendis. » (Arch.
gen. S. J.). — En 1655, il y a 4 professeurs : «. Habet collegium prae-
ceptores quatuor. Qui docet pueros légère et scribere est coadjutor.
Praetereà sunt unus sacerdotes et duo magistri : ille [docet philoso-
phiam ; horum alter grammaticam, alter humanitatemetrhetoricam...
Prseter fundationem comitum de Gamaches, Ludovicus Magnus fun-
davittertium professorem, concesso 4001. (Catalogi triennales, cat. 3>us
in Arch. gen. S. J.)
D'après ce qui précède, on ne s'explique pas une note de
Mr B. Suite, dans son Histoire des Canadiens français, p. 71 du troi-
sième volume. Cet auteur cite dans le texte ce passage de M. Pierre
Boucher sur le collège des Jésuites de Québec, à la date de 1663 :
« Il y a un collège de Jésuites, un monastère d'Ursulines qui
instruisent toutes les petites fdles, ce qui fait beaucoup de bien au
pays, aussi bien que le collège des Jésuites pour l'instruction de toute la
jeunesse dans ce pays naissant. » M. Suite ajoute en note : Instruc-
tion religieuse; car les Jésuites avaient a peine songé a ouvrir des
classes pour les fils dliabilants. Evidemment il ignore l'histoire de son
propre pays, si toutefois il n'est pas aveuglé par la passion qu'il
manifeste à chaque instant contre les Jésuites. Il était plus juste
envers eux quand il écrivait à la page 86 du second volume : « Les
enfants des familles françaises trouvèrent dans le collège des Jésuites
l'éducation qui a fait, d'une notable partie des anciens Canadiens, des
— 211 —
reux d'entrer dans la cléricature, il pria les Pères de leur
enseigner la philosophie et la théologie, vu l'impossibilité
où il se trouvait de faire venir de France des professeurs 1 .
Pour se conformer aux désirs de Sa Grandeur, les Pères
ouvrirent un cours de philosophie, puis celui de théologie
scholastique et de morale.
En 1665, le corps enseignant se compose d'un professeur
pour la petite école, qui enseigne aux enfants le catéchisme
et leur apprend à lire et à écrire ; d'un professeur des
classes de grammaire, d'un professeur de rhétorique et
d'humanités, d'un professeur de mathématiques, enfin d'un
professeur de philosophie et de théologie. Ce dernier pro-
fesse alternativement ces deux facultés2. Plus tard, le
hommes aptes à remplir tant et de si belles carrières qu'on s'en
étonne aujourd'hui. » Evidemmeni il ne s'agit pas là seulement de
Y éducation religieuse.
Quand Mr Suite parle des Jésuites, il oublie souvent le rôle de
l'historien pour devenir pamphlétaire. Cet oubli est particulièrement
manifeste dans le chap. X du 3e volume, intitulé : On demande un
clergé national. Mr J. C. Taché a répondu, le 21 mars 1883, à toutes
les fausses assertions de ce chapitre et à d'autres encore, dans sa
Protestation datée d'Ottaoua.
1 . « Jam vero adveniente episcopo, qui clericos undique conquire-
bat, ut clerum formaret et parochos haberet, ut videt frustra illos
sperandos ex Galliâ, in indigenas gallos scholasticos nostros oculos
injecit, qui humaniores litteras emensi, ad philosophiam aspirabant;
quam qui docerent cum nulli alii similiter essent, oportuit et nos hoc
opus suscipere, consequenter mathematicam, theologiam scholasti-
cam et moralem, satagente vehementer Episcopo, ut taies essent
quos statim clericos faceret. Quo factum est ut ex iis 5 aut 6 jam sint
ad majores ordines ab eo promoti. Istis nunc alii subindè succédant
et succèdent; in quam spem et expectationem seminarium ipse
Illustmu* Episcopus intrà septa palatii episcopalis instituit, ubi 12 aut
13 aluntur clerici designati, qui scholas nostras fréquentant, prœter
alios convictores nostros, qui ad studia illa omnia aspirant. » (Epist.
eadem P. Lalemant ad R. P. Oliva.)
2. Comme nous l'avons vu, il y avait, dès 1655, quatre professeurs,
un pour la petite école, un pour les classes de grammaire, un pour
— 212 —
gouverneur général du Canada, M. de Beauharnais, et l'in-
tendant, M. Hocquart, verront un grave inconvénient à
cette disposition et le signaleront au ministre de la marine,
le comte de Maurepas 4 : « Si les jeunes gens, disent-ils,
qui sortent des humanités trouvent le cours de théologie
ouvert, il faut qu'ils attendent deux ans pour la philoso-
phie, ce qui les dégoûte, et ils quittent les études. » Le
gouverneur et l'intendant disaient encore dans la même
dépêche : « Les deux régents des basses classes 2 ne peuvent
suffire à cause de la différence de force de leurs élèves. Ils
devraient être séparés. Donnez un professeur de philosophie
avec 300 l.3, et les Jésuites mettront trois professeurs de
les humanités et la rhétorique et un autre pour la philosophie.
Ensuite, d'après ce que nous apprend le P. Le Mercier, il y avait,
outre l'enseignement du catéchisme en classe, un cours public de
doctrine chrétienne à l'église : « docendae publiée in templo doctrines
et concionibus habendis patres nostri operam navant » (Lettre au
Général G. Nickel, 7 novembre 1652). A partir de 1665, un Donné
fit le cours de mathématiques : « Professor matheseos est sœcularis,
sed unus ex domesticis nostris perpetuis » (Catalogi triennales, cat.
3su, an. 1669).
En 1665, le Catalogus Provincial Francise indique comme profes-
seur de rhétorique et d'humanités, le P. Claude d'Ablon ; de philo-
sophie, le P. Claude Pijart ; de grammaire, Amador Martin et Charles
Pouspot, qui sont Candidati societatis adolescentes. Un frère coadju-
teur était chargé de la petite école. Parmi ces Frères, les Catalogi
Prov. Francise nomment : Germain Pierrard, Jean Marc, Pierre Le
Tellier.
1. Archives colo niales, à Paris. Canada, correspondance générale —
Vol. 59. M. de Beauharnais, gouverneur, et M. Hocquart, intendant,
au ministre de la marine.
2. Toutes les classes de lettres, de la 6e à la rhétorique inclusive-
ment. Les deux régents de ces classes étaient : Pierre d'Incarville,
professeur de rhétorique et de seconde, et Jean-Baptiste Maurice,
professeur de 3e, 4e et 5e, tous deux scholastiques.
3. Le professeur de philosophie et de théologie était alors le
P. François Bertin Guesnier. Ce Père, né à Rouen le 24 janvier 1694,
entra dans la Compagnie [le 17 oct. 1711 et fit sa profession des
— 213 —
basses classes à leurs frais. Ils méritent cela pour le soin
qu'ils donnent à l'éducation de la jeunesse. Ils entretiennent
un Frère qui enseigne gratuitement à lire, à écrire et
l'arithmétique aux enfants de Québec, sans qu'il y ait de
fondation pour cela ' . »
Cette lettre ne parle pas du cours de mathématiques et
d'hydrographie, enseigné avec éclat, depuis 1695, par les
Pères Antoine Silvi, François Le Brun, Pierre de Lauzon,
Michel Guignas, Joseph Deslandes et Charles Mésaiger.
Ce cours avait été inauguré, en 1671, à la prière de
l'intendant, M. Talon, par un certain de Saint-Martin,
engagé au service des Jésuites, en qualité de Donné. Il était
assez savant en mathématiques, dit l'intendant, et voilà
pourquoi on lui demanda de les enseigner à la jeunesse
française du Canada2. Cette jeunesse se montrait alors avide
quatre vœux le 2 février 1729. Il professa à Caen sept ans les huma-
nités et trois ans la philosophie. Envoyé au Canada en 1731, il fut
chargé au collège de Québec des cours de théologie et de philoso-
phie. Il mourut à Québec le 18 décembre 1734. Dans la lettre obituaire
de ce religieux envoyée par le P. de Lauzon en 1635 au R. P. Géné-
ral, il est dit : « Il se chargea de catéchiser ce qu'on appelle ici la
petite école, qui sont plus de cenlz petits enfants, qui apprennent à
lire et à écrire. » (Lettre conservée aux Archives générales S' J.)
1. Il s'agit du F. coadjuteur Pierre Le Tellier, chargé de la petite
école. — L'arithmétique fut toujours enseignée, comme nous l'avons
vu, même dès les premières années de la fondation du collège.
2. Ministère de la marine. — Archives coloniales, Canada.
Correspondance générale. M. Talon intendant, 1668-1672. Vol. III.
Mémoire adressé au roi par Talon. 2 novembre 1671.
« Les jeunes gens du Canada se desnouent et se jettent dans les
escholes pour les sciences, dans les arts, les métiers et surtout dans
la marine, de sorte que si cette inclination se nourrit un peu, il y a
lieu d'espérer que ce pays deviendra une pépinière de navigateurs,
de pescheurs, de matelots et d'ouvriers, tous ayant naturellement
de la disposition à ces emplois: Le sieur de Saint-Martin (qui est aux
Pères Jésuites en qualité de Frère Donné), assez savant en mathéma-
tiques, a bien voulu à ma prière se donner le soing d'enseigner la jeu-
nesse. »
— 214 —
de savoir; elle se portait avec goût vers les sciences posi-
tives, la géographie, la physique, l'astronomie, l'art de \a.
navigation. On étudiait surtout l'hydrographie, qui faisait
en ce temps-là partie de la géographie : et au Canada, pays
des lacs et des rivières, cette étude avait un intérêt spécial,
une application immédiate. On espérait avec raison que ce
cours, plus pratique que scientifique, que M. Talon appelle
pompeusement cours de sciences, serait une pépinière de
navigateurs et de découvreurs. Le vent était, du reste, à
cette époque, à la marine et aux découvertes, et quelques-
uns parlaient déjà de l'utilité d'une Académie de marine *;
ils faisaient même bon marché de l'étude du latin, sans
songer qu'elle était du moins indispensable au recrutement
du clergé et de la plupart des carrières civiles. Quoi qu'il
en soit, le Frère Donné commença le cours; à Paris, on s'y
intéressa, et le Roi voulut fournir le collège de Québec des
instruments de mathématiques les plus utiles '2. Cet ensei-
gnement ne tarda pas à prendre un développement si consi-
dérable, qu'on dut le confier à un Jésuite, et c'est le P.
Silvy qui en fut le premier officiellement chargé 3.
1. Dans ce même vol. III, fol. 192, année 1671, Description du
Canada, on trouve ce qui suit à la p. 204 :
« Un accadémie de marine semblerait fort utile à Québec afin
d'instruire les enfants du pays, qui ne sont pas de condition à se
mettre en autre mestier ; après quoi on les mettrait sur des barques,
pour qu'ils s'accoutumassent à la mer, et on leur ferait faire en suitte
quelque chose de plus pour les rendre peu à peu tous pilotes et
propres à faire des descouvertes. Cela vaudrait bien mieux pour eux
et pour le pays que le latin qu'on leur faict apprendre. »
2. Le marquis de Beauharnais au ministre de la marine. Québec,
30 avril 1727.
3. On appelle dans les catalogues ce professeur, tantôt professeur
de mathématiques, tantôt professeur d'hydrographie. Dans les lettres
des gouverneurs et des intendants du Canada, on voit le plus souvent
hydrographie. "Ce professeur était entretenu par le roi et avait des
appointements fixes.
— 215 —
Quant à la demande, faite par le gouverneur et l'inten-
dant, d'un second professeur de philosophie et de théologie,
le ministre de la marine ne la prit pas en considération.
Le gouvernement de la métropole portait grand intérêt à
tout ce qui se faisait dans la colonie; mais il tenait à ne
pas se départir de la ligne de conduite suivie jusqu'à ce
jour. Il avait fait le moins possible de sacrifices pour le
développement, la prospérité et la défense de la France
d'outre-mer; les malheurs mêmes et les revers de ce pays,
toujours en lutte contre les sauvages et les Anglais, ne le
rendirent pas mieux avisé. Il marchanda toujours, beaucoup
trop, son argent et ses hommes, abandonnant les Canadiens
français et les missionnaires à leurs propres forces et à
leur propre génie. Le courage des uns et le dévouement
des autres méritaient le succès; longtemps ils l'obtinrent,
mais cela ne suffisait pas pour l'assurer à tout jamais.
Cependant les Jésuites, dans l'intérêt du collège de Québec,
dont tout le pays tirait un véritable profit, nommèrent à
leurs frais un troisième professeur des classes de lettres 1 p
le service des missions les empêcha de faire davantage.
Ces classes de lettres, qui n'étaient à l'origine qu'une
lointaine imitation de l'enseignement classique de l'Europe,
étaient florissantes en 1661, au témoignage de l'évêque de
Pétrée-. L'éducation et la pension, dit Monseigneur, sont
1 . Les Frères scholastiques cTIncarville et Maurice restèrent chargés
en 1633, le premier de la rhétorique et de la seconde; le second, de
la troisième et de la quatrième; Barthélémy Galpin professa la cin-
quième. A partir de cette époque, il y a chaque année trois profes-
seurs de lettres.
2. Informatio de statu ecclesiœ novœ Franciae ad Sanctam Sedem
missa. 21 oct. 1661. « Ibi (Quebeci) RR. PP. è societate Jesu colle-
gium habent, in quo et humaniorum litterarum florent scholae, et
pueri non alio quàm in Galliâ modo pcnsione vivunt, educanturque. »
— 216 —
sur le même pied qu'en France. On y cultive la musique;
elle figure clans toutes les solennités religieuses et profanes.
On forme les enfants à la déclamation; on leur fait jouer
des pièces; ils donnent en public des séances littéraires1.
Le 28 juillet 1658, Pierre de Voyer, vicomte d'Argenson,
gouverneur de la Nouvelle-France, assiste à la représen-
tation d\m drame intitulé : La réception de Mgr le vicomte
d Argenson à son entrée au gouvernement de la Nouvelle-
France. Enfin, les académies et la congrégation sont
établies; la congrégation est fondée par le P. Pijart2. Le
collège de Québec est donc, au commencement de la seconde
moitié du xvnc siècle, une reproduction, en petit sans
doute, mais complète, des collèges de France : classes de
lettres , académies , représentations dramatiques et litté-
raires, congrégation, tout s'y trouve. Cinquante ans plus
tard, en 1712, le P. Germain, supérieur de Québec, écrira
à son Provincial de Paris, le P. Dauchez : « Toutes choses
sont et se font dans ce collège comme dans nos collèges
d'Europe, et peut-être avec plus de régularité, d'exactitude
et de soin que dans plusieurs de nos collèges de France.
1. Journal des Jésuites, passim, années 1659, 1660 et suiv. ; —
Histoire de la colonie française en Canada, par l'abbé Faillon, t. III,
p. 260.
2. Journal des Jésuites, 5 oct. 1664. Elle est appelée la petite con-
grégation. La grande congrégation se réunit quelque temps chez les
Ursulines ; elle comprenait les personnes étrangères au collège. Le
P. d'Ablon en fut longtemps directeur ; après lui les catalogues
indiquent les pères Bruyas, Bigot, du Parc, etc. Nous lisons à ce
sujet dans une lettre du P. Joseph Germain, datée de Québec, 4 nov.
1712, et conservée aux archives de l'école Sainte-Geneviève, 18, rue
Lhomond, à Paris : « Nous avons dans ce collège deux congrégations :
la grande pour les Messieurs et la petite pour les écoliers. Tous les
congréganistes ont une véritable dévotion à la Sainte-Vierge, et sont
si affectionnez à l'honorer dans ses chapelles qu'ils regardent comme
un grand opprobre d'en être exclus. » Le P. Germain était supérieur
de Québec depuis le 10 sept. 1710.
— 217 —
On y enseigne les classes de grammaire, d'humanités, de
rhétorique et de mathématiques. Les écoliers, en plus petit
nombre que dans les grandes villes d'Europe, sont bien
faits de corps et d'esprit, tout à fait industrieux, fort dociles
et capables de faire de grands progrès dans l'étude des
lettres et de la vertu. Je parle des enfants des Français
qui sont nés en Canada *. »
L'enseignement de la philosophie et de la théologie s'y
donnait avec le même soin que celui des lettres 2. Il durait
quatre ans, deux ans de philosophie et deux ans de théo-
logie; on suivait la méthode scholastique et on expliquait
le docteur angélique, saint Thomas. D'après les corres-
pondances des supérieurs, conservées aux archives géné-
rales de l'ordre, les principaux exercices, en dehors de la
leçon du professeur, étaient les Répétitions , la Sabbatine
et les Menstruales. Tous les jours il y a répétition. Le
samedi de chaque semaine et à la fin du mois, les étudiants
argumentent de vive voix, en présence du professeur, sur
une matière déterminée à l'avance. Le défendant expose la
thèse et la défend; Y argumentant fait les objections. L'argu-
mentation est en latin et ne s'éloigne jamais des formes
rigoureusement syllogistiques. On l'appelle dispute (dispu-
tatio) ; c'est une espèce de tournoi dialectique, qui a tout
l'intérêt dramatique d'une lutte. Les disputes du samedi et
de la fin du mois sont privées; avant la fin de l'année
scolaire, on donne un grand exercice public d'argumen-
tation; c'est la menstruale.
La première dispute solennelle de philosophie eut lieu
à Québec, le 2 juillet 1666, dans la congrégation 3. Toutes
1. Archives de l'école Sainte-Geneviève, 18, rue Lhomond, Paris.
La lettre est datée de Québec. Québec, 4 novembre 1712.
2. Ibid.
3. Journal des Jésuites, p. 345.
— 218 —
les autorités de la ville y assistaient : le gouverneur,
l'intendant, les officiers et les autres fonctionnaires de la
colonie. La logique constituait la matière du débat. Louis
Jolliet, qui accompagnera bientôt le P. Marquette à la
découverte du Mississipi, et Pierre de Francheville, qui
aspirait alors au ministère sacerdotal, étaient chargés de la
soutenance. Pour exciter l'émulation des jeunes répondants
«t donner à cet exercice plus de relief et plus d'intérêt,
l'intendant, M. Talon, prit la parole et argumenta en latin ;
fort bien, dit le Journal des Jésuites. L'éducation de ce
temps, toute en latin, et les études sérieuses de philosophie
préparaient les magistrats aux subtiles difficultés de l'argu*-
mentation et leur permettaient de s'expliquer avec sou-
plesse et précision dans la langue austère de l'école, intelli-
gible aux seuls initiés.
Les élèves du petit séminaire fondé par Mgr de Laval
suivaient les leçons du collège *. Dans le principe, ils
vivaient au pensionnat des Jésuites, où Mgr payait leur
pension en tout ou en partie2; mais, leur mélange avec les
1 . Voir plus haut la lettre du P. Jérôme Lalemant du 14 sept. 1670.
En 1651, les Jésuites avaient aussi fondé une espèce de maîtrise
que le P. Ragueneaù appelle séminaire, et dont les enfants suivaient
les cours du collège. Voici, en effet, ce que nous lisons dans la Relation
de 1651, p. 4 : « On a commencé cette année un séminaire, où les
enfants sont en pension chez un honneste homme qui en a pris le soin,
où ils apprennent à lire et à écrire, et où on leur enseigne le plain-
chant, avec la crainte de Dieu. Ce séminaire est proche de l'église
•et du collège où ils viennent en classe et où ils se forment au bien. »
2. Mgr de Laval écrivait en 1666 à Sa Sainteté le pape Alexandre
VII : « Quotannis operarii ex Galliâ arcessendi sunt et erunt, donec
adolescant et formentur ex indigenis Gallis, qui idonei reperti fuerint,
«t provideatur de ipsis, parochiis quœ circumquaque exsurgunt : hoc
necesse habeo meis sumptibus alere et sustentare in collegio Patrum
societatis, ubi convictores et externi habentur, qui litteris humanio-
ribus et philosophise dant operam ; undè paratos habebimus qui func-
tionibus ecclesiasticis vacare possint in futurum. » Quebeci, in nova
— 219 —
autres élèves nuisant à leur vocation, on les retira bientôt
pour les réunir dans la maison de V enfant Jésus1. Là, il n'y
avait ni classes de lettres, ni cours de philosophie et de
théologie. Les prêtres des Missions-Etrangères se conten-
taient de les former à la piété et à la vertu; ils les prépa-
raient peu à peu aux saintes fonctions du sacerdoce, en leur
apprenant les cérémonies du culte et le chant sacré. L'ins-
truction était confiée aux Jésuites ~, gens choisis, si nous en
croyons Mgr de Saint-Vallier, pleins de capacité et de zèle,
qui remplissaient leurs devoirs par esprit de grâce.
Ce témoignage est tiré de la lettre de 1688, adressée par
Sa Grandeur à un de ses amis, après son premier voyage
au Canada. Elle ajoute dans cette même lettre : « Les
classes ne sont pas aussi fortes en écoliers qu'elles le seront
un jour. » Quel était leur nombre à cette époque? Aucun
document n'a pu nous l'apprendre. Mais, vingt ans aupa-
ravant, il s'élevait à plus de cent. Dans YEtat général du
Canada (1669), l'intendant écrivait à son gouvernement :
« Les Jésuites instruisent ici environ cinquante à soixante
enfants pensionnaires et autant d'externes et les Hurons3. »
Franciâ, pridiè idus octobris anno 1666. (Manuscrit conservé à la Pro-
pagande, à Rome.)
— Vie de Mgr de Laval par l'abbé A. Gosselin, t. I, chap. XXV.
1. C'est le 9 octobre 1668, fête de saint Denis, qu'eut lieu l'inaugu-
ration solennelle du petit séminaire.
2. Il est dit dans le Mémoire de M. de Bougainville sur l'état de la
Nouvelle-France à l'époque de la guerre de Sept ans, 1757 : « Messieurs
du séminaire de Québec, tenu par des prêtres des Missions étran-
gères, ont un pensionnat avec des répétiteurs, et les jeunes gens vont
au collège des Jésuites. »
3. Dans la Vie de Mgr de Laval, M. l'abbé A. Gosselin dit, 1. 1, p. 564 :
« Le pensionnat des RR. PP. Jésuites, qui n'était pas bien nombreux,
tomba, par suite du départ des séminaristes de Mgr de Laval. Mais
les classes du collège restèrent ouvertes pour les externes et pour
les élèves du petit séminaire. » M. l'abbé Gosselin se trompe évi-
— 220 —
C'était peu en soi; c'était beaucoup, si l'on songe qu'il y
avait seulement, en 1664, cinq cents âmes à Québec, et
environ deux mille cinq cents Français dans tout le Canada,
sur une étendue de plus de quatre-vingts lieues. En 1670,
on avait déjà conféré la prêtrise à cinq ou six Canadiens
français.
Mgr de Saint-Vallier écrivait encore dans sa lettre : « La
maison des Jésuites est bien bâtie; leur église est belle. »
La maison, dont il est ici question, n'est pas ce collège
en bois construit par le P. Le Jeune, où s'abritèrent près
du fort Saint-Louis les premiers régens de la Nouvelle-
France. Incendiée avec l'église au printemps de 1640, cette
construction lit place à un établissement plus vaste, appro-
prié tout à la fois à une école et à une résidence. En l'éle-
vant, dit M. Faucher de Saint-Maurice, « les Frères
Liégeois, le Faulconnier, Pierre Feauté, Ambroise Cauvet,
Louis Le Boësme, avaient appris, à l'exemple du Christ,
à manier la hache, la scie, le rabot, et avaient donné les
premières leçons de menuiserie et de construction à ceux
qui, plus tard, devaient devenir la souche de tous ces
demment : les classes restèrent également ouvertes pour les pen-
sionnaires ; le pensionnat ne tomba pas. L'intendant, M. Talon, porte
le chiffre des pensionnaires à 50 ou 60 dans Y Etat général du Canada,
en 1669 (Minist. de la marine. — Canada, correspondance générale,
M. Talon, intendant, 1668-1672, 3e vol.). L'abbé Ferland, t. II, p. 63,
Cours d'histoire, écrit : « Le collège des Jésuites se maintenait depuis
trente ans; en 1668, lorsqu'on y admit les jeunes Hurons, on y ins-
truisait de 50 à 60 élèves pensionnaires, et autant d'externes; le cours
d'études s'y faisait régulièrement et en entier. » Si on instruisait
en 1668 de 50 à 60 pensionnaires, si ce même nombre se maintenait
en 1669, comment a-t-on pu faire tomber le pensionnat en 1668, en
retirant les douze ou treize internes que Mgr de Laval y entretenait?
De plus, le P. J. Lalemant dit dans sa lettre de 1670 que les sémina-
ristes de Mgr de Laval venaient suivre les cours du collège avec les
pensionnaires : convictores nostros, qui ad studia illa omnia aspirant.
— 221 —
habiles ouvriers que ne cesse de former, depuis, la province
de Québec 4. »
Les missionnaires, fatigués par les labeurs de l'apostolat,
venaient de temps à autre goûter à la résidence un repos
bien mérité ; d'autres , brisés par l'âge , venaient s'y
recueillir, avant de paraître devant Dieu, dans la douceur
de la prière et dans le calme de la vie de communauté ; là,
ils se rendaient encore utiles, quelques-uns par l'enseigne-
ment, tous par la direction des consciences.
Quant au collège, il était, pour les jeunes religieux de la
compagnie nouvellement arrivés de France, une école et
une préparation aux missions sauvages : ils apprenaient la
langue du pays, ils s'instruisaient, auprès des vieux apôtres
de la Nouvelle-France, des mœurs et des habitudes des
Indiens, de toutes les industrieuses inventions de la charité
pour les convertir et les attacher à Dieu; ils faisaient ou ter-
minaient leurs études théologiques, et, pendant ce temps,
ils professaient ou ils surveillaient.
Ce collège, le premier fondé en Amérique, même avant
celui d'Harvard, dans le Massachusetts 2, fut pour le Canada
1 . Relation de ce qui s'est passé lors des fouilles faites par ordre
du gouvernement dans une partie des fondations du collège des
Jésuites de Québec, précédée de certaines observations par Faucher
de Saint-Maurice. Québec, 1879. p. 21.
2. M. de Meaux dit, p. 172, dans Y Église catholique aux Étals-Unis :
« Dès Tannée 1647, l'assemblée coloniale du Massachusetts imposait
aux villes et aux communes de la colonie l'obligation d'entretenir à
leurs frais des écoles de lecture, d'écriture et de grammaire (Boone,
Education in the United States, p. 44). Déjà six années auparavant, un
ministre protestant, John Harvard, avait assuré, par le legs de sa
bibliothèque, d'environ trois cents volumes, et de la moitié de son
modeste patrimoine, la fondation d'un collège voué à la théologie et
aux arts libéraux (Boone, ibid., p. 22; — The Harvard University
Catalogue, 1888-89).
— 222 —
le berceau de la religion, des sciences et des arts K Les plus
chers souvenirs se pressent dans son sein depuis son
origine jusqu'au jour où les Anglais le convertirent en
caserne. M. Faucher de Saint-Maurice les a retracés dans
une page vibrante d'émotion, qu'on nous permettra de
reproduire.
« C'est là que ce sont formés des interprètes, des diplo-
mates, mieux que cela, des otages, qui plus d'une fois ont
préservé la Nouvelle-France des plus affreux dangers; le
P. Bigot, qui réussit à retenir les Acadiens irrités; le P.
Bruyas, qui avait tant d'empire sur les Iroquois ; le P. Gra-
vier, qui dominait les Hurons par son éloquence; le P.
Enjalran, qui en faisait autant des Outaouais et des Algon-
quins; le P. de Lamberville, que le gouverneur de Callières
reconnaît dans une de ses dépêches comme étant le sauveur
du Canada. Sous ce toit, les PP. Le Jeune, Jérôme Lale-
mant, Enemond Massé, Ghaumonot, Labrosse, de Brébœuf,
Vincent Bigot, de Crépieul, de Garheil, ont su devenir des
linguistes distingués. Après leurs périlleux voyages,
venaient prier et méditer ici le P. Allouez, qui avait fait
plus de deux mille lieues dans une de ses courses évangéliques
et poussé fort loin dans le nord; le P. Albanel, le décou-
vreur de la baie d'Hudson. Dans le silence de ces cellules,
le P. de Bonécamp préparait ses travaux d'hydrographie et
ses études sur les voyages scientifiques; le P. Bressani
faisait d'importantes observations astronomiques; le P.
Laure levait sa carte depuis le Saguenay jusqu'au lac des
Mistassins ; le P. Aubery esquissait celle du pays situé au
1. Mémorial de l'éducation du bas Canada, par J.-B. Meilleur,
ancien membre du Parlement et ex-surintendant de l'instruction
publique pour le bas Canada. Montréal, 1860. p. 16. « Le collège des
Jésuites de Québec, dit M. Meilleur, a été pendant 33 ans le seul en
Canada et a eu une existence de 133 années. »
— 223 —
midi du Saint-Laurent; le P. Lafitau mettait ses herbiers
en ordre et découvrait le gin-seng ; les Pères Charles Lale-
mant, Le Jeune, Barthélémy Vimont, Jérôme Lalemant,
Ragueneau, d'Ablon, Brébœuf et de Quen rédigeaient les
Relations des Jésuites, ce monument impérissable de leurs
travaux et de leur dévouement; le P. Charlevoix com-
mençait à accumuler les travaux de sa magnifique Histoire
et description générale de la Nouvelle-France. Ici, les Pères
Ménard et de Noue sont venus demander à Dieu la force de
mourir isolés, pour la plus grande gloire de son nom, l'un
au fond des bois — martyrem in umbra — l'autre sur les
glaces du lac Saint-Pierre. » Là aussi ont vécu, travaillé
et prié Jogues, Gabriel Lalemant, Garnier, Daniel, René
Goupil, Garreau, Buteux, Rasle, Ghabanel, Auneau, tous
ces généreux apôtres qui ont souffert pour la foi et confessé
le Christ dans leur sang.
« A côté de ces noms que nous a transmis l'histoire,
continue M. Faucher de Saint-Maurice, d'autres personnes
ont vécu sous ce toit béni, dans les joies et les tristesses de
l'apostolat, dans l'oubli des honneurs, dans la paix de
Dieu. Les unes sont mortes de maladies pestilentielles,
contractées au service des soldats et de la population ;
d'autres ont mené une vie de retraite et d'abnégation;
d'autres en sont partis et ont disparu dans leurs missions,
sans qu'on ait jamais entendu parler d'eux. Chaque membre
de la compagnie de Jésus qui venait au Canada, prenait sa
croix à Québec, et, quelque lourde qu'elle pût être, il la
portait sans sourciller — comme le Maître — se faisant
barbare pour ainsi dire avec les barbares pour les rendre
tous enfants de Dieu '. »
On connaît les supérieurs qui gouvernèrent cette maison
1. Relation..., p. 21.
— 221 —
de souvenirs et de bénédictions : Charles Lalemant et
Jérôme, son frère, Vimont, Paul Ragueneau, Lemercier,
d'Ablon, Beschefer, Bruyas, Bouvart, Bigot, Joseph Ger-
main, Julien Garnier, de la Chasse, du Parc, de Lauzon,
Marcol et de Vitry, presque tous illustres par leur mérite
personnel et par leurs travaux. Le P. de Saint-Pé fut le
dernier des recteurs; il n'en fut ni le moins aimable, ni le
moins dévoué. La suite de cette histoire fera revenir tous
ces noms sous notre plume; mais ils devaient être inscrits
sur ces pages consacrées à l'établissement scolaire de
Québec, le plus important de la Nouvelle-France jusqu'à
la conquête définitive de ce pays par les Anglais.
Toutefois, ce collège, qui avait abrité au xvnc siècle tant
de nobles et fiers souvenirs, fut reconstruit vers l'an 1725
sur un plan plus vaste et même grandiose 1. La population,
qui n'était en 1721 que de 25.000 habitants, augmenta du
double en deux ou trois ans, et, le nombre des élèves aug-
mentant en proportion, l'ancien collège devint insuffisant.
Le nouvel édifice est celui qu'on voyait encore, il y aura
bientôt vingt ans, en face de la cathédrale, immense carré
avec cour intérieure, aux murs larges et solides, à l'aspect
massif, destiné, dans la pensée des fondateurs, à durer des
siècles 2.
\ . Histoire de la Nouvelle-France, par le P. de Charlevoix, t. III,
pp. 75 et 76.
2. D'après une description du collège, insérée dans la brochure :
Démolition de l'ancien collège de Québec en 1877, le « terrain sur
lequel il était bâti, déclinait rapidement vers la droite de la façade
donnant sur la place du Marché; aussi l'édifice, qui, au haut de la
côte, n'avait qu'un étage, en comptait quatre dans l'aile longeant
la rue de la Fabrique. » La brochure de M. Faucher de Saint-
Maurice renferme une gravure représentant l'église et le collège tels
qu'ils étaient en 1761. L'église, qui s'élevait jadis sur l'emplacement
du vieux marché, avait été commencée en 1666 et fut démolie par les
Anglais en 1807.
— 225 —
Hélas! sa vie devait être courte. Québec passait aux
Anglais le 18 septembre 1759, et le collège, après avoir
traversé des fortunes diverses sous la domination britan-
nique, finit par être transformé en caserne, puis en dépôt
de mendicité i .
En 1877, quand le premier ministre d'alors, M. de Bou-
cherville, le fît démolir avec l'approbation de l'autorité
ecclésiastique, on put constater avec quelle solidité l'archi-
tecte avait construit ses murailles. « Le bélier, la poudre à
canon, mordirent à peine dans ces assises, où le mortier
avait la consistance du granit. On employa les plus forts
explosibles connus pour avoir raison de ces murs, et encore
la maçonnerie ne sembla s'écrouler qu'à regret, mettant à
découvert des ossements que des rapprochements de faits
et des coïncidences historiques semblent identifier avec ceux
du F. Jean Liégeois, l'architecte de l'ancien collège, à qui,
pendant 214 ans, son œuvre aurait ainsi servi de tombeau *. »
Sous les dalles de la chapelle, les ouvriers trouvèrent
encore les restes des Pères Jean de Quen et François du
1. Démolition de V ancien collège de Québec en 1877; — Une page
de noire histoire. Les Jésuites sous la domination anglaise [Revue
canadienne, janvier et février 1888); — Mémoire sur les biens des
Jésuites en Canada... Montréal, 1874; — Lettre du P. de Launay, pro-
cureur de la mission du Canada, au R. P. Général, M. Ricci; Paris,
16 février 1762 (Archiv. gén. S. J.).
2. Relation de M. Faucher de Saint-Maurice, p. 23. — On lit dans
le Journal des Jésuites, sur la mort du F. Liégeois : « Le 29 may 1655,
sept ou huit Agniez ayant apperçu notre F. Liégeois dans les champs,
voisins de Sillery, où il s'occupait utilement et courageusement au
service des missionnaires et de leurs néophytes, dans des temps fort
dangereux, ils l'investirent tout à coup, le prirent sans résistance, lui
percèrent le cœur d'un coup de fusil et retendirent mort à. leurs
pieds; l'un d'eux lui enleva la chevelure, et l'autre lui couppa la teste
qu'il laissa sur la place. Le lendemain les Algonquins trouvèrent son
corps et l'apportèrent à Sillery, d'où il fut transporté en chaloupe à
Québec. »
Jcs. et Noiw.-Fr. — T. I. «■ *9
— 220 —
Peron l ; le premier, après avoir découvert les régions du
lac Saint- Jean, était venu mourir à Québec de fièvres conta-
gieuses, victime de sa charité; le second, aumônier du fort
Saint-Louis, avait rendu le dernier soupir entre les bras de
ses soldats, qui veillèrent toute la nuit près de sa dépouille
mortelle et le transportèrent de Richelieu à Québec, où ils
l'ensevelirent eux-mêmes près de la tombe de son frère et
ami, Jean de Quen.
Le P. Sache, supérieur de la Résidence des Jésuites,
réclama en 1878 les ossements de ces trois anciens religieux
de la Compagnie; le gouvernement les promit. Faut-il le
dire? Au moment de remettre, de la part du président du
Conseil législatif, ces précieuses reliques aux mains du
représentant de la Compagnie de Jésus, on constata que
1 . Relation de Mr F. de Saint-Maurice, p. 24. — Le P. Jean de Quen,
né à Amiens en mai 1603, entra dans la Compagnie le 13 sept. 1620
à Rouen, fit ses trois années de philosophie à Paris (1622-1623), deux
années de professorat au collège de Clermont (1625-1627), trois années
de théologie dans ce collège (1627-1630), une année de régence à
Amiens (1630-1631), sa troisième année de probation en Belgique
(1631-1632). Enfin, après avoir enseigné un an la troisième et deux
ans les humanités au collège d'Eu, il partit pour le Canada le 17 août
1635. Au Canada, il fut successivement employé, à la résidence de
Sillery, qu'il gouverna de 1641 à 1649, aux Trois-Rivières, à Montréal
et enfin à Québec, où il mourut le 8 oct. 1659.
Le P. François du Peron, né à Lyon le 26 janvier 1610, entré dans
la Compagnie à Avignon le 23 février 1627, fit trois ans de philosophie
à Dole (1629-1632), professa la sixième à Dôle (1632-1633), la qua-
trième et la troisième à Vesoul (1633-1635), enfin la troisième à Lyon
(1635-1636). De 1636 à 1638 il fait sa théologie à Lyon, tout en exer-
çant les fonctions de surveillant au pensionnat de la Trinité. Le
1er mai 1638 il part pour le Canada, où il est envoyé chez les Hurons
peu dp temps après son arrivée. Nommé aumônier au fort Saint-Louis,
après la destruction des Hurons par les Iroquois, il mourut dans son
nouveau poste le 10 novembre 1665.
La suite de cette histoire fera mieux connaître ces deux mission-
naires.
— 227 —
« le plancher du Regimcntal Magazine, où avaient été
déposés les ossements, était presque totalement arraché, et
que les boîtes qui renfermaient ces ossements avaient
disparu avec le contenu '. »
Les mouvements d'un collège sont monotones et remplis
d'une infinité de petits détails insignifiants, toujours les
mêmes. Aussi, pour ne pas fatiguer et troubler l'esprit du
lecteur, nous avons mis en lumière, sous un seul coup d'œil,
le dessein général et les faits principaux de celui de.
Québec.
Le P. Le Jeune en avait jeté les fondements en 1635. Le
grand fondateur de la colonie française, Samuel Champlain,
vivait encore ; mais l'établissement d'un foyer d'instruction
au lieu même où il avait si vaillamment lutté pour l'honneur
et la fortune de la France, fut la dernière joie de sa vie
1. Cette constatation fut faite le 10 mai 1879 par MM. Auguste La-
berge, fils, contracteur de la cité de Montréal, Hubert La Rue, docteur
en médecine, professeur à l'Université-Laval, et H. A. A. Brault,
notaire.
V. pour tous les renseignements ci-dessus la Relation de M. Faucher
de Saint-Maurice, pp. 27 et suiv.
Onze ans après la disparition des boîtes renfermant les ossements
des trois Jésuites, au mois de juin 1889, le gardien du cimetière
Belmont découvrait, dans un des charniers, des boîtes qui n'avaient pas
été réclamées. Une enquête montra qu'elles contenaient les restes des
Pères de Quen et du Peron et du F. Liégeois. Le P. Désy, supérieur
de la Résidence de Québec, réclama ces restes précieux; et le gou-
vernement a fait élever un monument où il a déposé, le 12 mai 1891,
les dépouilles mortelles des trois apôtres de la Nouvelle-France. Sur
le chapiteau en marbre blanc du mausolée, on a gravé la devise : Ad
majorent Dei gloriam; et sur le socle, on voit les armes de la Pro-
vince de Québec, avec cette inscription : Je me souviens.
Voir à ce sujet, aux Pièces justificatives, n° III, 1° un article de
M. Dionne, du 22 juin 1889, inséré dans le Courrier du Canada, 2° une
lettre de Mr P. Garneau à Mr de Boucherville et 'la réponse de ce
dernier.
— 228 —
errante et tourmentée. Tout le monde connaît ChamplainT
une des figures les plus sympathiques et les plus respectées
de l'histoire, mélange admirable de grandeur et de simpli-
cité, de force et de bonté, d'audace entreprenante et d'habi-
leté mesurée, de religion à la fois naïve et éclairée. Le
premier, au commencement du xvne siècle, il arbora le
drapeau de la France sur le rocher désert de Québec et
entreprit de coloniser et d'évangéliser les vastes régions du
Saint-Laurent. Toutes ses entreprises portent l'empreinte
de cette double pensée. Dans ce but, il organisa des sociétés
commerciales, il fit appel au zèle et au dévouement des
Récollets et des Jésuites, il s'allia aux Hurons et aux Algon-
quins, et, avec ces alliés, il s'engagea contre les Iroquois dans
une guerre dont il n'avait prévu ni la longue durée ni les
sanglantes horreurs1. Ce colonisateur désintéressé avait
4. Champlain eut-il tort ou raison de s'allier aux Hurons, aux
Algonquins et aux Montagnais contre les Iroquois et de faire la guerre
à ces derniers? Mr N.-E. Dionne discute sérieusement cette question
dans le chapitre XI (Alliance franco-canadienne) de son histoire :
Samuel Champlain. Là, pp. 242-244, il cite l'opinion de Ferland et de
Garneau, et il explique avec une sage impartialité la conduite de
Champlain. Les circonstances, d'après ces trois historiens, dictèrent
cette conduite. Champlain pouvait-il connaître alors la puissance et
la force de résistance des Iroquois? pouvait-il rester neutre sans
s'aliéner les Hurons, les Algonquins et les Montagnais? pouvait-il
prévoir, en 1603, quand il conclut solennellement une alliance avec
ces peuplades, que les Hollandais et les Anglais viendraient un jour
s'implanter sur le sol américain près des Iroquois, que les Français
seraient obligés d'entrer en lutte avec les Anglais, que les Iroquois
trouveraient un appui dans la nation britannique? M. l'abbé Faillony
qui cherche toujours dans son histoire à rabaisser Champlain pour
exalter M. de Maisonneuve, blâme nettement le fondateur de Québec
de n'avoir pas emb?^assé la neutralité ; il prétend qu'il eût fait ainsi
plus d'honneur au nom français; il va jusqu'à affirmer que « par les
cruautés exercées dans ces guerres, il rendit odieux aux Iroquois cl
la France et la religion catholique tout ensemble » (t. I, p. 142).
L'histoire impartiale condamnera cette appréciation absolument
— 229 —
compris son rôle, et il le joua jusqu'au bout de sa carrière,
en dépit de toutes les contrariétés, de toutes les traverses
et de tous les revers. Que n'eut-il pas à souffrir de la part
des compagnies marchandes ! Après la prise de Québec par
les Anglais, il ne désespéra pas de l'œuvre, à laquelle il
avait tout sacrifié, repos, santé, fortune, joies domestiques.
L'on sait avec quelle indomptable énergie il poursuivit à
Londres et à Paris la restitution du Canada à la France.
Rentré à Québec en 1633, il s'occupa sans relâche des
pénibles devoirs de sa charge de gouverneur : il favorisa
le travail des champs, il fit régner parmi les Français
l'ordre et la paix, il établit un poste sur Filet de Richelieu
pour empêcher les sauvages d'en haut de trafiquer avec les
Anglais, il construisit un fort aux Trois-Rivières pour sur-
veiller et réprimer les incursions des Iroquois, il mit à l'abri
d'un coup de main par de nouvelles constructions le fort
Saint-Louis; et, comme toute colonie nouvelle ne peut se
fonder et prospérer, si elle n'a pour base l'Evangile, il con-
sacra toutes les ardeurs de son zèle à l'établissement du
culte et au progrès des missions. Les missionnaires n'eurent
jamais un plus dévoué protecteur, ni un chrétien plus
édifiant.
Frappé de paralysie au mois d'octobre 1635, il sentit que
sa dernière heure approchait et il s'y prépara en homme de
foi. Le P. Charles Lalemant était son directeur et son ami.
Il le fit appeler dès le début de sa maladie, pour descendre
avec lui dans les profondeurs de sa conscience et suivre pas
à pas, sous le regard de Dieu, les moindres traces de péché
injuste, que rien ne justifie, excepté peut-être l'idée préconçue
de cet historien, de prouver que la colonie de Montréal fut de tout
point supérieure à celle de Québec, qu'un bien réel ne commença
à se produire en Canada qu'à l'arrivée de M. de Maisonncuve et de ses
colons.
— 230 —
i
imprimées sur son âme dans le cours de plus de soixante ans.
Ce cœur droit voyait des iniquités là où tant d'autres en
découvrent à peine l'ombre ; et, avant de paraître devant le
juge suprême, il tenait à replacer tout son être dans la sain-
teté et la justice de la vérité. Le P. Lalemant ne le quitta
plus jusqu'à son dernier soupir, qui arriva le saint jour de
Noël. Sa mort fut pour tous un grand deuil. Missionnaires,
officiers, soldats, colons, tous accompagnèrent, attristés et
recueillis, sa dépouille mortelle à N.-Dame de Recouvrance.
Le P. Lalemant officia, le P. Le Jeune prononça l'oraison
funèbre; et le corps du fondateur de Québec fut enseveli
dans ce majestueux promontoire, où devait s'élever plus tard
la capitale et le boulevard de la Nouvelle-France *. •
f. Consulter pour tout ce qui précède sur Champlain : Relation
de 1636, p. 56; — Abbé Ferland, Notes sur les registres de Québec,
p. 37, et Cours d'histoire, 1. 1, 1. II, chap. IX ; — Notice biographique de
Champlain, par l'abbé Laverdière; — Histoire de la Nouvelle-France,
par le P. de Charlevoix, t. I, p. 197; — Parkman, Les Pionniers
français, p. 389; — Découverte du tombeau de Champlain, par les
abbés Laverdière et Casgrain, et Observations sur leur brochure par
St-Drapeau; enfin le 4e vol. de V Histoire des États-Unis de Bancroft,
p. 113, et le premier volume de M1' N.-E. Dionne : Samuel Champlain,
CHAPITRE QUATRIÈME
Le P. Le Jeune passe l'hiver avec les Montagnais. — Missions
stables en faveur des Algonquins, des Montagnais et autres tribus
nomades, à Sillery et aux Trois-Rivières. — Mission de Tadoussac.
— Le P. Buteux chez les Attikamègues; sa mort. — Le P. Druil-
lettes chez les Abénakis. — Mort des Pères de Noue et Massé.
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que le
P. Le Jeune organisa, de concert avec le gouverneur, le
service religieux dans les différents postes occupés au
Canada par les catholiques français. Cependant, au milieu
des soins de toutes sortes prodigués aux colons de Québec,
de Miscou et des Trois-Rivières, il n'oubliait pas l'œuvre
capitale de la régénération morale des sauvages, et de leur
conversion au christianisme. C'est dans ce but principale-
ment qu'il avait quitté avec ses Frères l'ancien monde
pour venir travailler dans le nouveau. La Compagnie de
Jésus, née et approuvée depuis près d'un siècle, avait déjà
couvert d'églises florissantes les Indes, le Japon et la
Chine; elle avait des missions dans l'Abyssinie, au Congo,
à Angola, au Mozambique, dans les sables brûlants de
l'Afrique ; elle avait planté la croix au Mexique, au Chili,
au Paraguay, au Brésil, dans les Archipels du Nouveau-
Monde. Les réductions se multipliaient partout où pénétrait
le commerce européen. Et, sur les terres lointaines, l'hé-
roïsme du Jésuite cherchait de préférence les âmes aban-
données des sauvages pour les conquérir à Jésus-Christ.
La conquête des sauvages du Canada fut donc, dès la
première heure, la préoccupation la plus chère, la sainte
ambition du P. Le Jeune. L'unique difficulté pour l'entre-
— 232 —
prendre venait de l'ignorance de la langue des Indiens. Il
écrivait en 1633 : « Fides ex auditu, la foi entre par
l'oreille ; comment peut un muet prêcher l'Evangile 1 ? »
Il avait dit dans sa précédente Relation : « Qui saurait par-
faitement la langue, serait puissant parmi les sauvages2. »
Mais comment l'apprendre, la langue des tribus cana-
diennes n'ayant pas de livres, son mécanisme étant inconnu,
aucune grammaire n'existant encore ?
Avant son départ de France, les Récollets lui avaient
remis quelques notes manuscrites ; il les avait feuilletées
sans profit, ces notes étant très incomplètes et remplies de
fautes3.
A Notre-Dame-des- Anges, il chercha un maître parmi
les interprètes de la Compagnie des marchands. Tout le
monde connaît cette classe d'hommes, que les trafiquants
chargeaient de la traite avec les sauvages. Aventuriers har-
dis et intelligents pour la plupart, affolés d'indépendance
et de liberté, amoureux de pays nouveaux, ils ne craignaient
pas de pénétrer dans l'intérieur des terres ni de vivre
au milieu de peuplades indigènes, apprenant leurs
langues, se formant à leurs coutumes, et prenant quelque-
fois la rudesse de leurs mœurs11. Ramenés ensuite par les
circonstances dans les colonies françaises, ils devenaient
des interprètes utiles, par la connaissance des langues et par
les liaisons qu'ils conservaient avec leurs amis de la
forêt*.
1. Relation de 1633, p. 24.
2. Relation de 1632, p. 12.
3. Relation de 1633, p. 2.
4. Notes sur les Registres de Notre-Dame de Québec, par
J.-B. Ferland, prêtre. 2e édit. Québec, 1863, p. 29. — Cours d'His-
toire du Canada, t. I, p. 275.
5. Ibid.
— 233 —
Nicolas Marsolet était alors l'un des plus renommés
d'entre eux. Le P. Le Jeune eût bien voulu l'avoir pour
maître. Ses instances furent inutiles. « Il avait juré, disait-il,
de ne rien donner du langage des sauvages à qui que ce
fût1. » Les Jésuites ne furent pas plus heureux auprès des
autres interprètes.
Un Indien, nommé Pierre, avait été conduit en France
par les Récollets, et là, on l'avait instruit, converti et bap-
tisé. Revenu ensuite au Canada, il avait repris ses pre-
mières habitudes, ne retenant guère de la civilisation euro-
péenne que ses vices et l'amour du confortable. La misère
ie conduisit un jour à Notre-Dame des Anges. Le chari-
table supérieur eut pitié de lui ; il le vêtit, le nourrit et
l'installa maître d'école à la Résidence. C'était vers la fin
de 1632. L'école était fréquentée par quelques petits sau-
vages, qu'on réunissait au son de la clochette et qu'on
régalait après la leçon d'une poignée de pois. Pierre servit
d'interprète au P. Le Jeune, et l'aida à apprendre les prières
et le catéchisme aux enfants2. Il devait aussi enseigner au
Père la langue sauvage ; mais sa déloyauté en vint à ce point
de lui donner exprez un mot d'une signification pour un
autre3.
Un beau jour, à l'entrée du carême, il disparut pour se
soustraire aux rigueurs du jeûne quadragésimal4. En dépit
du mauvais vouloir du maître, le disciple avait fait des
progrès : il avait composé des conjugaisons, des déclinai-
sons, une petite syntaxe, un dictionnaire; il pouvait,
après avoir écrit, se faire comprendre des sauvages5.
1. Relation de 1633, p. 7.
2. Relation de 1633, passim.
3. Relation de 1634, p. 51.
4. Relation de 1633, p. 20.
5. Relation de 1633, p. 7.
— 234 —
C'était un début ; cela ne suffisait pas. « Le tout gist mainte-
nant, disait-il, a composer souvent, à apprendre quantité de
mots, à me faire à leur accent; je pense donc à m'en aller
cet hiver prochain avec les sauvages1. » Il ajoutait dans la
même Relation : « Si je veux savoir la langue, il faut, de
nécessité, suivre les sauvages... Qui saurait parfaitement
leur langue serait tout puissant parmy eux, ayant tant soit
peu d'éloquence. Il n'y a lieu au monde où la rhétorique
soit plus puissante qu'au Canada2. »
Cette langue était fort riche et fort pauvre / pauvre pour
autant que les sauvages riayans point de coignoissance de
mille et mille choses qui sont en Europe, n'ont point de
noms pour les signifier ; riche, pour ce qu'es choses dont ils
ont cognoissancc, elle est féconde et grandement nom-
breuse3.
La langue, dont parle ici le P. Le Jeune, est celle des
Montagnais, la seule qu'il eût encore étudiée, la seule aussi
qu'il voulût connaître, ayant le désir de consacrer à cette
peuplade les labeurs de son apostolat4.
Les Montagnais parlaient l'Algonquin, langue moins
énergique que celle des Hurons, mais plus claire et plus
élégante ; elle passait pour la langue polie ou classique du
désert5. Le voyageur qui la possédait aurait pu parcourir
sans interprète, à l'exception du territoire des Iroquois et
des Hurons, tous les pays situés entre les grands lacs, la
baie d'Hudson, le golfe Saint-Laurent et l'Acadie, jusqu'à
la côte de la Caroline.
1. Relation de 1633, p. 7.
2. Relation de 1633, p. 24.
3. Relation de 1633, p. 8.
4. Relation de 1633, p. 24.
5. Voyage en Amérique, par M. de Chateaubriand. Langues
indiennes.
— 235 —
Les Montagnais, dispersés sur le Saguenay et le lac
Saint- Jean, s'étaient réfugiés, a l'arrivée de Ghamplain au
Canada, sous la protection du canon français contre les
Iroquois, leurs redoutables ennemis. Aussi les voyait-on
souvent mêlés aux Algonquins dans les environs de Qué-
bec. De là, ils se rendaient souvent à Notre-Dame des
Anges, attirés soit par la curiosité, soit par l'intérêt; men-
diants et importuns, ils ne se retiraient jamais sans avoir
obtenu du missionnaire un couteau, une alêne, quelques
aiguilles, des fers de flèches ou une poignée de pois.
C'est dans l'une de ces visites à la Résidence que le
P. Le Jeune fit la connaissance des deux frères de Pierre.
L'un s'appelait Mestigoït, chasseur habile, infatigable, d'un
bon naturel^ ; l'autre, nommé Carigonan, était le plus
fameux sorcier2 de la tribu, vicieux, rusé, violent et
emporté. L'immoralité avait ruiné son robuste tempéra-
ment; aussi se servait-il de son puissant crédit comme
magicien, pour vivre sans se donner de peine et se faire
attribuer aux repas les meilleurs morceaux3.
Mestigoït ayant appris que le P. Le Jeune voulait hiver-
ner avec les sauvages, l'invita à se joindre à leur groupe,
composé d'une vingtaine de personnes, hommes, femmes et
enfants. Le missionnaire accepta volontiers, à la condition
toutefois que le sorcier ne ferait point partie de la bande4.
A cette condition, il espérait que cette longue et pénible
excursion à travers les bois, en plein hiver, lui permettrait
de répandre dans l'âme de ses hôtes les semences de la
parole évangélique ; il pensait aussi pouvoir étudier plus à
4. Relation de 1634, p. 58.
2. Les Montagnais l'appelaient Manitousiou.
3. Relation de 1634, p. 56.
4. Relation de 1634, pp. 55 et 56.
— 236 —
loisir la langue algonquine et devenir par là un instrument
plus utile entre les mains de Dieu pour la conversion des
Montagnais au catholicisme.
Avant de partir, il écrivit à son Provincial à Paris : « La
vie dans les bois avec les sauvages a quelque chose de plus
pénible encore que le froid de l'hiver... Mais il faut aller;
j'y voudrais déjà être, tant j'ai de mal au cœur de voir ces
pauvres âmes errantes sans aucun secours, faute de les
entendre. On ne peut mourir qu'une fois, le plustost n'est
pas toujours le pire '. »
Vers la fin d'octobre (1633), par une belle matinée d'au-
tomne, il monte en canot sur le Saint-Laurent avec Mesti-
goït et Pierre, qu'il appelle l'apostat. Seize Montagnais les
accompagnent. Ghamplain et les Français assistent au
départ, attristés et inquiets : ils se demandent si le Jésuite
reviendra de cette aventureuse expédition. Bientôt les
canots des sauvages, après avoir glissé le long des rives
pittoresques du Saint-Laurent, disparaissent derrière la
pointe de l'île d'Orléans et se réunissent en route à deux
bandes de Montagnais, se dirigeant vers le lac Saint-
Jean2. L'Indien est perfide, menteur et rusé. Mestigdït
avait affirmé au P. Le Jeune que son frère, Garigonan, ne
serait pas de la partie de chasse : mais comment résister à
la volonté du plus renommé des sorciers? Carigonan
rejoint ses frères sur le petit îlot situé au dessous de l'île
d'Orléans, et, le douze novembre, les trois bandes débouchent
dans les régions boisées d'où s'échappent les sources du
Saguenay. Plusieurs pieds de neige recouvraient la terre,
les lacs étaient gelés, les fleuves coulaient entre les stalac-
tites de glace, les arbres de la forêt pliaient sous de lourds
1. Relation de 1633, p. 19.
2. Relation de 1634, pp. 58 et suiv.
— 237 —
fardeaux de neige et craquaient à se fendre avec un bruit
de mousquet1.
A travers cette nature blanche, froide et désolée, nos
Indiens s'acheminent, cherchant \euv nourriture de chaque
jour et portant sur leur dos ou sur de longs et étroits traî-
neaux leur misérable bagage, marmites, hachettes, peaux
de castors et d'ours, rouleaux d'écorce. Le P. Le Jeune les
suit, les raquettes aux pieds comme les sauvages, le sac sur
les épaules. Lui-même nous a décrit ces pénibles voyages :
« Nous ne faisions que monter et descendre, dit-il; il nous
fallait souvent baisser à demy-corps pour passer sous des
arbres quasi tombez, et monter sur d'autres couchés par
terre. S'il arrivait quelque dégel, Dieu! quelle peine! Il
me semblait que je marchais sur un chemin de verre, qui
se cassait à tous coups sous mes pieds : la neige congelée
venant à s'amollir, tombait et s'enfonçait par esquarres ou
grandes pièces, et nous en avions bien souvent jusques aux
genoux, quelquefois jusqu'à la ceinture. Que s'il y avait de
la peine à tomber, il y en avait encore plus à se retirer;
car nos raquettes se chargeaient de neige et se rendaient si
pesantes que, quand vous veniez à les retirer, il vous sem-
blait qu'on vous tirait les jambes pour vous démancher...
Figurez-vous maintenant une personne chargée comme un
mulet, et jugez si la vie des sauvages est douce. »
Le même écrivain ajoute : « Les hostelleries que nous
rencontrions et où nous beuvions, n'estaient que des ruis-
seaux, encore fallait-il rompre la glace pour en tirer de
l'eau... Dans nos courses çà et là pour y chercher la vie,
tantôt dans des vallées fort profondes, puis sur des mon-
tagnes fort relevées, quelquefois en plat pays et toujours
J. Relation de 1G34, pp. 59 et suiv. — Parkman (Francis), The
Jésuits in North amcrica. Boston, 1880, ch. III,
— 238 —
dans la neige..., nous avons traversé quantité de torrents
d'eau, quelques fleuves, plusieurs beaux lacs et étangs,
marchans sur la glace1. »
Le soir venu, on dresse le campement. Les Squaws
coupent dans la forêt de longues perches de bouleau ou de
pin, pendant que les hommes, à l'aide de leurs raquettes,
déblaient un espace de terrain rond ou carré, autour duquel
la neige forme une muraille de plusieurs pieds de haut-.
D'un côté on laisse un passage pour l'entrée. Autour de la
muraille, on plante dans la neige les perches qui viennent,
en se courbant, se rapprocher au sommet. Sur ces perches
on étend des rouleaux d'écorce cousus ensemble. Une peau
d'ours sert de portière ; et, à l'intérieur, on recouvre de
branches de pin le sol du Wigwam et la muraille de neige.
La maison est faite 3.
« Alors, dit le narrateur, on parle de disner et de souper
tout ensemble; car sortant le matin, après avoir mangé un
petit morceau, il fallait avoir patience qu'on fût arrivé et
que l'hostellerie fût faite pour y loger et pour y manger;
mais le pis estait que ce jour là, nos gens n'allans pas
ordinairement à la chasse, c'estait pour nous un jour de
jeûne, aussy bien qu'un jour de travail4. »
Pour comble d'infortune, impossible de se tenir debout
dans la cabane improvisée. Il faut rester assis ou couché
par terre, la tête appuyée sur le mur de neige. Les vents
ont liberté d'entrer par mille endroits^. Chacun se place où
il veut et comme il veut, en rond, autour de la hutte. Les
chiens affamés vont et viennent, sautant sans égards sur
1. Relation de 1634, pp. 66, 67.
2. Ibid., p. 51.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 68.
5. Ibid., p. 52.
l'un et sur l'autre, puis, se couchant, quand ils ont bien
mangé, sur le premier venu.
Au centre du Wigwam on allume le feu, et la fumée
s'échappe comme elle peut par l'ouverture du haut. Elle est
souvent si épaisse qu'on est obligé de se coucher des heures
à plat ventre et de respirer bouche contre terre. Souvent,
le brasier, alimenté par d'énormes pommes de pin, devient
si ardent qu'il vous rôtit et vous grille de tous côtés, sans
qu'il soit possible de se deffendre de son ardeur l.
Une fois campé, le sauvage ne bouge plus jusqu'à ce que
le gibier soit épuisé dans un rayon de trois à quatre lieues.
Aussi, après quelques jours, la hutte perd son nom, tant
la malpropreté est grande. La chasse commence le lendemain
du campement. Si le chasseur revient chargé de butin, il
y a fête au Wigwam. Des mains qui n'ont jamais été lavées
jettent le gibier dans une énorme chaudière dont le cuivre
n'est pas aussi épais que la saleté ^. Le repas commence.
« Le sauvage, dit le P. Le Jeune, n'a pas la prévoyance
du lendemain. Il mange gloutonnement et sans ménagement,
tant qu'il lui reste un morceau. » Il ne faut rien laisser de
l'animal; il faut boire jusqu'à la dernière goutte de l'eau où
il a bouilli, et cette eau est le plus souvent de la neige
fondue dans la marmite. Quand l'estomac repousse l'ali-
ment, on appelle à son secours les compagnons. « Aussy,
ajoute le missionnaire, pour un bon disner, il faut se passer
deux et trois jours de manger, ce qui arrive souvent, chaque
fois que le temps ne permet pas de sortir ou que la chasse
n'est pas heureuse3... Quand je pouvais avoir une peau
d'anguille pour ma journée, sur la fin de nos vivres, je
me tenais pour bien déjeûné, bien disné et bien soupe. Au
1. Relation de 1634, p. 52.
2. IbUL, p. 54.
3. Ibid., p. 54 et suiv.
— 240 —
commencement, je m'étais servi d'une de ces peaux pour
refaire une soutane de toille que j'avais sur moi; mais voyant
cpie la faim me prenait si fort, je mangeai mes pièces ; et, si
ma soutane eût esté de mesme estoffe, je l'eusse rapportée
bien courte à la maison ; je mangeais les vieilles peaux
d'Orignac; j'allais dans les bois brouter le bout des arbres
et ronger les écorces plus tendres1. »
Le P. Le Jeune dit dans une autre lettre : « La faim m'a
pensé tuer ; et souvent ces paroles me venaient sur les
lèvres : Panem nostrum quotidianum da nobis hodie. Jamais
cependant je ne les ai prononcées sans ajouter : Si ità
placitum ante te 2. » Et dans la Relation de 1634, il
ajoute : « Je me disais : Dieu m'a condamné à mourir de
faim pour mes péchés ; et baisant mille fois la main qui avait
minuté ma sentence, j'en attendais l'exécution avec une
paix et une joie qu'on peut bien sentir, mais qu'on ne
peut décrire; on souffre, mais Dieu fait gloire d'aider une
âme, quand elle n'est plus secourue des créatures3. »
Voilà les sentiments d'un cœur d'apôtre ! Il fallait gran-
dement aimer les âmes rachetées au prix du sang de
Jésus-Christ, pour se soumettre, dans l'espérance de
pouvoir les instruire un jour et les convertir, à une vie
de mortelles privations et d'intolérables souffrances phy-
siques et morales.
« Il n'y a pas dix prêtres sur cent, écrivait encore cet
apôtre, qui pourraient supporter un pareil hiver parmi les
sauvages4. » Rien de plus vrai. Les saintes délicatesses de
l'éducation sacerdotale et les divines fonctions du ministère
4. Relation de 1634, p. 54.
2. Lettre au R.P. Provincial a Paris. Québec, 1634. (V. P. Carayonr
Doc. inéd., XII.)
3. Relation de 1634, p. 54.
4. Relation de 1633.
— 241 —
n'ont pas préparé le ministre de J.-G. à la vie sous la tente
avec le sauvage. Aussi que de souffrances pour lui, inconnues
à d'autres, dans ce pèle-méle d'hommes, de femmes et
d'enfants d'une grossièreté et d'une immoralité révoltantes !
Propos écœurants , plaisanteries indécentes , tracasseries ,
moqueries, importunités , persécutions de toutes sortes,
rien ne fut épargné au P. Le Jeune. Sa Relation donne
une idée affaiblie de tout ce qu'il vit, entendit et souffrit;
et ce récit se termine par ces quelques lignes : « Nv
le froid, ny le chaud, nv l'incommodité des chiens, ny
coucher à l'air, ny dormir sur un lit de terre, ny la posture
qu'il faut toujours tenir en leur cabane, se ramassans en
peloton, ou se couchans, ou s'asseans sans siège et sans
mattelas, ny la faim, ny la soif, ny la pauvreté et saleté de
leur boucan, ny la maladie; tout cela ne m'a semblé que
jeu en comparaison de la fumée et de la malice du sorcier *. »
Ce sorcier, le personnage le plus immoral de la troupe,
haïssait le Jésuite d'une haine féroce, et ne manquait aucune
occasion de provoquer contre lui les éclats de rire, les plai-
santeries les plus déplacées. Il chantait, hurlait, battait du
tambour à tout instant pour l'étourdir, le fatiguer ou l'empê-
cher de parler. En sa présence, il se livrait à dessein à des
incantations diaboliques, à des provocations indécentes, à des
parodies sacrilèges ; il entrait dans des transports d'épilep-
tique, et, comme une furie, il se précipitait sur le mission-
naire, le menaçant de ses gestes et de ses cris. Le mission-
naire, toujours calme et impassible, ne se laissait ni
démonter, ni effrayer, ni décourager. « Les bons soldats,
écrivait-il à son supérieur, s'animent à la vue de leur sang
et de leurs plaies2. » Sans la moindre émotion, il prenait
i. Bêla/ ion de 1633.
2. Relation de 1634, p. 57.
Je», et Nouv-Fr. — T. I. 20
— 242 —
son bréviaire et le récitait, même au milieu de la plus
insupportable cacophonie, tous les gosiers s'évertuant à qui
mieux mieux à la suite du sorcier, les pieds battant le sol
en cadence, les bâtons frappant contre les perches de la
cabane. Un jour que le sorcier était dans un état de furie
particulièrement inquiétant, immobile, silencieux, le regard
ûxe et menaçant, le P. Le Jeune se lève, s'approche avec
sang-froid de l'énergumène, lui tâte le pouls, qu'il trouve,
dit-il, aussi calme que celui d'un poisson, et revient s'asseoir
au grand étonnement de tous1.
Cependant, si tolérant qu'il fût et si patient en ce qui le
concernait personnellement, il ne savait ni transiger ni se
taire quand il s'agissait de la vérité, du salut des âmes et
de l'honneur de Dieu. Aussi chercha-t-il à ébranler, par
tous les moyens, le crédit du sorcier, dénonçant la. puérilité
de ses enchantements et l'impertinence de ses superstitions.
C'était le toucher à la prunelle de Vœil et lui arracher Vâme
du corps2. Le magicien n'aimait pas les vives et spirituelles
sorties du missionnaire, et il y répondait par un redouble-
ment de colère et de persécutions.
Le martyre du religieux dans la compagnie des sauvages
dura près de six mois, et, pendant ce temps, l'on campa
en vingt-trois endroits différents. Dans les premiers jours
d'avril, la troupe caban a sur les bords du Saint-Laurent.
Le P. Le Jeune était épuisé, malade, incapable de se tenir
debout. Mestigoït, très inquiet, lui offre de le ramener à
Québec en canot; le Père accepte. Le dégel avait com-
mencé, le fleuve charriait d'énormes glaçons détachés de la
rive. Le sauvage et le Jésuite s'embarquent néanmoins sur
une frêle barque, et, après une navigation des plus péril-
1. Relation de 1G34, p. 69.
2. Ibid., ch. XII et XIII, passim.
— 243 —
leuses, ils arrivent à Notre-Dame des Anges, sur les trois
heures de l'après-minuit, le 9 avril, dimanche des Pâques
fleuries.
Le pénible hiver que le P. Le Jeune venait de passer
avec les Montagnais dans les régions boisées du Saguenay
et du lac Saint-Jean, ne fut pas pour lui dénué de profit et
d'enseignement. « Si nous pouvions, disait-il, savoir la
langue et la réduire en préceptes, il ne serait plus besoin
de suivre les barbares1. » Ce désir se réalisa, en effet. Il
se rendit assez habile dans la langue algonquine, au point
de pouvoir l'enseigner à ses religieux ; et ceux-ci d'abord,
puis les sauvages convertis l'apprirent aux missionnaires
envoyés plus tard de France ; de sorte que la rude, mais
très utile école du P. Le Jeune servit beaucoup, dans la
suite, à ses confrères.
Sa vie errante de six mois lui permit encore d'étudier
par lui-même et de saisir sur le fait les mœurs et les lois
des sauvages, leurs coutumes bizarres et leurs habitudes
dans la cabane enfumée et malpropre, leur religion, leurs
cérémonies superstitieuses et leur gouvernement. Toutes
ces observations du plus grand intérêt, il les consigna dans
de longues Relations, où les historiens de la Nouvelle-
France sont venus puiser à pleines mains, sans se donner
toujours la peine d'indiquer la source2. Ils se figuraient
probablement que le lecteur intelligent la devinerait.
Enfin, et ceci est important à savoir, le P. Le Jeune, esprit
pratique et fin observateur, revint de son expédition avec
un programme d'évangélisation des sauvages nettement
déterminé et définitivement arrêté.
4. Relation de 1634, p. 57.
2. Relation de 1634 surtout, du ch. III au ch. XI inclusivement, et
dans les autres relations passim.
— 244 —
Ce programme portait en premier lieu que l'établisse-
ment d'une mission chez les populations stables serait de la
plus haute utilité à la propagation de l'Evangile, et parmi
ces populations il plaçait la tribu huronne : « La Mission
des Hurons et d'autres peuples stables, disait-il, est de
très grande importance pour le service de Notre-Seigneur. . .
C'est de ces peuples que nous attendons de plus grandes
conversions ; c'est là où il faudra envoyer grand nombre
d'ouvriers...1 » Nous verrons plus tard que le missionnaire
avait une vue claire des choses : cette première partie de
son programme s'accomplit de point en point.
Quant aux tribus errantes, comme celles des Algonquins
et des Montagnais, le plan d'évangélisation ne pouvait être
le même. L'établissement d'une mission au cœur même des
pays habités par ces peuplades, lui semblait à tout le
moins inutile, le bien à y opérer ne pouvant être qu'illu-
soire. « On ne doit pas espérer grande chose des sauvages,
écrivait-il à son Provincial, tant qu'ils seront errans : vous
les instruisez aujourd'hui, demain la faim vous enlèvera
vos auditeurs, les contraignant d'aller chercher leur vie
dans les fleuves et dans les bois... De les vouloir suivre, il
faudrait autant de religieux qu'ils sont de cabanes ; encore
n'en viendrait-on pas à bout, car ils sont tellement occupés
à quester leur vie parmy ces bois, qu'ils n'ont pas le loisir
de se sauver, pour ainsy dire. De plus, je ne crois pas que
de cent religieux, il y en ait dix qui puissent résister aux
travaux qu'il faudrait endurer à leur suitte 2. »
Et cependant, son cœur d'apôtre se refusait à laisser ces
tribus en dehors de tout enseignement religieux, loin de la
divine lumière qui est venue éclairer tout homme en ce
1. Relation de 1635, p. 3.
2. Relation de 1634, p. 11.
— 245 —
monde 1 . Pour les illuminer des purs rayons de la vérité
révélée, il veut qu'on les arrête, sans quoi on travaillera
beaucoup et on avancera fort peu2. Puis, selon son habi-
tude, descendant dans les détails, il précise sa pensée. Il
propose de réduire les Algonquins et les Montagnais en
corps de village, auprès des établissements français, à
l'abri des incursions des Iroquois 3. Là, au centre de terres
cultivables, on élèverait l'église et le presbytère et on bâti-
rait des maisons pour loger les sauvages et conserver leurs
récoltes. Les habitations construites, on y établirait une
ou deux familles de choix, et même davantage, toutes dis-
posées à embrasser le christianisme. Le prêtre les instrui-
rait des vérités de la Foi, et quelques ouvriers d'Europe,
habiles et laborieux, les formeraient au travail des champs.
Le P. Le Jeune espérait que ces premiers colons en attire-
raient bientôt d'autres, et qu'ainsi on arriverait, avec le
temps, à créer des paroisses florissantes.
Ce plan était marqué au coin de l'expérience et du bon
sens ; tous ceux qui s'intéressaient à la colonisation chré-
tienne du Canada l'approuvèrent. Une seule difficulté se
présentait, si grave, toutefois, qu'elle fit planer des doutes
sur la possibilité de l'exécution. Les constructions et le
défrichement ne pouvaient se faire sans de grandes
dépenses, et les ressources manquaient, la compagnie de
Richelieu voulant bien céder le terrain, mais refusant de
fournir de l'argent et de payer les ouvriers. De sorte que,
pendant plusieurs années, il fut impossible de réaliser la
pensée généreuse du supérieur des Jésuites de Québec.
Mais quand Dieu veut une œuvre, il suscite, à l'heure
1. Saint Jean, ch. I.
2. Relation de 1634, p. il.
3. Relation de 1634, ch. III.
— 2i6 —
marquée par ses décrets providentiels, l'homme qui la fera
germer et grandir. Tandis que le P. Le Jeune cherchait des
secours pour faille son entreprise1, le Maître suprême des
cœurs parlait à son serviteur, Noël Brûlard de Sillery,
commandeur de Tordre de Malte. Le commandeur de Sil-
lery s'était fait remarquer à la cour du roi Henri IV par les
belles qualités de son esprit et le charme de sa vertu.
Ambassadeur de Marie de Médicis en Espagne et en Italie,
il reçut à Rome le surnom d'ambassadeur magnifique et
dévot. Il aimait la représentation et la pompe, mais le
grand seigneur n'oubliait pas, au milieu de ses splendeurs,
ce qu'il devait à Dieu. De retour à Paris et nommé ministre
d'Etat, il ne changea rien à ses habitudes princières :
l'hôtel de Sillery, dit son historien, était meublé comme
un Louvre, sa table splendide et ouverte à tous; il ne sor-
tait jamais qu'entouré de gentilshommes,* de pages et d'offi-
ciers 2.
La comtesse de Trélon, sa sœur, ne voyait pas sans
un vif chagrin ses dépenses exagérées, la magnificence
qu'il déployait en tout ; elle crut devoir lui en faire l'obser-
vation. « Ma sœur, lui répondit son frère, les vanités
passent par mon cœur; elles n'y demeurent pas. Il est
vrai que je suis tout au monde; mais j'espère être un jour
tout à Dieu.3. » Ce jour arriva au Jubilé de 1625 *. Il enten-
dit alors une voix intérieure qui le pressait de s'éloigner
du monde et de se rapprocher de Dieu ; il l'écouta, et, à
partir de cette époque, un changement radical s'opéra dans
son existence : la vie frivole fît place à la vie sérieuse ; la
1. Relation de 1638, ch. VII.
2. Vie de l'illustre serviteur de Dieu, Noël Brûlard de Sillery,
Paris, 1843, p. 17.
3. Ibid., p. 16.
4. Ibid., chap. IV.
— 247 —
vie de mouvement, de distractions et de luxe, à la vie de
retraite, de prière et de simplicité monastique. Bientôt,
sous la direction ferme et douce de Vincent de Paul, ses
progrès dans les voies surnaturelles s'accentuèrent : il aban-
donna le magnifique hôtel de Sillery pour aller s'établir
dans une modeste maison située près du monastère de la
Visitation de Paris ; là, comme il l'avait dit à la comtesse
de Trélon, il fut tout à Dieu et aux œuvres de Dieu. Une
dernière grâce, grâce sublime, fut accordée à ce grand
cœur : le commandeur de l'ordre de Malte reçut, par une
licence expresse du siège apostolique, le divin sacerdoce.
A la fondation de la Compagnie de la Nouvelle-France,
Brûlard de Sillery s'était un des premiers associé à cette
entreprise coloniale. Toutefois, dans sa pensée, le but prin-
cipal de cette Compagnie devait être l'évangélisation des
sauvages, et, pour son compte, il consacra à cette œuvre
une partie de son immense fortune. Ayant appris par les
Jésuites et par leurs Relations, les projets du P. Le Jeune
sur la conversion des Algonquins et des Montagnais, il
voulut y contribuer, et il le fît, comme il faisait toutes
choses, en grand seigneur. « Voyant, est-il dit dans l'acte
de fondation de la Résidence de Saint- Joseph, le profit et
utilité qui provient journellement des bonnes et louables
fonctions des Pères de la Compagnie de Jésus en la Nou-
velle-France, spécialement à la conversion des sauvages
qui va croissant tous les jours et s'augmentant de plus en
plus, et la grande nécessité que les dits Pères ont d'être
aydés et secourus en ce pays destitué des choses nécessaires
à la vie humaine; poussé d'un saint désir de contribuer à
cette œuvre de Dieu et nommément d'arrester et assembler
en lieu commode les sauvages errans et vagabonds, qui est
le plus puissant moyen de leur conversion J'ai déclaré
ma volonté ainsi qu'il en suit. » Voici sa volonté : il donne,
— 248 —
pour l'établissement de la mission, une somme considé-
rable; il charge le P. Le Jeune de choisir, près de Québec,
l'endroit le plus favorable à l'œuvre projetée, il met à sa
disposition une vingtaine d'ouvriers pour la construction
des bâtiments et de la chapelle et le défrichement des terres ;
enfin il le prie de diriger et de surveiller les travaux. L'acte
de donation est de 1639. Mais le commandeur de Sillerv
avait donné ses ordres deux ans auparavant.
Or, il y avait à quatre mille de Québec, vers le milieu
de l'anse appelée alors Kamiskoua Ouangachit, un site
délicieux et des plus commodes pour une réduction. On le
nomma depuis, en souvenir du fondateur, Saint-Joseph-de-
Sillery. C'est là qu'en 1637, le P. Le Jeune jeta les fon-
dements de la Résidence des Pères; puis on y bâtit des
maisons pour les néophytes, un hôpital, un fort destiné à
protéger le village, et une chapelle sous le vocable de Saint-
Michel, patron du commandeur. L'inspirateur de cette
mission avait bien auguré de l'avenir. Deux familles algon-
quines, de près de vingt personnes, y furent d'abord admises
et instruites par le Père de Quen. Bientôt d'autres sauvages
vinrent se joindre à ce premier noyau, et la réduction de
Sillery forma en peu de temps une chrétienté si édifiante
qu'elle rappelait la ferveur des premiers âges de l'Eglise.
D'après les registres de la paroisse, elle comptait trente
familles algonquines en 1641, cent soixante-sept sauvages
chrétiens en 1645 '.
1. Registre des Jésuites à Sillery. — Voir aux Pièces justificatives,
n° IV, 1) la concession de la seigneurie de Sillery faite aux sauvages,
2) les lettres patentes de Louis XIV (juillet 1651) en faveur des Jésuites
pour leurs établissements dans l'Amérique.
On a imprimé à Québec, en 1852, sur la demande de l'Assemblée
législative du Canada, un certain nombre de titres des concessions de
fiefs ou de terrains faites aux Jésuites de la Nouvelle-France. Parmi
— 249 —
Elle commençait à peine, et déjà la mère Marie de l'Incar-
nation, première supérieure des Ursulines de la Nouvelle-
France, écrivait à une dame de ses amies : « Nos pauvres
sauvages, non contents de se faire baptiser, commencent à
se rendre sédentaires et à défricher la terre. Il semble que
la ferveur de la primitive Eglise soit passée dans la Nou-
velle-France et qu'elle embrase les cœurs de nos bons
néophytes ; de sorte que si la France leur donne un peu de
secours pour se bâtir de petites loges dans la bourgade
qu'on a commencée à Sillery, Ton verra en peu de temps
un bien autre progrès. C'est une chose admirable de voir la
ferveur et le zèle des Révérends Pères de la Compagnie de
Jésus. Le P. Yimont, supérieur de la mission, pour donner
courage à ses pauvres sauvages, les mène lui-même au
travail, et travaille à la terre aved eux. Il fait ensuite prier
Dieu aux enfants et leur apprend à lire, ne trouvant rien
de bas en ce qui concerne la gloire de Dieu et le bien de ce
peuple. Le R. Père Le Jeune, qui est le principal ouvrier
qui a cultivé cette vigne, continue à y faire des merveilles.
Il prêche le peuple tous les jours et lui fait faire ce qu'il
veut; car il est connu de toutes ces nations, et il passe en
leur esprit pour un homme miraculeux. Et, en effet, il est
infatigable au delà de ce qui se peut dire dans l'exercice de
son ministère , dans lequel il est secondé par les autres
Révérends Pères, qui n'épargnent ni vie ni santé pour
chercher ces pauvres âmes rachetées du sang de Jésus-
Christ1.
les concessions que cite cet ouvrage, signalons celles de la seigneurie
de N.-D. des Anges, d'un Jerrain à Québec pour y bâtir un collège, du
fief de la prairie de la Madeleine, de la terre du Sault-Saint-Louis, etc.
1. Lettres de la vénérable mère Marie de V Incarnation. Paris, L.
Billaine, 1681, p. 322 : A une dame de qualité, lettre i>. Québec,
3 sept. 1640.
— 250 —
Huit jours après, la vénérable mère écrivait à la supé-
rieure des Ursulines de Tours : « Quant aux sauvages
sédentaires,. il ne se peut voir des âmes plus pures et plus
zélées pour observer la loi de Dieu. Je les admire quand je
les vois soumis comme des enfants à ceux qui les ins-
truisent ! . »
Cette première ferveur ne se démentit pas. « Je ne vous
sçaurais dire, écrivait quatre ans plus tard la même supé-
rieure, tout ce que je sçay de la ferveur de ces nouvelles
plantes. Quoique nous en soions sensiblement touchées,
nous commençons à ne nous en plus étonner, parce que
nous sommes déjà accoutumées à les voir; mais les Français
qui arrivent icy et qui n'ont rien veu de semblable en
France, pleurent de joie, voiant les loups devenus agneaux,
et des bètes changées en enfants de Dieu 2. »
Le 10 septembre 1646, elle revient sur ce même sujet,
et avec plus de détails. « C'est une chose ravissante,
dit-elle, de voir nos bons sauvages de Sillery, et le grand
soin qu'ils apportent à ce que Dieu soit servi comme il faut
dans leur bourgade, que les lois de l'Eglise soient gardées
inviolablement, et que les fautes y soient châtiées pour
apaiser Dieu. L'une des principales attentions des capitaines
est à éloigner tout ce qui peut être occasion de péché ou en
général, ou en particulier. L'on ne va pas à la chapelle que
l'on n'y trouve quelque sauvage en prière, avec tant de
dévotion que c'est une chose ravissante. S'il s'en trouve
quelqu'un qui se démente de la Foy ou des mœurs du chré-
tien, il s'éloigne et se banit de lui-même, sçachant bien que
bon gré mal gré il lui faudrait faire pénitence ou être hon-
teusement chassé de la bourgade3. »
1. Lettres', Québec, 13 sept. 1640.
2. Ibid. A son fils; Québec, 26 août 1644.
3. Ibid. Lettre de la Mère Marie de l'Incarnation à son fils.
— 251 —
Le mouvement était imprimé, il fut suivi. En 1640, le
P. Buteux fonde aux Trois-Rivières une réduction sur le
modèle de celle de Sillery, et en moins d'un an elle compte
quatre-vingts néophytes. Ceux qui sont en âge d'être instruits
se rendent au point du jour à la chapelle de l'Immaculée-
Conception. Là, ils prient à haute voix, puis ils entendent
une instruction, ils assistent à la messe, ils chantent des
cantiques, enfin ils vont au travail1. C'est une première
semence. Elle ne tardera pas à grandir et à produire une
brillante moisson. Dix ans plus tard, le P. Ragueneau
écrivait à son Provincial, le P. Claude de Lingendes : « La
résidence de la Conception aux Trois-Rivières est plus
exposée aux incursions des Iroquois ; mais je puis dire avec
vérité que jamais on n'y remarqua plus de paix, plus de
repos et de piété parmi le bruit des armes et dans les
frayeurs de la guerre. La pluspart des néophytes, qui y sont
en bon nombre, y ont fait leur demeure par un motif qu'on
n'attendrait pas des barbares convertis à la foi depuis peu
de temps. C'est, disaient-ils, pour combattre les ennemis
de la prière que volontiers nous exposons notre vie ; si nous
mourons en combattant, nous croirons mourir pour la
delfense de la Foi3. »
Ces deux réductions de Sillery et des Trois-Rivières
devinrent des foyers, d'où la flamme apostolique se répandit
dans toutes les peuplades du Nord-Est du Saint-Laurent;
les sauvages convertis portèrent la bonne nouvelle dans les
forêts depuis l'embouchure du fleuve jusqu'aux grands lacs.
« C'est une merveille de voir la ferveur de nos bons
néophytes, écrivait en 1643 Marie de l'Incarnation. Ils ne
se contentent pas de croire en Jésus-Christ, mais le zèle les
i. Relation de 1641, ch. VII.
2. Relation de 1651, ch. III.
— 252 —
emporte d'une telle manière qu'ils ne sont pas contents et
pensent ne croire qu'à demi, si tous ne croient comme eux...
Le capitaine des Abnakiouois me disait après son baptême :
Je ne me contenterai pas de porter mes gens et ma jeunesse
à la fov et à la prière; mais comme j'ay été dans plusieurs
nations dont je sçay la langue, je me servirai de cet avan-
tage pour les aller visiter et les porter à croire en Dieu *. »
La Mère Marie de l'Incarnation ajoute dans la même lettre :
« Les hommes ne sont pas seuls embrasés de ce zèle : Une
femme chrétienne a passé exprès dans une nation fort
éloignée pour y catéchiser ceux qui y habitent, en quoi elle
a si bien réussi, quelle les a tous amenés ici où ils ont été
baptisés. Il lui a fallu un courage apostolique pour courir
tous les dangers où elle s'est exposée afin de rendre ce ser-
vice à Notre-Seigneur. Nous voyons souvent de semblables
ferveurs dans nos bons néophytes, qui sans mentir font
honte à ceux qui sont nés de parents chrétiens 2. »
Ces néophytes firent entendre la parole de l'Evangile aux
Betsamites, aux Papinachois, aux Attikamègues, aux Iro-
quets, aux Outaouais et à la nation de l'île ; et, dans chacune
de ces peuplades, grand nombre d'Indiens conçurent le désir
du saint baptême. Tous cependant ne pouvaient aller à
Sillery et aux Trois-Rivières se faire instruire et éprouver
avant d'être admis au sacrement.
Les Montagnais du Saguenay, entre autres, envoyèrent
1. Lettres de la vén. mère Marie de l'Incarnation. Québec, 30 sept.
1643, p. 377.
Le 4 sept. 1640, la vén. mère écrivait à un de ses frères : « Les
néophytes poussés du zèle de communiquer la grâce que Dieu leur a
faite vont dans les autres nations porter des présents pour les attirer
ici, afin qu'elles entendent la loi de Dieu et qu'elles s'y soumettent.
On a baptisé plus de 1.200 personnes » (p. 330).
2. Lettres de la M. Marie de l'Incarnation. Québec, 30 sept. 1643,
p. 377.
— 253 —
à Sillery une députation pour prier le missionnaire de se
rendre chez eux. « Nous ne sommes pas éloignés de la foi,
dirent les députés, mais nous désirons qu'on vienne nous
instruire dans notre pays. Nous sommes dans la résolution
de prier, mais non pas de quitter notre pays pour monter
là haut1. » Les députés ajoutaient : « Il est à propos que
la robe noire descende à Tadoussac... ; les nations voisines
y viendront demeurer, elles embrasseront la Foi sans
contredit 2. »
Tadoussac, baie charmante, située au confluent du
Saeruenav et du Saint-Laurent, était le rendez-vous des
vaisseaux européens, qui venaient y faire la traite avec les
sauvages. « Son histoire, pendant plus de deux siècles, dit
Arthur Buies, n'est guère autre chose que celle des missions
qui y furent exercées, en premier lieu par les Jésuites de
1640 à 1782, puis par les prêtres séculiers qui leur succé-
dèrent à partir de cette dernière époque3. » En 1640, il n'y
avait dans cette rade gracieusement découpée en opale 4,
qu'une maison française qui servait de décharge aux navires.
Au printemps, les sauvages y accouraient de toutes parts,
chargés de pelleteries et installaient autour du poste leurs
tentes ou leurs cabanes : on voyait parmi eux des Monta-
gnais, des Algonquins, des Betsamites, des Papinachois.
Ils restaient là aussi longtemps que durait la traite, et la
traite finie, les marchands retournaient chez eux et les sau-
vages reprenaient le chemin de leurs villages ou de leurs
forets 5.
1. Relation de 1641, ch. XII.
1. Ibid.
:*. Le Saqucnaij cl la vallée du lac Saint-Jean, par Arthur Buios.
Québec, 1880, p. 56.
i. Vie de Mgr de Laval, par l'abbé Gosscliu, p. 525.
5. Le Sacjuenay et la vallée du lac Saint-Jean, p. 62, citation d'une
lettre d'un missionnaire, 1720.
— 254 —
Le P. de Quen descendit à Tadoussac au mois de mai 1640.
La semence évangélique avait grandi ; elle était mûre pour
la moisson. Les sauvages reçoivent le Père avec joie, ils lui
dressent à la hâte une cabane décorées jetées sur cinq ou
six perches, et, dans cette cabane, presbytère et chapelle
en même temps, iKenseigne, il baptise et il sacrifie. La
mission dure un mois et le baptême est conféré à une
quinzaine de sauvages. Trois ans après, la mère Marie de
l'Incarnation écrit à son fils, en France : « A Tadoussac,
on a veu cette année des merveilles, un grand nombre de
sauvages avancés de plus de vingt journées dans les terres,
y étant venus pour se faire instruire, et ensuite pour se
faire baptiser. Ils ont des sentiments si religieux et font
des actions si chrétiennes, qu'ils nous font honte et nous
surpassent en piété. Ce sont les fruits du zèle de nos bons
chrétiens sédentaires, car ils vont exprès de côté et d'autre
pour gagner des âmes à Jésus-Christ. Toutes ces nations-là
sont du côté du Nord j . »
Les néophytes récitent le chapelet et chantent des can-
tiques dans la tente agrandie du missionnaire; plusieurs
cabanes font, soir et matin, la prière en commun. La croix
avait été plantée au fond de la baie, auprès des cabanes des
sauvages; le P. Buteux, qui a remplacé le P. de Quen, veut
qu'elle s'élève sur la colline, exposée à tous les regards,
en signe de conquête et de domination. Un capitaine la
charge sur ses fortes épaules et la porte au lieu désigné,
suivi d'une foule de sauvages, dont les manifestations
bruyantes et respectueuses marquent la joie et l'ardente
foi. Désormais la mission s'appellera Sainte-Ci^oix, et le
missionnaire passera toute la belle saison avec ses néo-
phytes. Les capitaines sont les premiers à demander le
1. Lettres de la vén. M. Marie de l'Incarnation. Québec, 30 sept.
K>i3, p. 376.
9». ».
_00 —
baptême; et plusieurs sont de vrais apôtres. « Depuis six
mois, écrit Marie de l'Incarnation, Charles (un capitaine
montagnais) a plus fait par ses sermons que cent prédica-
teurs n'auraient fait en plusieurs années. Il gardait le mis-
sionnaire de crainte que quelque ennemi de la Foy ne
l'abordât : Mon Père, lui disait-il, -je porte mon pistolet
pour te garder, et je ferai autant de pas que toi, car il y a
des méchants qui ne te veulent pas de bien * . » '
En 1648, on élève une chapelle assez vaste et on dresse
une chambre en bois de charpente. Quatre fois le jour, la
chapelle se remplit de catéchumènes et de néophytes; et
les louanges de Dieu s'y chantent en français, en huron,
en algonquin, en montagnais et en langue miscouienne.
Un été, on vit près de neuf cents sauvages à Tadoussac.
Quand Mgr de Laval y fît sa visite pastorale, en 1668,
il fut reçu par des centaines de chrétiens, de tribus diffé-
rentes, aux costumes les plus variés, et il administra le
sacrement de confirmation à 149 personnes. A son retour à
Québec, il ne cache pas « la satisfaction qu'il a éprouvée
de voir de ses propres yeux le christianisme en vigueur et la
piété régner parmi ces pauvres sauvages 2 ».
Le mouvement de conversion déterminé à Sillery et
continué aux Trois-Rivières et à Tadoussac se fait égale-
1. Lettres de la vén. M. Marie de l'Incarnation. Québec, 24 août
1641, p. 344.
2. Vie de Mgr de Laval, p. 528; — Le Saguenay et la vallée du lac
Saint-Jean, pp. 63, 64 et 67 ; — Relations des Jésuites : 1641, ch. XII;
1642, ch. X; 1643, ch. VIII; 1644, ch. XII; 1646, ch. VII; 1647, ch.
XII; 1648, ch. IX; 1650, ch. XII; 1652, ch. IV; 1668, ch. VII; 1669,
ch. VII; 1670, ch. III; 1672, VII, § I.
Le 21 oct. 1661, Mgr de Laval écrivait en parlant de Tadoussac :
« Plurimi illuc homines prascrtim ex septentrionali parte silvestres,
uhi castellum Galli necnon et ecclesiam habent, aut edocendi in fide,
aut exercendi in commercium descendunt. » (Informatio de statu
ecclesise nova-; Francia? ad Sanctam Sedem missa.)
— 256 —
ment sentir à Québec. Dès 1641, la Mère Marie de l'Incar-
nation écrit à la supérieure des Ursulines de Tours : « Nous
habitons un quartier où les Montagnez, les Algonquins,
les Abnaquiouois et ceux du Saguenay se vont arrêter, parce
que tous veulent croire et obéir à Dieu '. » L'année sui-
vante, elle dit à la même supérieure, que ses religieuses
ont eu cette année au dessus de leurs forces, tant elles ont
reçu de visites de sauvages, venant continuellement
demander à la grille du couvent la nourriture spirituelle et
celle du corps 2. Le chiffre des visiteurs s'élève à plus de
huit cents par an 5. On leur apprend les vérités de la foi et
les prières, et, après la messe, on leur fait un festin de pois
ou de sagamite de bled d'Inde avec des pruneaux11. Le sacre-
ment de baptême s'administre à la chapelle des Jésuites ou
dans celle des communautés de femmes. Une des tribus les
j)lus intéressantes, qui donne aux religieuses le plus de con-
solation, est celle des Attikamègues ou Poissons-blancs.
Simples, bons, candides, pacifiques'0, les Attikamègues
n'aiment pas la guerre et ne la font qu aux animaux^. Au
reste, fort superstitieux, ils obéissent aveuglément à leurs
sorciers. En 1642, quelques-uns d'entre eux se rendirent
aux Trois-Rivières et à Québec : un aimant secret semblait
les attirer à Dieu. Les uns se firent instruire et baptiser aux
Trois-Rivières par le P. Buteux; d'autres assiégèrent des
journées entières la grille des Ursulines de Québec, et, après
une longue préparation, ils mêlèrent leurs larmes à l'eau
d. Québec, 21 août 1641, p. 344.
2. Québec, 29 sept. 1642, p. 354.
3. A la même. Québec, 16 sept. 1642, p. 349.
4. A son fils, Québec, 30 sept. 1643, p. 376.
I). Relation de 1647, p. 57; — Marie de l Incarnation à son fils.
Québec, 1647, p. 434.
6. Marie de l'Incarnation, Ibid.
— 257 —
sainte qui coula sur leur front. Leur capitaine, Paul Oueta-
mourat, brave chasseur et homme droit, suivit l'exemple
de ses compatriotes1. La conversion dé ces sauvages fut
sincère : jamais néophytes ne portèrent avec plus de sim-
plicité et de piété l'étendard det la foi.
Rentrés chez eux, ils se livrèrent à une propagande
active, dune fécondité admirable : beaucoup d'Attika-
mègues, poussés par un attrait irrésistible, tombèrent aux
pieds de la Croix ; les uns vinrent aux Trois-Rivières, rece-
voir l'eau sainte qui régénère; les autres, incapables d'en-
treprendre ce long et pénible voyage, attendirent la visite
du missionnaire2.
Ces sauvages habitaient au milieu des bois, sur les hau-
teurs où le Saint-Maurice prend sa source. Là, ils vivaient
retirés et tranquilles, dans la plus extrême pauvreté, en
paix avec leurs voisins, s'adonnant à la pêche et à la chasse.
La vie chrétienne des nouveaux convertis est à connaître.
On ne peut la lire dans les Relations, sans penser à la parole
de l'évêque de Buenos-Ayres à Philippe V : « Sire, dans
ces peuplades nombreuses, composées d'Indiens naturelle-
ment portés à toutes sortes de vices, il règne une si grande
innocence, que je ne crois pas qu'il s'y commette un seul
péché mortel3. » Il serait imprudent de porter le même
jugement sur les Attikamègues ; mais avec eux une nouvelle
République évangélique était sortie à la parole de Dieu du
plus profond des forêts 4. N'ayant pas de prêtre, ils se
firent un règlement de vie, qu'ils observèrent avec une
ponctualité et un scrupule vraiment étonnant. Au lever du
soleil et au coucher du jour, ils s'assemblaient pour la
1. Relation de 1647, p. 57.
2. Relations de 1650 et 1651.
3. Génie du christianisme, 1. IV, ch. 4 et 5.
4. Ibid.
Jés. et Nour.-Fr. — T. I. 21
— 258 —
prière. Il y avait deux assemblées principales, à plusieurs
lieues l'une de l'autre. La prière durait un gros quart
d'heure. Un sauvage, au milieu de la cabane, servant de
chapelle, la récitait à haute voix, le crucifix à la main, et
tous les autres suivaient attentifs, à genoux, les mains
jointes, le chapelet enlacé dans les doigts. Après la prière,
le chant des cantiques. « Cela se faisait posément, dit le
missionnaire, sans affetterie, d'un accent tout simple, tout
naïf et tout remjDli de dévotion *. »
Le dimanche et les fêtes chômées, le capitaine ou le plus
ancien de la tribu rappelait à tous, dès la première lueur
du jour, les prescriptions suivantes : le travail est interdit ;
la prière et les bonnes œuvres sont d'obligation ; défense de
manger, de boire et de pétuner avant les prières du matin.
Toutefois il est permis de voir s'il y a du poisson dans les
filets tendus la veille. Les recommandations terminées, on
orne la chapelle, on la tapisse débranches de sapin; les sau-
vages font ensuite leur toilette. Ils se bariolent le visage de
diverses couleurs, de blanc, de noir, de rouge ; ils jettent
sur leurs épaules leurs plus belles robes, robes de castor, de
loutre, de loup cervier ou d'écureuil noir; ils attachent
quelques plumes à leur touffe de cheveux. Tout est mis à
contribution, brins de porc-épic teints en rouge, grands
bracelets, colliers et couronnes de porcelaine, les ornements
sauvages et les ornements européens.
La cloche sonne. On entre en silence dans la chapelle.
C'est une cabane d'écorce de pins odoriférants, en forme de
berceau, au fond de laquelle se trouve une grossière imita-
tion d'autel. Le tout est garni de couvertures bleues, sur
lesquelles sont attachés des crucifix et des images en
papier. Les chrétiens, à genoux, commencent par réciter
t. Relation de 1650, ch. XI.
— 259 —
la prière de tous les jours; les païens peuvent y assister. A
la fin de la prière, le capitaine" renvoie ces derniers :
« Vous qui n'êtes pas baptisés, dit-il, sortez ; les prières
que nous allons faire ne sont que pour les chrétiens. »
Ceux-ci chantent des cantiques, l'hymne du Saint- Sacre-
ment, Y Ave maris stella ; ils récitent le chapelet, chantent
le dernier Ave Maria de chaque dizaine, et prolongent ainsi
la réunion pendant près de deux heures. Dans la soirée,
même répétition. Chaque réunion se termine par les avis
du capitaine, qui recommande toujours la bonne tenue, la
réserve, la fuite du mal et la pratique du bien. En vérité,
c'est par la religion seule qu'on civilise les barbares, et non
par des théories scientifiques ou par les principes abstraits
de la philosophie. Les capitaines veillaient sur les jeunes
gens : « Songez, leur répétaient-ils souvent, qu'il faut
mourir, et qu'il faut vous tenir prêts pour un moment
duquel dépend une éternité tout entière ou de biens ou de
maux, selon que vous aurez ou servy Dieu ou obéy au
diable1. » Les femmes, les maris, les enfants, tous s'impro-
visaient catéchistes ou prédicateurs 2 ; et autour de ces mis-
sionnaires d'un nouveau genre, on voyait des capitaines et
des vieillards de quatre-vingt et cent ans, qui n'avaient
jamais vu d'Européens, qui n'avaient jamais conversé avec
la robe noire ; ils écoutaient avec émotion la nouvelle doc-
trine, et l'acceptaient avec une soumission d'enfants. « On
eût dit, écrit le P. Buteux, que Dieu les réservait comme
un saint Siméon ou une sainte Anne la prophétesse, pour
avoir connaissance de Jésus-Cbrist3. »
Quand les chrétiens eurent préparé les païens au
±>aptême, ils dépêchèrent aux trois Trois-Rivières un bon
1. Relation de 1651 , p. 22.
2. Ibid.t p. 25.
-3. Ibicl., p. 20.
— 260 —
israélite, nommé Antoine, pour supplier la robe noire de
monter chez eux. C'était en 1650. Il s'adressa au P. Buteux,
leur meilleur ami et leur Père, celui qui avait déposé dans
l'âme des premiers néophytes les divines semences de la
foi. Le Père ne put se rendre cette année à leur désir, à
cause de ses nombreuses occupations. Grande fut la déso-
lation du messager ; à travers ses larmes il laissa échapper
ces tendres reproches : « Que diront ceux qui te souhaitent
avec impatience, et qui ont un si grand désir de se confesser?
Que feront mes enfants qui n'ont pas encore reçu le
baptême?... Faut-il donc que nous soyons séparés après
notre mort? que les uns soient bienheureux et les autres
malheureux? Si j'eusse pu apporter toute ma famille sur
mes épaules, je l'aurais fait; mais les chemins sont épou-
vantables. Si les autres qui ne peuvent surmonter ces dif-
ficultés, viennent à mourir sans baptême, à qui en sera la
faute1? » L'année suivante, mêmes supplications et mêmes
larmes. Le P. Buteux n'y résista pas.
Ce religieux portait dans un corps débile et maladif
une âme aussi ardente que forte. Lors de son départ de
France, en 1634, sa santé était si profondément altérée,
qu'on se demandait s'il supporterait la traversée. Au
Canada, il ne se ménagea pas : il couchait par terre,
passait en prière la majeure partie de la nuit, jeûnait fré-
quemment. L'âge et les fatigues de l'apostolat contribuaient
encore à briser le peu de forces physiques qui lui restaient.
Dans ces conditions, un voyage au pays des Attikamègues,
sur les neiges, à la naissance du printemps, paraissait à
tous imprudent et impossible. Mais l'apôtre ne voit que des
difficultés et, par conséquent, d'heureuses occasions de
souffrances et de mérites, là où d'autres découvrent des
1. Relation de 16o0, p. 39.
— 261 —
impossibilités ; quant à l'esprit de prudence, c'est une quan-
tité négligeable dans sa vie à la recherche des âmes.
Le P. Buteux part le vingt-sept mars avec M. de Nor- v
manville, deux Français, une bande de sauvages et quelques
soldats. Le temps était beau, le soleil ardent, les neiges
fondues, les routes impraticables. Les voyageurs n'ar-
rivent que le jour de l' Ascension à la première assemblée
des Attikamègues. Les Relations nous représentent le mis-
sionnaire, monté sur des raquettes et tirant son traîneau,
se faisant jour à travers les fleuves et les forêts, gravissant
péniblement des montagnes, descendant dans les précipices,
fatigué, brisé, et allant toujours, sans autre provision que
sa confiance en Dieu. « J'avais assez de mon petit meuble,
dit-il; le chemin, la lassitude et le jeusne, que je ne désirais
pas rompre au temps de la passion, ne me permettaient
pas de me charger de vivres *. »
La naïve ferveur des Attikamègues lui fait vite oublier les
fatigues et les privations. Les deux assemblées le reçoivent
comme le Messie, et lui, il passe en faisant le bien, bapti-
sant, confessant, prêchant le royaume de Dieu. Après sa
tournée apostolique, il écrivait : « Quelle confusion pour
moi de voir comme ces pauvres barbares, sans prêtre, sans
messe, nv autres secours se maintiennent dans une telle
pureté et ferveur 2 ! » Il écrivait encore : « Ce pays est un
bon terroir, où la semence de la foy rend son fruit au
centuple... J'espère au printemps prochain faire le même
voyage, et pousser encore plus loin jusqu'à la mer du
Nord, pour y trouver de nouveaux peuples et des nations
entières, où la lumière de la foy n'a jamais encore pénétré3.. »
L'année suivante, il entreprend, en eftet, le même
1. Relation de 1651, p. 17.
2. Ibid., p. 24.
3. Ibid., p. 26.
— 262 —
voyage ; et le 3 avril, veille de son départ, il écrit à son
supérieur, le P. Ragueneau : « Dieu veuille que nous par-
tions une bonne fois et que le ciel soit le terme de notre
voyage! Hsec spes reposita est in sinu meo... Le cœur me
dit que le temps de mon bonheur s'approche1. »
Ces paroles renfermaient un désir et un pressentiment ;
le désir du martyre, le pressentiment de sa mort prochaine.
Le martyre avait toujours été l'objet de ses vœux2, et,
depuis son entrée dans la Compagnie de Jésus, sa vie de
souffrance et d'héroïsme n'avait été qu'une préparation à
cette grâce suprême. Sa dernière lettre semblait un avant-
goût de ce bonheur tant désiré.
Parti avec une bande nombreuse d'Attikamègues, la faim
le force de se séparer d'eux après un mois de marche. Il
continue sa route, accompagné d'un Français et d'un
Huron3. Le voyage est des plus pénibles. La neige était
fondue, les rivières coulaient librement dans leur lit. Les
trois voyageurs, empêchés par le dégel d'aller en raquettes r
construisent un canot d'écorce et remontent le Saint-Mau-
rice. Le fleuve était semé de cataractes et de rapides; à
chaque instant il fallait interrompre la navigation et faire
portage11. Le dix mai, ils avaient déjà porté deux fois sur
1. Relation de 1652, p. 2.
2. Le P. Buteux disait un jour à son directeur au Canada : « Je
m'estimerais trop heureux, si Dieu avait permis que je tombasse
entre les mains des Iroquois. Leur cruauté est grande, et de mourir
à petit feu, c'est un tourment horrible ; mais la grâce surmonte tout,,
et un acte d'amour de Dieu est plus pur au milieu des flammes que
ne le sont toutes nos dévotions séparées des souffrances. » (Ibid.)
3. Le Français s'appelait Fontarabie et le Huron Tsondoutannen
(Journal des Jésuites, p. 167).-
4. « Les voyageurs canadiens nomment portages les parties d'une
rivière, où la rapidité du courant, un rocher, quelque cascade,,
empêcha que les canots et les embarcations légères ne puissent
remonter. L'embarcation est alors transportée à dos d'hommes, au
— 263 —
les épaules les canots et les bagages ; ils commençaient un
troisième portage, à travers la forêt par des lieux escarpés,
quand ils sont assaillis par quatorze Iroquois. Ces sauvages
avaient franchi sur leurs raquettes la distance immense qui
les sépare des Poissons-blancs, et postés sur le passage
des voyageurs, ils les attendaient cachés derrière les
arbres. Le Huron est saisi et garotté, le Français tué, et le
P. Buteux, atteint de deux balles, est ensuite assommé à
coups de hache, dépouillé et jeté à la rivière. Le dernier
mot sorti de ses lèvres, avant d'expirer, est le nom sacré de
Jésus. Le Huron, étant parvenu à briser ses liens et à
s'échapper, apporte cette nouvelle aux Trois-Rivières le
huit juin *.
Le regret fut général dans la Colonie. C'est une perte
incroyable pour la mission, écrit Mère Marie de l'Incarna-
tion2. Elle était l'écho de la pensée de tous.
Né à Abbeville le onze avril 1600, entré au noviciat des
Jésuites à Rouen le deux octobre 1620, le P. Buteux tra-
vaillait depuis dix-huit ans au salut des Montagnais, des
Algonquins et des Attikamègues. Le P. Ragueneau termine
son éloge par ce dernier trait : « Il convertit à la Foy quan-
tité de nations sauvages, pour lesquelles il avait des ten-
dresses de Père, et qui avaient toutes pour lui des amours
de véritables enfants3.
delà des obstacles qui obstruent la navigation. » (Observations sur
VHistoire du Canada, de l'abbé Brasseur de Bourbourg, par l'abbé
Ferland, p. 44.)
1. Relation de 1652,' ch. I. — Dans cette Relation, il est dit que le
Huron arriva le huit juin aux Trois-Rivières; le Journal des Jésuites,
p. 168, dit le vingt-huit mai.
2. A son fils. 1er septembre 1652.
3. Relation de 1652, ch. I. Le P. Ragueneau dit encore du P.
Buteux : « Dieu lui avait donné une grâce toute particulière de tou-
cher les cœurs des sauvages et de leur instiller les sentiments de
piété : de sorte qu'on reconnaissait entre nos néophytes, ceux qui
— 264 —
Nous avons vu jusqu'ici que les fondations de Sillery,
des Trois-Rivières et de Tadoussac en faveur des tribus
L
nomades, avaient réalisé les désirs du P. Le Jeune, au delà
même de ses espérances. Le P. Bressani, dans sa Relation
abrégée de 1653, résume en quelques lignes ce magnifique
résultat : « Là où on ne trouvait pas à notre arrivée
une seule âme qui connût le vrai Dieu, on ne rencontre pas
aujourd'hui, malgré les persécutions, les disettes, la faim,
la guerre et la peste, une seule famille où il n'y ait des
chrétiens, quoique tous les membres ne le soient pas encore.
Voilà l'œuvre de moins de vingt années1 ! »
Cet ébranlement général des tribus errantes vers le
christianisme ne s'était pas produit sans un déploiement
d'efforts extraordinaires de la part des missionnaires. « Ils
sont infatigables à cultiver nos bons chrétiens2, » disait la
estaient sortis de sa main, par une tendresse de dévotion et un
esprit de foy solide, et tout à fait extraordinaire. » (Ibid.)
Le P. Buteux était entré dans la Compagnie après avoir fait trois
ans de rhétorique. Ses lettres sont écrites avec goût et simplicité.
Dans la Société, il étudia trois ans (1622-1625) la philosophie à la
Flèche, puis il professa quatre ans (1625-1629) la grammaire à Caen ;
enfin il fut appliqué quatre ans (1629-16-33) à l'étude de la théologie
à la Flèche. De 4633 à 1634, il est surveillant au pensionnat de Cler-
mont à Paris, et, en 1634, il part pour le Canada. Envoyé à la rési-
dence de rimmaculée-Conception aux Trois-Rivières, il y devint
supérieur de 1639 à 1642; remplacé en 1642 par le P. Le Jeune, il
resta dans cette résidence comme missionnaire, travaillant avec un
zèle extraordinaire à la conversion des sauvages. En 1647, nommé
de nouveau supérieur, il occupa cette charge jusqu'à sa mort. (Catal.
Prov. Francise in arch. gen.)
1. Brève relatione... in Macerata, 1653. Parte seconda, p. 29.
Le 30 août 1650, la Mère Marie de l'Incarnation écrivait à son fils :
« Il y a eu procession à Québec le jour de l'Assomption. Outre le
gros des Français, il y avait environ 600 sauvages qui marchaient en
ordre. La dévotion de ces bons néophytes était si grande qu'elle
tirait les larmes des yeux de ceux qui les regardaient. »
2. A un de ses frères. Québec, 4 sep. 1640, p. 331.
— 265 —
Mère Marie de l'Incarnation. Elle écrivait ailleurs : « Je
ne crois pas que la terre porte des hommes plus dégagés
de la créature que les Pères de cette mission. On n'y
remarque aucun sentiment de la nature ; ils ne cherchent
qu'à souffrir pour Jésus-Christ et à lui gagner des âmes...
Nous voyons tous les jours en eux des actions de vertu, qui
montrent combien ces hommes apostoliques sont ennemis
d'eux-mêmes et de leur repos pour le service de leur
Maître1. » Elle écrit encore à son fils : « Je suis ravie de
voir ici des saints dans un dénuement épouvantable... Je
n'ai point de termes pour dire ce que j'en connais... Ils se
rendent inexorables et sans pitié à eux-mêmes pour se faire
mourir tout vifs, c'est-à-dire pour faire mourir en eux
toutes les inclinations de la nature, qui sont préjudiciables
aux imitateurs de J.-C.2... Ils nous font de grandes assis-
tances ; tous ceux qui sont dans la nécessité en reçoivent
de même : petits et grands, et tous généralement ont
recours à eux dans les accidents de misère qui leur
arrivent3. » Enfin elle termine le portrait de ces religieux
par ce dernier trait : « Si vous saviez la vie qu'il leur faut
mener avec les sauvages, vous diriez que cela est impossible
et qu'ils n'y pourraient vivre... Les travaux des ouvriers
de l'Évangile sont si grands que je n'ai point de terme pour
vous les faire connaître4. »
Ce portrait est de la main d'une des femmes les plus
distinguées dont s'honore l'Église du Canada, d'une de
ses chrétiennes les plus fermes, d'un de ses caractères les
plus beaux et les plus purs. Cette église compte cependant
1. A la supérieure des Ursulines de Tours. Québec, 14 sep. 1640,
p. 342.
2. La vie de la vén. Mère Marie de l'Incarnation, p. 539.
3. A son fils. Québec, 1651, p. 142.
4. Vie de la Mère M. de l'Incarnation, p. 539.
— 266 —
dans son ménologe beaucoup de femmes de tête, de cœur
et de vertu. Et, dans cette première moitié du dix-sep-
tième siècle, la Mère Marie de l'Incarnation, ses filles
spirituelles et les religieuses des différentes communautés
voyaient les missionnaires de près, les Jésuites étant alors
les seuls prêtres du Canada, aumôniers de couvents, curés
de paroisses, desservants et prédicateurs. Le supérieur de
la mission avait le titre de grand vicaire et il en exerçait
les fonctions1.
Les missionnaires et les religieuses s'occupaient des
mêmes œuvres et poursuivaient le même but ; et, dans
cette action commune et persévérante, il était bien impos-
sible que la vie des religieux de la Compagnie de Jésus ne
fût percée à jour. Elle le fut, en effet, malgré le soin qu'ils
prenaient de n'être connus que de Dieu. « Ce qui me
ravit davantage dans ces apôtres, écrivait la première supé-
rieure des Ursulines, c'est qu'ils tâchent de cacher leurs
travaux avec une modestie ravissante2. »
Ces apôtres, qui travaillèrent d'une façon suivie, de
1633 à 1652, à l'évangélisation des populations errantes,
s'appelaient le Jeune, de Quen, du Peron, Buteux, de
1. La Mère Marie de l'Incarnation à son fils. Québec, 1652, p. 157.
M. Antoine Faulx, prêtre, arriva à Québec au mois d'août 1641 et
devint chapelain des Ursulines. Il rentra en France en 1643 et fut
remplacé par l'abbé René Chartier, qui quitta le Canada en 1648 et
eut pour successeur M. l'abbé Vignal, qui resta attaché dix ans à la
Communauté. En 1660, M. Pèlerin fut pendant dix mois chapelain et
confesseur des Ursulines, et M. Dubord, en 1698, pendant trois mois.
« A l'exception de ces années, la Communauté fut dirigée par les
PP. Jésuites jusqu'en 1700. » (Les Ursulines de Québec, t. I, p. 92-94.)
Voir dans Y Histoire de V Hôtel-Dieu de Québec, par l'abbé Casgrain,
p. 572 et suiv., le nom des supérieurs et des confesseurs des reli-
gieuses de l'IIôtel-Dieu.
2. Vie de la Mère Marie de l 'Incarnation, p. 539.
— 267 —
Lyonne, Druillettes1, Vimont, Jérôme Lalemant, Massé et
de Noue. Le lecteur en a vu plusieurs à l'œuvre et il les
rencontrera encore sur d'autres champs de bataille.
Gabriel Druillettes, un des plus entreprenants de tous
ces hommes d'action, est le dernier venu au Canada. Mais,
à peine entré dans la carrière apostolique, il la parcourt à
pas de géant. Admis dans la Compagnie de Jésus à Tou-
louse, le 28 juillet 1629, il fut appliqué, au sortir du novi-
ciat, à l'étude de la philosophie et des sciences au Puy-en-
Velay, où il professa plus tard les humanités et la rhéto-
rique. De là, renvoyé à Toulouse, il y suivit le grand cours
de théologie, et passa ensuite par cette dernière année
d'épreuve et de formation, que saint Ignace appelle
Yécole du cœur, et qui est pour le Jésuite le foyer mysté-
rieux où son cœur s'échauffe et se fortifie avant d'affronter
les rudes combats de l'apostolat catholique.
Le P. Druillettes a traversé, comme ses frères, la longue
série des préparations; il sort du silence de sa soli-
tude, le cœur retrempé aux sources vives de la foi et
prêt à toutes les immolations pour le service du prochain,
partout où l'obéissance fixera sa destinée. Intelligence
ouverte et cultivée, nature aimante et dévouée, caractère
plein d'énergie et de décision, il joignait à ces belles qua-
lités les vertus qui font les apôtres et la foi qui transporte
les montagnes. Il demande la mission du Canada, et le
1. Le P. Gabriel Druillettes, né le 29 septembre 1610, entra au
noviciat des Jésuites à Toulouse le 28 juillet 1629, et fit ses derniers,
vœux de profès le 8 octobre 1645. Après le noviciat, il étudie trois
ans la philosophie au Puy (1631-1634), puis il professe la troisième à
Mauriac (1634-1633), les humanités à Béziers (1635-1636) et au Puy
1636-1637), et la rhétorique au Puy (1637-1638); du Puy, il va à Tou-
louse faire quatre ans de théologie (1638-1642) et sa troisième année
de probation (1642-1643); enfin, en 1643, il part pour le Canada.
(Catal. Prov. Franciai, in Arch. gen.).
— 268 —
quinze août 1643, il arrive à Québec avec les Pères Noël
Chabanel et Léonard Garreau, deux victimes de choix des-
tinées au sacrifice. En peu de temps, il se rend maître de
la langue algonquine. Français et sauvages admirent avec
quelle facilité il la parle. L'heure de l'action a sonné pour
lui.
On touchait au mois d'octobre 1644. Les Iroquois avaient
recommencé la guerre contre les Hurons et leurs alliés : la
terreur régnait partout. Une forte escouade d'Algonquins
convertis vont trouver le P. Vimont et le prient de les faire
accompagner par un missionnaire. Ils partaient pour la
longue chasse d'hiver. « Les Iroquois, disent-ils, nous
poursuivans partout, nous sommes contraints de nous
éloigner de plusieurs journées de la maison de prières, et
dans notre séjour de plusieurs mois, nous souhaitons ardem-
ment d'avoir quelqu'un avec nous qui nous administre les
sacrements et nous enseigne le chemin du ciel1. » On leur
accorde le P. Druillettes. Il met dans un coffret tous les
ornements nécessaires au sacrifice de la messe — c'est tout
son bagage — et il part.
Nous avons raconté la campagne d'hiver du P. Le
Jeune, en compagnie des Montagnais. Celle-ci est la
même : mêmes voyages pendant six mois par monts et
par vaux, sur les rivières et les lacs glacés, à travers les
bois couverts de neige ; mêmes campements sous la hutte
enfumée; mêmes souffrances de la faim, de la soif et du
froid. Mais que les sauvages d'aujourd'hui diffèrent de
ceux d'hier ! Partout où ils s'arrêtent, ils dressent la cabane
du Père ; et là, on entend la messe, on assiste au caté-
chisme, on récite en commun la prière matin et soir. Avant
d'aller, les hommes à la chasse et les femmes au travail,
1. Relation de 1645, p. 14.
— 269 —
tous, à genoux, demandent la bénédiction du prêtre.
Les dimanches et les fêtes sont exactement observés. La
nuit de Noël, le jour des Gendres, les Rameaux, les feux
de joie de la Saint-Joseph, rien n'est oublié. Tout se
passe le mieux possible, selon le rite de l'Église, dans
ce petit pavillon d'écorce, au milieu de ces grands bois de la
Nouvelle-France, où pour la première fois descend et s'im-
mole la divine Hostie. Le Vendredi-Saint, les sauvages
agenouillés aux pieds du Crucifix, près de l'autel rustique,
prient d'une voix fervente pour les Iroquois, leurs enne-
mis : « Seigneur, disent-ils, pardonnez à ceux qui nous
poursuivent avec tant de fureur, qui nous font mourir avec
tant de rage ; ouvrez leurs yeux ^ » Le protestant Parkman
ne peut s'empêcher d'admirer cette sublime manifestation
de la charité chrétienne ; il ne trouve même rien de
plus beau dans les Relations des Jésuites : « Pour qui con-
naît, ajoute-t-il, la tenace intensité de haine d'un Indien,
on doit voir dans un pareil effort autre chose que la trace
d'une vaine superstition : par la foi on avait réussi à faire
adopter à ces natures sauvages une idée qui leur avait
toujours été absolument étrangère... Preuve évidente qu'en
enseignant les dogmes et les préceptes de l'Eglise romaine,
les missionnaires initiaient aussi les sauvages à toutes les
lois morales du christianisme. » Et plus loin, il conclut :
« Les protestants auront beau vouloir ridiculiser la forme
de religion que les Jésuites enseignaient aux sauvages,
l'expérience est là pour démontrer qu'elle était la seule
accessible à leur nature inculte et barbare 2. »
La force d'âme et le dévouement ne mettent pas à l'abri
des dures atteintes de la souffrance. Les privations, la
1. Relation de 1645, p. 16.
2. Parkman (Francis). The Jesuits in North America, Boston, 1880,
ch. XX.
— 270 —
fumée des wigwams, toutes les misères inséparables de la
vie sauvage et vagabonde altérèrent profondément la forte
santé du P. Druillettes ; il perdit môme la vue. Que faire
et comment suivre ses compagnons? Il leur dit : « Donnez-
moi un guide, j'ai encore assez de vigueur pour vous
suivre. » On le confia à un enfant. « Si tu veux t'assujettir
à nos remèdes, lui dirent ses néophytes désolés, tu guéri-
ras. » Il accepte, et une femme, armée d'un bout de fer
rouillé, lui racle les yeux. Jamais le patient n'avait tant
souffert de sa vie. Il comprend qu'il vaut mieux s'adresser
à Dieu, le grand médecin. Il offre le sacrifice de la messe,
il prie et fait prier les sauvages, et il recouvre subitement
la vue *.
Cependant une mission importante l'attendait à son
retour à Québec.
Sur la rivière Kénebec vivaient les Abénakis, peuplade
algonquine , limitrophe de l'Acadie et de la Nouvelle-
Angleterre. Cette nation belliqueuse, qui fut longtemps
pour les Français une puissante barrière contre les Anglais,
avait été fort touchée de l'accueil fait, à Sillery, à quelques-
uns de ses guerriers. Ceux-ci avaient assisté à la prière
des néophytes, ils avaient été témoins de la ferveur de leur
vie chrétienne et du dévouement des missionnaires, et ren-
trés dans leur pays, chrétiens et apôtres, ils avaient engagé
leurs compatriotes à demander la robe noire, ce qu'ils firent
avec instance.
Le 29 août 1646, le P. Druillettes se met donc en
route, accompagné de quelques Indiens. C'est le premier
1. Relation de 1645, ch. VI, pp. 14 et suiv. ; — Circulaire touchant
la mort du P. Druillettes aux archives du Ministère des Affaires étran-
gères, Mémoires et documents, 1661-1688, vol. V, fol. 357, 358 et
359.
— 271 —
Européen qui entreprend le long et pénible voyage du Saint-
Laurent aux sources de la rivière Kénebec *, en remontant
la rivière Chaudière. Il descend la rivière Kénebec sur un
canot d'écorce, continue sa course jusqu'à la mer, se rend
à Pentagouet2 chez les Capucins, et, après avoir visité sur
sa' route plusieurs postes anglais, où il est admirablement
reçu, il vient se fixer à Koussinok3, aujourd'hui la ville
d'Augusta.
Là, les Indiens lui bâtissent à la hâte une chapelle
en planches, et autour de la chapelle, ils dressent
quinze grandes cabanes. Le missionnaire apprend vite la
langue, et aussitôt il se met à catéchiser et à baptiser, puis
à visiter les malades. Les sauvages, sur sa recommanda-
tion, renoncent aux boissons enivrantes; les jeunes gens
jettent leurs manitous ; les charmes et les incantations
disparaissent, pour faire place à la prière. En quelques
mois, c'est un changement radical. Au milieu de janvier,
toute la troupe part pour la chasse ; le P. Druillettesla suit.
En dépit des prédictions et des menaces des sorciers, les
chasseurs convertis sont heureux à la chasse, plus heureux
que les autres. Quelques jongleurs, frappés de la puissance
du Dieu des chrétiens, reçoivent le baptême et brûlent
leurs tambours. « Qui pourrait raconter, dit le protestant
Bancroft, tous les dangers auxquels le missionnaire fut
exposé ? Les rochers aigus du lit du fleuve menaçaient con-
stamment de briser sa frêle embarcation; l'hiver transfor-
mait les solitudes du Maine en un désert de neige ; et le
1. Ou Kénebec, Kiniheki et Kinihequi.
2. Samuel Champlain, par N.-E. Dionne, p. 104, note \ : « Cham-
plain l'appelle Peimtegoiiet. D'après l'abbé Maurault, Pentagouet n'est
autre chose que Pentagouit, qui signifie endroit d'une rivière où il y a
des rapides (Histoire des Abénaquis, p. 5). Les Anglais ont donné la
préférence au mot Penobscot. »
3. Histoire des Abénakis, p. 119, note 2.
— 272 —
voyageur, chrétien ou païen, devait emporter avec lui
habitation, mobilier et nourriture. Pourtant, le Jésuite
parvint à se concilier l'affection des sauvages, et, après
avoir passé dix mois au milieu deux, il revint (1647) à
Québec, plein de joie et de santé, escorté par une trentaine
d'Indiens1. » .
Le même historien ajoute : « Ainsi, au mois de septembre
1646, quatorze ans après le rétablissement de Québec, la
France marchait rapidement vers une vaste domination
1. Bancroft (George), History of the United States, t. IV, ch. XX.
Quelques historiens se sont demandés pourquoi le P. Druillettes
n'était pas retourné l'année suivante chez les Abénakis. La réponse
se trouve dans le Journal des Jésuites, juillet 1647, p. 91 : « Le 3 ou
4 juillet, les Abnaquiois demandent à me parler pour me remercier
du voyage du P. Druilletes, et me prier de le laisser retourner ; mais
les derniers venus des Abnaquiois ayant aporté des lettres des Pères
Capucins qui nous priaient de n'y plus retourner, je leur refusé,
et fis la réponse qui se trouvera dans une lettre que j'escrivis sur ce
sujet aux Capucins. » En 1647 et en 1648, les Abénakis supplièrent
le P. Druillettes de revenir au milieu d'eux (l'abbé Maurault, p. 130) ;
mais le Père ne crut pas devoir céder à leurs prières de crainte de se
rendre désagréable aux PP. Capucins de l'Acadie. En 1650, le
P. Corne de Mante, supérieur des Capucins, invita lui-même les
Jésuites à venir évangéliser les Abénakis parla lettre suivante (Rela-
tion de 1651, pp. 14 et 15) : « Nous conjurons vos Révérences par la
sacrée dilection de Jésus et de Marie pour le salut de ces pauvres
âmes qui vous demandent vers le Sud, de leur donner toutes les
assistances que votre charité courageuse et infatigable leur pourra
donner ; et même si en passant à la rivière Kinibequi vous y ren-
contriez des nôtres, vous nous feriez plaisir de leur manifester vos
besoins ; que si vous n'en rencontrez point, vous continuerez, s'il vous
plaît, vos saintes instructions envers ces pauvres barbares et aban-
donnés, autant que votre charité le pourra permettre. » Les Abéna-
kis remirent eux-mêmes cette lettre au P. Ragueneau, recteur du
Collège, qui permit au P. Druillettes de partir le 1er septembre 1650.
Nous parlerons dans la suite de ce second voyage.
Voir, sur la visite du P. Druillettes aux Abénakis : Relation de 1646,
p. 19; — Relation de 1647, ch. X, pp. 51 et suiv. ; — Histoire des
Abénakis, par l'abbé Maurault, ch. X.
— 273 —
dans l'Amérique septentrionale, avait ses avant-postes
sur la rivière Kénebec et sur les bords du lac Huron ; elle
s'était même avancée jusqu'aux établissements situés
autour d'Albany. Les missionnaires, enflammés de zèle,
profitaient intrépidement de la tranquillité et se dévouaient
à l'obéissance jusqu'à la mort. La force entière de la colo-
nie reposait clans les missions1. »
Tandis que le P. Druillettes visitait au Sud du Saint-
Laurent la vaillante tribu des Abénakis, le P. de Quen
partait de Tadoussac, remontait le Saguenay sur un canot
conduit par deux sauvages, et, après avoir traversé une
série de rivières, de lacs et de rapides, il arrivait chez la
nation du Porc-Epic. Il avait appris que des chrétiens de
cette tribu, baptisés à Tadoussac, étaient gravement
malades, et il venait les consoler et les fortifier à l'heure
suprême. Il espérait par la même occasion répandre dans
l'âme de quelques infidèles les saintes clartés de l'Evangile.
« Aussitôt que les sauvages m'aperçurent, écrit le Jésuite,
ils sortirent de leur cabane pour voir le premier Français
qui ait jamais mis le pied dessus leurs terres. Ils s'éton-
naient de mon entreprise, ne croyant pas que jamais j'aurais
eu le courage de franchir tant de difficultés pour leur amour.
Ils me reçurent dans leurs cabanes comme un homme venu
du ciel... Le capitaine me dit : Nous te sçaurions exprimer
la joie que nous avons de ta venue ; une chose nous attriste,
tu vie ns en une mauvaise saison ; nous n'avons point de rets
pour pescher du poisson, et les eaux sont trop grandes
pour prendre le castor 2. » Le P. de Quen confesse les
chrétiens, console les malades, dispose les vieillards au
1. Bancroft, t. IV, ch. XX.
2. Relation de 1647, p. 65.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 22
— 274 —
baptême pour l'été prochain, et reprend le chemin de
Tadoussac1.
Cependant la mort commençait à moissonner ces vaillants
ouvriers de la première heure, qui s'employaient avec tant
de courage, avec un si réel mépris des fatigues, des souf-
frances et de la mort, au salut et à la civilisation des popu-
lations errantes. Nous avons parlé du P. de Noue, vrai type
du missionnaire dévoué, charitable, prêt à tout. Ce reli-
gieux de noble race, instruit, profès des quatre vœux,
versé dans toutes les questions de théologie et de morale,
s'était fait volontairement, comme nous l'avons dit, par un
sentiment d'humilité que les grands cœurs peuvent seuls
comprendre, le serviteur de tous dans la Nouvelle-France2,
Uu jour qu'on le pressait fortement de revenir à Paris, où
avec son nom et la nature de son talent il ferait certaine-
ment plus de bien qu'au Canada : « Je veux mourir ici,
répondit-il, occupé jusqu'à la fin à servir les sauvages et
ceux qui en ont soin3. » Ne pouvant les instruire, parce
qu'il ne savait pas leur langue, il les servit, en effet, à
Québec, à Sillery et aux Trois-Rivières, mais avec tant
d'amabilité et de joyeux entrain qu'il semblait prendre
plaisir aux besognes les plus pénibles et les plus rebu-
tantes 4. Français et sauvages le regardaient comme un saint ;
il en accomplissait tous les actes, il en avait tous les dehors ;
et l'opinion publique, généralement bon juge, sait bien
qu'il ne peut y avoir de rayonnement constant de la vertu
sans le foyer intérieur qui en est l'aliment et la source.
i. Relation de 1647 sur la mission du P. de Quen à Sainte-Croix
de Tadoussac, pp. 61 et suiv., et sur son voyage à la nation du Porc-
Épic, pp. 64-66.
2. Relation de 1646, pp. 10 et 11.
3. Ihid., p. 11.
4. Ihid., p. 11.
— 275 —
Le P. de Noue, en dehors du temps qu'il consacrait à
l'instruction et à la sanctification religieuse des Français,
passait ses journées à l'hôpital des sauvages ou dans la
cabane des malades et des mourants, les soignant tous
comme un simple infirmier1. Si les vivres manquaient, il
allait déterrer les racines dans les bois ou pêcher du poisson
dans la rivière. Il faisait au besoin le métier de manœuvre2.
Tout coûtait à sa fière nature, destinée à mieux par nais-
sance et par éducation ; rien ne décourageait son âme
généreuse, fortement trempée, dépouillée par libre choix
du vain honneur et des fausses jouissances.
Il était réservé à cet apôtre, qui ne vivait que de Dieu et
pour Dieu, de mourir loin de tout secours humain, assisté
et consolé par Dieu seul. Le 30 janvier 1646, il quitte les
Trois-Rivières, accompagné de deux soldats et d'un Huron,
et se dirige vers le fort Richelieu, où il doit administrer
aux Français de la garnison les sacrements de Pénitence
et d'Eucharistie. Le Saint-Laurent coulait sous une forte
couche de glace, la terre était couverte de neige. Les voya-
geurs allaient en raquettes, leurs bagages sur de petits
traîneaux. Le soir venu, ils s'étendent dans un grand
trou, creusé dans la neige, avec le ciel pour abri et pour
toit. Les deux soldats, nouvellement arrivés au Canada et
peu habitués à se servir de raquettes, étaient très fatigués ;
le P. de Noue s'en aperçut, et, n'écoutant que sa charité,
il se lève à deux heures du matin, met dans sa poche un
morceau de pain et quelques pruneaux, et part sans briquet
ni couverture, pour aller au fort chercher du secours. Cet
acte de charité lui coûta la vie. Il s'égara au milieu des
ténèbres et des tourbillons déneige.
1. Relation de 1646, p. 11,
2. Ibid.
— 276 —
Trois jours après, le deux février, un soldat et deux
hurons envoyés à sa recherche, trouvèrent le corps gelé du
missionnaire à quatre lieues au dessus du fort. Il était à
genoux, la tête découverte, les bras croisés sur la poitrine
et les yeux ouverts regardant le ciel.
On le transporta aux Trois-Rivières, « où tout le monde,
dit Marie de l'Incarnation, fut comblé de tristesse et de
consolation tout ensemble ; de tristesse, voyant ce bon
Père, qui n'avait point de plus grand soin jour et nuit que
d'obliger tout le monde, être ainsi mort, abandonné de tout
secours humain; et de consolation, regardant ce corps en
la posture où l'on dépeint ordinairement saint François-
Xavier, les bras croisés sur la poitrine, les yeux ouverts et
fixés vers le ciel, qui seul avait été le témoin de son agonie,
et l'attendait pour le couronner de ses travaux. Sa face
ressemblait à un homme, qui est en contemplation, plutôt
qu'à un mort1. »
Le douze mai de la même année, le P. Ennemond Massé
allait rejoindre dans le triomphe de la gloire le P. Anne de
Noue. Tous deux avaient parcouru la même carrière d'ab-
négation, de mortification et d'apostolat; tous deux, dans
la société religieuse, avaient choisi la dernière place, celle
où l'on travaille et où l'on se sacrifie sans éclat et sans
bruit, mais souvent avec plus de fruit. Elle serait longue
l'histoire du bien produit par ces deux hommes! Ils sont
morts tous deux dans leur chère mission du Canada, l'un
1. Voir, pour tout ce qui précède, sur le P. de Noue :
Brève Relatione d'alcune missioni, delP. Franc. Gioseppe Bressani,
S. J., parte 3 a, cap. I; — Lettres de la Mère M. de l'Incarnation,
p. 411 et suiv. ; — Cours d1 histoire du Canada, de l'abbé Ferland, t. I,
p. 340; — Histoire générale de la Nouvelle-France, parle P. de Char-
levoix, t. I, p. 267 ; — Relation de 1646, cluIII ; — Parkman (Franc),
Jhe Jesuits in North America, ch. XVI.
P. ANNE DE NOUE
2 Février 1646
— 277 —
dans l'exercice de la charité, l'autre dans l'acte de la prière,
tous deux en grande réputation de sainteté. Ils furent
enterrés dans les deux premières réductions du Canada, le
P. Massé à Sillery et le P. de Noue aux Trois-Rivières.
Le peuple Canadien-Français n'a pas oublié ce qu'il doit
au P. Massé. En 1870, deux prêtres1, exécutant des fouilles
à Sillery, découvraient les restes précieux du missionnaire
dans la chapelle latérale de l'ancienne église, du côté de
l'évangile; et, le vingt-six juin de la même année, une foule
immense se pressait autour du monument funèbre élevé
par la reconnaissance publique au premier apôtre de la
Nouvelle-France. Sur un des côtés de l'obélisque, on lit
cette inscription gravée sur le marbre :
Les habitants de Sillery
Ont élevé ce monument
a la mémoire
Du P. Ennemond Massé, S. J. ,
Premier missionnaire en Canada,
Inhumé en 1646
Dans l'église de Saint-Michel
En la résidence
De Saint-Joseph de Sillery2.
1. L'abbé Laverdière et l'abbé Casgrain.
2. Histoire de V Hôtel-Dieu de Québec, par l'abbé Casgrain, p. 99
Le Journal de Québec, lundi 27 juin 1870.
V. aux Pièces justificatives, n° V.
CHAPITRE CINQUIÈME
Fondation à Notre-Dame des Anges d'un séminaire pour les enfants
des sauvages ; insuccès de cette fondation. — Fondation à Québec
d'un séminaire pour les filles sauvages; Madame de la Peltrie, mère
Marie de l'Incarnation, les Ursulines. — Fondation d'un hôpital à
Québec; la duchesse d'Aiguillon, les Hospitalières de Dieppe. —
Fondation de la société de Notre-Dame de Montréal ; Jérôme Le
Royer de la Dauversière, de Maisonneuve, d'Ailleboust, Mademoi-
selle Mance. — Le P. Vimont, supérieur général de la mission du
Canada.
Dans le but de faciliter la conversion des sauvages,
Richelieu avait inséré dans l'acte de fondation de la Com-
pagnie des Cent-Associés, que tout Indien converti serait
considéré comme citoyen français. Dussieux, dans sa notice
sur le Canada !, félicite le Cardinal de cette heureuse dispo-
sition. « A aucune époque, même en France, dit-il, on n'a
fait une plus large et plus généreuse application de la fra-
ternité chrétienne. En accordant aux Indiens catholiques
une complète égalité avec les citoyens français, sans tenir
compte des différences de race, le grand Cardinal donnait
la mesure de l'élévation et de la hardiesse de son génie. »
L'éloge ne laisse rien à désirer. Et de fait, la pensée de
Richelieu était libérale, digne d'un prélat français. Il faut
cependant l'avouer : seule, elle n'eût produit qu'un mince
résultat; jamais elle n'eût créé une nouvelle France dans
l'Amérique du Nord. Le système du P. Le Jeune avait
l'avantage d'être plus pratique et plus fécondant. Il fixa à
Sillery, les sauvages nomades, et en fit des amis et des
1. Le Canada, p. 29.
— 280 —
sujets de la France, en les amenant à la vraie Foi, tout
en respectant dans une large mesure leurs mœurs, leurs
usages et leur langue *.
11 ne réussit pas aussi bien dans une autre partie de son
programme. Gomme tant d'autres, il s'imagina qu'il par-
viendrait à élever dans un séminaire ou pensionnat des
enfants sauvages, et qu'une fois formés, ceux-ci porteraient
à leurs compatriotes les lumières de la Foi, qu'ils seraient
le germe actif des générations chrétiennes de l'avenir. Dès
1635, il écrivait : « Le premier dessein de la Résidence de
Québec est de dresser un collège pour instruire les enfants
des familles qui se vont tous les jours multipliant2. » Nous
avons vu dans le chapitre premier l'heureuse réussite de ce
projet. « Le second dessein, ajoute le P. Le Jeune, est
d'établir un séminaire de petits sauvages, pour les élever
en la Fov chrétienne 3. »
Cette idée n'était pas nouvelle. Les Récollets avaient eu
l'intention de fonder une école près de leur couvent de Notre-
Dame des Anges. Le manque de ressources les força de
renoncer à ce projet. Le P. Le Jeune le reprit; mais, dans
cette entreprise, on a de la peine à reconnaître son coup
d'œil, son esprit de méthode et de décision. S'il loue l'excel-
lente bonté de l'œuvre , il tâtonne dans l'exécution , il
hésite, il modifie ses appréciations et ses plans. On sent
1. Dans son histoire du Canada, p. 36, note, Dussioux dit, en par-
lant des sauvages nomades que les missionnaires avaient fixés et
convertis : « Les sauvages chrétiens ou domiciliés, comme l'on disait,
nous fournirent dans la guerre de 1755 des contingents de soldats
dévoués, qui s'élevèrent quelquefois jusqu'à 800 hommes, excellents
tireurs. Ce sont eux qui gagnèrent la bataille de la Belle-Rivière,
en 1755, sur le général Braddock. Les Indiens domiciliés partaient à
la guerre avec les missionnaires attachés à leurs paroisses. »
2. Relation de 1635, p. 3.
3. Ihid.
— 281 —
qu'il s'avance sur un terrain mouvant, semé d'obstacles; il
change plus d'une fois de route.
En 1634 *, il écrit : « Pour le séminaire, je ne voudrais
pas prendre les enfants du pays dans le pays même, parce
que ces barbares ne peuvent supporter qu'on châtie leurs
enfants, non pas même de paroles, ne pouvant rien refuser
à un enfant qui pleure; si bien qu'à la moindre fantaisie,
ils nous les enlèveraient, devant qu'ils fussent instruicts ?. »
Deux ans après il change d'avis; il croit que le voisinage
des parents ne nuira ni au recrutement des enfants ni à
leur séjour à l'école : « car en ayant quelques uns affidés,
qui appellent et retiennent les autres, les pères et mères
qui ne savent ce que c'est de contrarier leurs enfants, les
laisseront sans contredit3. » En 1634, il ne veut au sémi-
naire de Québec que des Hurons; en 1636, il admet des
Algonquins et des Montagnais.
Sa première pensée était d'établir le séminaire à Notre-
Dame des Anges, et la maison avait été disposée pour
recevoir les petits sauvages. Plus tard il écrit que ce lieu
est solitaire, qu'il n'y a point d'enfants français : aussi
« nous changeons, dit-il, la pensée que nous avons eue
autrefois d'arrêter là le séminaire, l'expérience nous fait voir
qu'il le faut nécessairement placer où est le gros de nos
Français, à Québec, pour arrêter les petits sauvages par les
petits Français4 ».
L'expérience fit comprendre également qu'il y aurait un
1. Cette même année, 1634, dans une lettre écrite au R. P. Pro-
vincial de Paris (Doc. XII du P. Carayon, p. 153), le P. Le Jeune est
tellement persuadé de la nécessité d'éloigner les petits sauvages de
leurs parents, si on veut les retenir à l'école, qu'il propose de les
envoyer en France. Le P. Charles Lalemant ne fut pas de cet avis.
2. Relation de 1634, p. 12.
3. Relation de 1636, p. 35.
4. Ibid.
— 282 —
grave inconvénient à mêler les sauvages aux Français. Le
sauvage est le plus souvent corrompu dès le jeune âge :
n'était-il pas à craindre qu'il ne pervertît en peu de temps
ses camarades français?
En définitive, après maints tâtonnements et tergiversa-
tions, le séminaire fut bâti à Notre-Dame des Anges. C'est
là qu'on installa les jeunes sauvages; Hurons, Algonquins,
Montagnais, Outaouais. Tous purent s'y faire admettre : il
suffisait d'avoir les qualités et les aptitudes jugées néces-
saires.
Les indécisions n'existent plus ; l'heure des difficultés
-commence. Le P. de Brébeuf, qui se trouvait alors chez les
Hurons, décide, à force d'instances et de promesses, douze
petits enfants à descendre à Québec. Au moment du départ,
les mères et les grand'mères se jettent au cou de leurs
enfants et refusent de s'en séparer. C'est une scène
navrante. Trois finissent par obtenir le consentement des
parents et partent avec les Pères Daniel et Davos t. Aux
Trois-Rivières, deux sont pris du mal du pays et reviennent
sur leurs pas. Ils sont remplacés par deux petits Hurons;
et les trois séminaristes, Satouta, Tsiko et un autre, dont
les Relations taisent le nom, entrent à Notre-Dame des
Anges vers la fin de juillet 1635. Quelques jours après,
trois autres Hurons viennent les rejoindre : Teouatirhon,
Andehoua, Aïandacé1.
Comment les habiller et les nourrir? La charité est ingé-
nieuse. Pour venir à leur secours, le P. Le Jeune, qui est à
bout de ressources, congédie une partie de ses ouvriers : « Ren-
voyer les sauvages, écrit-il, nous ne le ferons jamais; nous
leur donnerions plutôt la moitié de nous-mêmes ; l'affaire est
trop importante pour la gloire de Notre-Seigneur 2. »
1. Relation de 1636, p. 73.
2. Relation de 1636, p. 75.
— 283 —
Le pensionnat est ouvert; et le règlement fonctionne
avec la plus indulgente douceur : prière, sainte-messe, un
peu de travail, beaucoup de récréations, pêche et chasse
pendant les promenades de chaque jour. Le régime sévère,
monacal ou militaire, comme on voudra, de nos écoles de
France eût mal convenu à ces natures indépendantes, volon-
taires, habituées à vivre sans frein, impatientes de tout
joug, élevées en plein air, à travers les bois, sur les lacs ou
sur les rivières. On leur apprenait à lire et à écrire; le
P. Daniel leur enseignait la doctrine chrétienne.
Nous avons dit que le P. Le Jeune, à son arrivée à Notre-
Dame des Anges, avait ouvert une petite école d'externes,
fréquentée par les enfants des Algonquins et des Monta-
gnais, qui cabanaient aux environs de Québec. Cette école
avait prospéré, et, en 1635, garçons et filles se réunissaient
nombreux à la chapelle de la Résidence pour y apprendre
la doctrine chrétienne. L'enseignement était public et
attirait beaucoup de parents. Après la leçon, régal de pois.
De temps à autre, séance publique à laquelle assistaient le
gouverneur et les principaux citoyens de Québec : on inter-
rogeait les enfants sur les principaux points de la religion,
on distribuait des récompenses aux plus méritants. Le P.
Le Jeune faisait ce cours de catéchisme *. Nos petits sémi-
naristes le suivirent.
Tout allait pour le mieux au pensionnat naissant; et
l'avenir se montrait chargé d'espérances, quand la mort vint
enlever Satouta et Tsiko, natures d'élite, qui promettaient
beaucoup. « Voilà, dit le P. Le Jeune, les deux yeux de
notre séminaire éteints en peu de temps, les deux colonnes
renversées2! » Le petit camarade, entré avec eux à Notre-
Dame des Anges, fut pris de nostalgie et quitta l'école.
1. Relation de 1637, p. 39.
2. Relation de 1637, p. 57.
— 284 —
Restaient Aïandacé, le benjamin de la bande, Andehoua et
Teouatirhon; les deux premiers, de retour au pays, y furent
des modèles de foi et de piété; le dernier, jeté par la puis-
sance de passions indomptées en dehors de la voie droite,
finit par y rentrer et mourut en chrétien, muni de tous les
secours de la religion.
Ceux qui les remplacèrent à Notre-Dame des Anges
n'avaient ni la même innocence de mœurs, ni les mêmes
qualités du cœur et de l'esprit : ils s'enfuirent de l'école
au printemps de 1638 1. L'année suivante^, les portes du
séminaire s'ouvrirent à des Montagnais, à des Algon-
quins et à des Hurons2; hélas! pas pour longtemps.
Bientôt, le pensionnat était fermé, faute d'élèves, et les
Jésuites abandonnèrent la Résidence de Notre-Dame des
Anges pour s'établir au collège de Québec.
Le séminaire avait atteint une durée de cinq ans à peine.
L'insuccès était notoire ; il fallait en chercher la cause dans
le génie du jeune sauvage, insuffisamment connu des Pères,
quand ils entreprirent avec plus de zèle que d'expérience
cette fondation scolaire. Leur plan d'éducation présentait
cependant des garanties de prospérité par sa simplicité
même : n'admettre au pensionnat que des enfants de dix à
quatorze ans, et les choisir entre les sujets proposés par les
missionnaires ; là, pendant quatre ou cinq ans, et plus, si
c'était possible, leur apprendre à lire et à écrire, les initier
aux éléments des sciences et des arts, et par dessus tout les
former à la vertu et à la connaissance des vérités dogma-
tiques, deux conditions nécessaires, d'abord pour ne pas
perdre, au sortir de l'école, la pureté de leurs mœurs au
contact de la dépravation des sauvages, ensuite pour tra-
1. Relation de 1638, ch. IX et X.
2. Relation de 1639, pp. 38-42.
— 285 —
vailler avec fruit au salut des âmes de leurs compatriotes.
Dans le but d'assurer davantage le succès de l'œuvre, les
missionnaires comptaient ne renvoyer le séminariste au
pays qu'à l'âge de dix-huit à vingt ans.
Pour réaliser ce plan d'éducation, ni le savoir-faire, ni
le dévouement ne firent défaut; le recrutement des élèves
s'opéra même au début sans de trop grosses difficultés, et,
en général, on sut distinguer dans le nombre des présenta-
tions les sujets que la nature appelait à de plus hautes des-
tinées. Mais, en dépit des meilleurs choix et malgré tous
les soins dont ils furent entourés, les petits sauvages, une
fois entre quatre murs, en dehors de leurs forêts et loin de
leurs parents, ne purent y tenir. Tout ce qui est nouveau
est beau ; au commencement, presque tous semblaient ravis
de leur nouveau séjour, enchantés de leur vie d'écoliers.
Après quelques mois, un an, et, pour un petit nombre,
deux ou trois ans, tout changeait d'aspect ; ils pleuraient
leur liberté perdue, ils regrettaient leurs cabanes et leurs
bois, ils ne voyaient rien au dessus de la chasse et de la
pêche ; rien ne leur plaisait à l'école, ni l'étude, ni le
règlement, ni la nourriture, ni le costume à la fran-
çaise, ni les douceurs de toutes sortes que la charité
leur procurait ; ils ne songeaient qu'à revoir le pays,
à reprendre leur vie errante et vagabonde ; presque tous
devenaient nostalgiques. Impossible de retenir les élèves
même les plus attachés à leurs maîtres. D'un autre côté,
les parents ne comprenaient pas les avantages de l'instruc-
tion. « Je suis assez savant pour instruire mon fils, » disait
un capitaine algonquin au P. Le Jeune, qui lui conseillait
d'envover son enfant à Notre-Dame des Anges1. « S'ils
consentaient à se séparer de leurs enfants, écrivait Mgr de
1. Relation de 1635.
— 286 —
Laval, on ne pouvait guère espérer que ce fût pour long-
temps, parce que, pour l'ordinaire, les familles des sau-
vages ne sont pas peuplées de beaucoup d'enfants... Ils
n'en ont pour la plupart que deux ou trois, et rarement ils
passent le nombre de quatre ; ce qui fait qu'ils se reposent,
sur leurs enfants lorsqu'ils sont un peu avancés en âge,
pour l'entretien de leur famille, qu'ils ne peuvent se pro-
curer que par la chasse et d'autres travaux, dont les pères
et mères ne sont plus capables, alors que leurs enfants sont
en âge et en pouvoir de les secourir1. »
Les petits sauvages revenaient donc au pays, après un
court séjour au séminaire, incapables de rendre les services
qu'on attendait d'eux, et exposés, à cause de leur jeune âge,
aux plus terribles tentations. La majorité ne résista pas
aux séductions du mal, même parmi ceux qui sortirent de
Notre-Dame des Anges plus affermis dans le devoir. Dès
le séminaire, beaucoup répondirent si peu au dévouement
de leurs maîtres qu'on fut obligé, en 1638, dans l'intérêt
de l'école, de renvoyer tous les séminaristes, à l'exception
d'Andehoua et de Teouatirhon-. Le demi-savoir fut aussi
fatal à quelques-uns.
En définitive, l'expérience montra aux Pères qu'ils
avaient fait fausse route ; et, après mûre réflexion, au lieu
de s'obstiner à la suivre, ils revinrent sur leurs pas. « Le
séminaire, qui avait esté estably àNostre-Dame des Anges,
écrivait le P. Vimont en 1643, fut interrompu pour de
justes raisons, et nommément parce que l'on ne voyait pas
de fruict notable parmy les sauvages, commençant
1. Relation de 1668, p. 30. Lettre de Mgr l'évoque de Pétrée à
M. Poitevin, curé de Saint-Josse, à Paris.
2. Relation de 1638, p. 23 : « Voilà donc derechef le séminaire
réduit au petit pied, et au nombre de deux. »
— 287 —
l'instruction d'un peuple par des en fan s ; l'expérience nous
la faict cognoistre1. »
Ajoutons que cette œuvre d'un si maigre profit était fort
coûteuse; et souvent les ressources manquaient. Plus
d'une fois le P. Le Jeune se demanda comment il procure-
rait des vivres à ses écoliers 2. Il n'avait pas seulement à sa
charge la nourriture et l'entretien des enfants ; il lui fallait
encore contenter l'insatiable avidité des parents, sollici-
teurs importuns, qui regardaient les Jésuites comme leurs
obligés, les assiégeaient de demandes, et ne se retiraient que
les mains pleines de cadeaux.
Les aumônes qu'on recevait de France et que l'on consa-
crait à l'éducation des enfants de Notre-Dame des Anges
pouvaient être utilisées plus avantageusement ailleurs.
Elles furent employées à l'érection de cabanes à Saint-
Joseph de Sillery, où se concentraient depuis quelques
années les efforts des missionnaires 3. ■
Cependant la critique, qui a constamment les yeux;
ouverts sur les faits et gestes des Jésuites, n'avait pas vu
sans un plaisir secret l'insuccès du séminaire, et elle pro-
fita de cet échec pour leur faire voir beau jeu. Il fallait s'y
attendre.
Il y avait à la cour du roi de France quelques esprits
fâcheux, intrigants de race, ambitieux, dévorés de jalousie,
1. Relation de 1643, p. 28.
2. Relation de 1637, p. 64.
3. Relation de 1640, p. 4. « Il faut pour le présent bander tous nos
nerfs pour arrêter les sauvages. Au commencement que nous vînmes
en ces contrées, comme nous n'espérions quasi rien des vieux
arbres, nous emploions toutes nos forces à cultiver les jeunes
plantes ; mais Notre Seigneur nous donnant les adultes, nous conver-
tissons les grandes dépenses que nous faisions pour les enfants, au
secours de leurs pères et de leurs mères, les aydant à cultiver la
terre et à se loger dans une maison fixe et permanente (à Sillery). »
— 288 —
qui trouvaient toujours à redire à toutes les entreprises
militaires et apostoliques de la Nouvelle-France. La plu-
part d'entre eux n'aimaient ni les gouverneurs ni les
Jésuites. Jamais ils n'avaient vu le Canada; ils le connais-
saient par les mécontents et les envieux, gens peu esti-
mables qu'on rencontre partout, toujours intéressés à criti-
quer et à décrier ; et, bien entendu, ils préféraient les rap-
ports et les lettres de ces suspects aux Relations des mis-
sionnaires et aux Mémoires des Gouverneurs.
Ces ennemis de la Compagnie de Jésus jetèrent donc
dans la circulation une idée à eux. Ils prétendirent que la
Société était opposée à la francisation des sauvages, dans
la crainte de perdre par là la grande influence qu'elle avait
conquise ou qu'elle espérait conquérir sur les tribus
indiennes. Ils ajoutaient que c'était un système chez elle
d'éloigner partout les sauvages de tout contact avec les
Européens, de toute civilisation. Cette idée fît avec le
temps son chemin. Bientôt, dans 1 entourage de Louis XIV,
la langue française et les coutumes françaises au Canada
devinrent le mot d'ordre. A entendre ces civilisateurs
d'antichambre, c'était là le seul moyen de civiliser les sau-
vages, de leur inspirer les nobles sentiments d'honneur
et de justice, et d'en faire des amis de la France, de vrais
Français. Ils ne comprenaient pas ou feignaient de ne pas
comprendre qu'on pût attacher les Indiens à la France en
les attachant à Jésus-Christ. Et cependant, « si la France,
dit Chateaubriand, vit son empire s'étendre en Amérique
par de là les rives du Meschacebé, si elle conserva si long-
temps le Canada contre les Iroquois et les Anglais unis,
elle dut presque tous ses succès aux Jésuites. » Les gouver-
neurs de la Nouvelle-Angleterre rendirent eux-mêmes jus-
tice aux missionnaires du Canada, quand ils les représen-
tèrent dans leurs dépêches comme leurs plus dangereux
— 289 —
ennemis : « Ils déconcertent, disaient-ils, les projets de la
puissance britannique ; ils découvrent ses secrets et lui
enlèvent le cœur et les armes des sauvages1. »
Quoi qu'il en soit, il se forma à la Cour un parti puis-
sant, qui demandait la francisation à outrance des sauvages.
Colbert, ministre de la marine, fut entraîné dans ce parti.
En 1668, il écrivit à Mgr de Laval, au nom du roi, pour
lui communiquer les intentions de Sa Majesté et le conjurer
de façonner les jeunes sauvages aux usages français2.
Ordre fut également donné à l'intendant Talon de tenir la
main à cette affaire. L'évèque de Pétrée se soumit avec la
plus louable déférence aux volontés royales : « Gomme le
Roi, dit-il, m'a témoigné qu'il souhaitait que l'on tachât
d'élever à la manière de vie des Français, les petits enfants
sauvages, afin de les policer peu à peu, j'ai formé exprès
un séminaire, où j'en ai pris un nombre à ce dessein. Pour
y mieux réussir, j'ai été obligé d'y joindre des petits Fran-
çais, dont les sauvages apprendront plus aisément les
mœurs et la langue, en vivant avec eux3. »
Mgr de Laval ajoute dans cette lettre : « Nous n'épar-
gnerons rien de ce qui sera en notre pouvoir pour faire
réussir cette heureuse entreprise, quoique le succès nous
en paraisse fort douteux*. » Il n'épargna rien, en effet, et
il ne réussit pas. Les six Hurons qu'il entretenait au sémi-
naire de Y Enfant-Jésus, désertèrent les uns après les
autres. Cinq ans après, il n'y avait plus un seul sauvage
au séminaire.
1. Génie du Christianisme, 4e partie, 1. IV, ch. VIII.
2. Vie de Mgr de Laval, par l'abbé Gosselin, t. I, p. 558.
3. Relation de 1668. Lettre cb Mgr l'évèque de Pétrée à M. Poite-
vin, curé de Saint-Josse, à Paris, ch. IX.
4. Ibid.
Jcs. et Nouv.-Fr. — T. I. 23
— 290 —
L'intendant ne s'adressa pas seulement à Mgr de Laval.
Il pria l'abbé de Queylus et les prêtres de Saint-Sulpice de
lui prêter le concours de leurs bonnes volontés. « Le supérieur
du séminaire de Villemarie répondit que volontiers il
tiendrait une école pour l'éducation des sauvages grands
et petits, et appliquerait deux de ses prêtres à leur ensei-
gner la langue française et à les civiliser, si Mgr de Laval
l'avait pour agréable 1 . »
L'abbé de Queylus ouvrit l'école en 1668 et reçut les
félicitations de Colbert : « Il ne pouvait rien faire qui fût
plus agréable à Sa Majesté que de continuer à travailler,
comme il avait commencé, à l'instruction des enfants sau-
vages et à les civiliser2. » Le ministre, appréciant le
zèle, Y application et la piété de M. , de Queylus, espère
beaucoup de satisfaction de sa petite école. Le fait est qu'on
n'épargna rien à Villemarie pour la faire réussir. M. Dol-
lier promit même une somme de cinq cents livres à un gar-
çon de treize ans, nommé Jacques Akikamega, à la condi-
tion de rester au séminaire, où il serait nourri et entretenu
gratuitement, jusqu'à l'âge de dix-huit ans accomplis. Aki-
kamega accepta l'offre de M. Dollier. L'acte de donation
fut rédigé et signé. Il se conserve encore au greffe de Vil-
lemarie 3.
*
1. Histoire de la Colonie française, par l'abbé Faillon, t. III,
p. 270, note. — V. aux Archives coloniales, Canada. Correspondance
générale, la lettre de M. Talon à Mgr Colbert, 27 oct. 1667 : « Vous
verrez à quoi le supérieur du Séminaire de Montréal s'engage par un
écrit ci-joint. J'estime que si vous consentez que je lui promette, de
la part du Roi, que ses ouvriers ne seront pas inquiétés à l'avenir en
tenant école pour l'instruction des sauvages, on aura beaucoup fait
pour les déprendre de leur humeur farouche, et que, l'émulation se
mettant entre eux et les Pères Jésuites, ils travailleront à l'envi à la
perfection de leur ouvrage. » Cité par Faillon.
2. Ibid., p. 272.
3. Ibid., pp. 273 et 274.
— 291 —
Le dix novembre 1670, Talon, dans un mémoire à Col-
bert, trouve l'abbé de Queylus plus zélé que Mgr de Laval.
L'évêque de Pétrée a laissé diminuer à Y Enfant-Jésus le
nombre des petits sauvages, tandis que M. de Quevlus
pousse son zèle plus avant1.
Le zèle ne suffisait pas. On échoua à Villemarie comme
on avait échoué à Y Enfant-Jésus, et, d'après le témoignage
même de M. Faillon, « le Roi se plaignit de ce que les
prêtres du séminaire de Montréal ne s'étaient pas appliqués
à cette œuvre2. » Les plaintes du Roi étaient injustes, car
les Sulpiciens firent preuve de la meilleure volonté 3 ; s'ils
ne réussirent pas, c'est que la réussite était impossible.
L'expérience seule le leur fit comprendre.
L'intendant avait aussi fait appel au dévouement des
Religieux de la Compagnie de Jésus. Ces Religieux
n'étaient pas de ses amis. Il était arrivé au Canada, l'esprit
bourré de préventions contre eux, et avec un système
d'éducation élaboré en France, loin des Indiens qu'il
n'avait jamais vus. Personne ne contestera à ce magistrat
de grandes qualités administratives, sa puissance de travail
et d'organisation. Industries, découvertes, entreprises
scientifiques, armée, justice, tout fut l'objet de ses soins, et
à tout il donna l'impulsion la plus féconde. C'est avec rai-
son qu'on l'a surnommé le Colbert du Canada. Mais l'in-
tendant ne sut pas imposer silence à ses sympathies et à
ses antipathies ; l'homme partial se révèle dans toute sa
correspondance. S'il loue jusqu'à la flatterie ses propres
1. Archives Coloniales. Canada. Correspondance générale. —
M. Talon, intendant (1667-1672). 3e vol.
2. Faillon, t. II, p. 279.
3. Ibid. Voici ce que dit M. Faillon : « Les Sulpiciens n'avaient
cessé de donner des preuves assez manifestes de l'ardeur avec
laquelle ils poursuivaient cette œuvre. »
— 292 —
amis, puis les membres du clergé et des ordres religieux
qui partagent ses opinions et ses vues, il est peu indulgent
pour les autres ; il oublie envers ceux-ci les règles de la
justice, il ramasse volontiers les cancans les plus malveil-
lants contre eux, et sa correspondance entremêle habile-
ment à des éloges mérités les plus perfides insinuations. A
ce point de vue, Talon est un chef de file ; il aura des sui-
vants, comme nous le verrons1.
En arrivant au Canada, il engagea donc les Jésuites à
instruire les enfants des sauvages dans la langue française,
et à les accoutumer à notre façon de vivre-. Les Jésuites
n'acceptèrent pas cette ouverture avec autant de facilité et
d'empressement que Mgr de Laval; ils se montrèrent
môme récalcitrants. Forts d'une première expérience, ils
représentèrent à l'intendant les graves inconvénients d'un
séminaire de sauvages. « Leurs représentations furent mal
reçues ; on les attribua à l'envie d'être les seuls maîtres
des sauvages et de vouloir par là se rendre toujours néces-
o ♦
saires°. »
Ces religieux désiraient avant tout le bien de la colo-
nie et des Indiens. La paix était un des éléments néces-
saires à ce bien ; ils lui firent le sacrifice de leurs idées,
et, quoique convaincus de l'inutilité d'un second essai, ils
choisirent quelques jeunes Algonquins et les mêlèrent aux
élèves français du collège de Québec.
Le 26 octobre 1667, l'intendant écrivit à Golbert : « Les
Pères Jésuites auxquels j'ai fait une espèce de reproche,
civilement néanmoins, de n'avoir pas jusqu'ici donné l'ap-
1. Archives Coloniales, à Paris, une partie de la correspondance
de l'intendant Talon : Canada. Correspondance générale.
2. Histoire de la Nouvelle-France, par le P. de Ckarlevoix, t. I,
p. 390.
3. Ibid.
— 293 —
plication qu'ils doivent à la politesse du naturel des sau-
vages et à la culture de leurs mœurs, m'ont promis qu'ils
travailleraient à changer ces barbares en toutes leurs par-
ties, à commencer par la langue1. »
Ils y travaillèrent, en effet, comme ils l'avaient promis.
Sur ces entrefaites, le 8 avril 1668, Talon repassa en
France, et, à son retour à Québec, il n'eut pas à se félici-
ter, paraît-il, de l'ardeur de Mgr de Laval et des Jésuites
pour l'œuvre de francisation. « J'ai trouvé, dit-il à Col-
bert, le nombre des petits sauvages que Mgr l'Evéque et
les Pères élevaient, fort diminué ; mais je dois dire que
leur chaleur se réveille, et qu'ils vont chercher de nouveaux
sujets pour les élever dans nos moeurs, notre langue et nos
maximes2. »
Les Jésuites eurent beau chercher, les partants ne
furent pas remplacés, et bientôt les sauvages du collège
prirent le chemin de ceux de V Enfant-Jésus : ils revinrent à
leurs cabanes et à leurs bois.
Faut-il ajouter que le fameux mélange des Indiens et des
Français, sur lequel on comptait tant en France pour la
réussite du projet, ne servit de rien aux sauvages et nuisit
aux Français3! Ainsi se réalisait encore une fois la parole
restée célèbre de la Mère Marie de l'Incarnation : « Un
Français devient plutôt sauvage qu'un sauvage ne devient
Français4. »
1. Archives Coloniales. Canada. Correspondance générale. —
M. Talon, intendant (1668-1672). 3e vol.
2. Ibid. Lettre de Talon à Colbert, 10 novembre. 1670.
3. Latour, p. 97.
4. Dans sa Vie de Mgr de Laval, l'abbé Gosselin apporte le témoi-
gnage du marquis de Denonville et de M. de Champigny, qui
confirment tous deux celui de la Mère Marie de l'Incarnation
(p. 563).
« On a cru longtemps, dit le marquis de Denonville, qu'il fallait
— 294 —
Comme on devait s'y attendre, Talon attribua l'insuccès
approcher les sauvages de nous pour les franciser ; on a tout lieu
de reconnaître qu'on se trompait. Ceux qui se sont approchés de nous
ne se sont pas rendus Français, et les Français qui les ont hantés
sont devenus sauvages. » — « Jusqu'à présent, écrit à son tour M. de
Champigny, les missionnaires ont toujours été obligés d'avoir des
domestiques français, parce que le sauvage n'aime pas à être dépen-
dant ni fixe dans un lieu ; de sorte qu'il arrive plus ordinairement
qu'un Français se fasse sauvage, qu'un sauvage se fasse Français. »
Les Sulpiciens, après avoir critiqué les Jésuites , furent obligés
de reconnaître les inconvénients de la cohabitation des enfants sau-
vages et français. Ils ne voulurent môme pas, après un essai de
quelques années, laisser les premiers à Montréal : « Ils jugèrent
qu'ils réussiraient peut-être mieux, dit l'abbé Faillon (p. 281), à les
former à la vie civile, s'ils les plaçaient à la campagne, en les éloi-
gnant ainsi des occasions de dissipation que la ville pouvait leur
offrir. Dans ce dessein, ils formèrent un établissement au dessus de
la Chine, qu'ils appelaient Chantilly. » Les Sulpiciens réussirent-ils
mieux à Chantilly? Il faut croire que non, puisque M. Faillon ne le
dit pas; même à travers beaucoup de circonlocutions, il laisse voir
que ce nouvel essai fut infructueux. Il est plus net, quand il
raconte les échecs de Mgr de Laval et des Jésuites.
Le comte de Frontenac, un des grands patrons de la Francisation
des sauvages, écrivait de Québec en 1691 à son gouvernement
qu'on devrait toujours laisser les Français avec les sauvages, pour
les franciser en les christianisant. A l'appui de son opinion il invo-
quait douze ans d'expérience. Le P. de Charlevoix lui répond dans
son Histoire (t. II, p. 98) : « L'expérience, non pas de dix ans, mais
de plus d'un siècle, nous a appris que le plus mauvais système pour
bien gouverner ces peuples et pour les maintenir dans nos intérêts,
est de les rapprocher des Français, qu'ils auraient beaucoup plus esti-
més, s'ils les avaient moins vus de près. On ne pouvait plus, en
4691, douter que le meilleur moven de les christianiser ne fût de se
bien donner de garde de les franciser. En sept ou huit mois que les
Iroquois du Sault ou de la Montagne avaient demeuré à Montréal
après le ravage de La Chine, ils étaient devenus méconnaissables et
pour les mœurs et pour la piété; et il nest personne aujourd'hui
qui ne convienne que si leur ferveur n'est plus, comme elle a été
si longtemps, l'édification et l'admiration de la Nouvelle-France,
c'est qu'ils nous ont trop fréquentés. L'exemple des nations abéna-
quises, bien plus séparées des habitations françaises et dont Tatta-
— 295 —
de l'entreprise au mauvais vouloir des Jésuites1. Les
esprits moins prévenus virent dans ce second essai, resté
infructueux en dépit des meilleures volontés, l'impossibilité
absolue de franciser les petits sauvages. A leurs yeuxT
l'inutilité des efforts de l'évêque de Pétrée et des ecclé-
siastiques de Montréal justifia pleinement les mission-
naires, a Le marquis de Tracy, dit le P. de Gharle-
voix, ne contribua pas peu dans la suite à dissiper les
ombrages qu'on avait inspirés au ministre contre eux. Il
avait entendu parler du projet dont il s'agissait, lorsqu'il
était sur les lieux ; il avait compris aussi bien que les
Jésuites, combien il était impraticable et dangereux, et
quoique MM. de Courcelles et Talon persistassent dans leurs
préjugés, M. Colbert, qui en reconnut enfin l'injustice,
accorda sincèrement, son amitié à ces missionnaires, pour
qui il avait toujours eu une véritable estime ; se déclara
dans toutes les occasions leur protecteur, et leur témoigna
jusqu'à la fin de sa vie une confiance entière pour tout ce
qui regardait l'exercice de leurs fonctions'2. »
Le séminaire des filles et l'hôpital pour les sauvages
faisaient également partie du programme du P. Le Jeune3;
ils en étaient le complément. « Je prévois, disait-il, dès
1633, qu'il est tout à fait nécessaire d'instruire les filles
aussi bien que les garçons, et que nous ne ferons rien ou
chement à nos intérêts ne*pouvait aller plus loin, suffisait seul pour
convaincre le Général (de Frontenac) de la fausseté de son principe ;
aussi ses plaintes et ses avis furent-ils peu écoutés en Cour, où l'on
était enfin persuadé que son projet, qu'on avait eu si fort à cœur 30
ans auparavant, n'était ni utile, ni praticable. »
1. Archives coloniales — Canada. Correspondance générale. —
M. Talon, intendant (1668-1672). 3e vol. — 10 nov. 1670.
2. Histoire de la Nouvelle-France, t. I, p. 390.
3. Relation de 1633, p. 14.
— 296 —
fort peu, si quelque bonne famille n'a soin de ce sexe1. »
Or, cette même année, par une coïncidence providentielle,
Notre-Seigneur entr'ouvrait à une âme privilégiée le voile
de l'avenir, dans une vision restée célèbre. La Mère
Marie de l'Incarnation avait passé par les grandes épreuves,
qui font la femme forte, avant d'aller ensevelir dans
le recueillement et le silence du cloître les tracas et les
agitations de l'épouse et de lanière. Elle avait prononcé ses
vœux solennels au couvent des Ursulines de Tours. Et
voici qu'au lendemain des fêtes de Noël, à l'issue des
matines, étant entrée dans un léger sommeil, il lui
semble prendre par la main une dame séculière, et la
conduire, à travers mille obstacles, en un lieu ravissant et
désert : « Et je vis, dit-elle, au bas de ce lieu qui était
très éminent, un grand et vaste pays, qu'en un moment je
considérai tout entier, et qui me parut plein de montagnes,
de vallées et de brouillards, au milieu desquels j'entrevis
une petite maison, qui était l'église de ce pays-là, quasi
enfoncée dans ces ténèbres, de sorte qu'on n'en voyait que
le faîte. Les obscurités qui remplissaient ce pauvre pays
étaient affreuses et paraissaient inaccessibles2. »
1. Voici ce que nous lisons dans les Monumenta missionis Canaden-
sis, cap. XII, pp. 96 et 97 : « Quod cum R. P. Paulus Le Jeune,
maturâ animi consideratione dispexisset ac diligenter admodum
excussisset, jam indè à primis, quas inde scripsit, annuis litteris ape-
ruit quid sentiret, scilicet, potentissima esse ad illos barbaros juvan-
dos, média ac remédia, seminaria puerorum pariter ac puellarum ;
nosocomium in primis ad curam œgrorum prœsertimque invalido-
rum... Vix quatuor anni sunt ex quo hœ litterœ annuse vulgatœ sunt;
et ecce sub hujus anni 1637 initium, hoc totum quod secum Pater
commentatus fuerat, et ad barbarorum salutem excogitaverat, et sus-
ceptum est, et fideliter inchoatum. »
2. Vie de la vén. Mère Marie de V Incarnation, par dom Claude
Martin, religieux bénédictin, 1. II, ch. VII ; — Vie de la vén. Marie
de l'Incarnation, ursuline, née Marie Guyart, fondatrice du monas-
— 297 —
La religieuse se dirige seule vers l'église, le cœur
ardent de foi et d'amour. Au dessus de la petite chapelle
était assise la Vierge, tenant entre ses bras l'enfant Jésus,
et regardant ce grand pays aussi pitoyable qu effroyable.
« Il me semblait, ajoute la Mère, qu'elle parlait de moi à
son fils, ce qui m'enflammait le cœur de plus en plus. * »
La vision disparut. Marie de l'Incarnation n'en comprit
pas alors la mystérieuse signification ; mais elle sentit au
fond d'elle-même en s'éveillant, une grande idée pour la
conversion de ce pays2.
En 1635, le P; Le Jeune revenait à sa pensée favorite,
l'établissement d'un séminaire de filles ; et, dans sa lettre
au R. P. Provincial, il lui parlait de l'esprit apostolique
qui animait bon nombre de communautés de femmes, dési-
reuses de quitter la France et d'aller partager les travaux
et les sacrifices des missionnaires du Canada. « Un grand
nombre de filles religieuses, disait-il, veulent être de la
partie... Il y en a tant qui nous écrivent et de tant de
monastères et de divers ordres très réformés en l'Eglise,
que vous diriez que c'est à qui se mocquera la première des
difficultés de la mer, des mutineries de l'Océan et de la
barbarie de ces contrées*5. »
Cette même année encore, Marie de l'Incarnation rendait
compte à son directeur de son désir ardent des missions ;
elle lui parlait de la vision qu'elle avait eue à ce sujet. Son
directeur était alors le P. Jacques Dinet, recteur du col-
lège des Jésuites de Tours, le mcme qui devait bientôt diri-
tère de Québec, par une religieuse du même ordre. Paris, V. Retaux,
1893, ch. VII, pp. 108 et suiv. ; — Histoire de la vén. Mère Marie
de V Incarnation, par l'abbé Léon Chapot; Paris, Ch. Poussielgue,
1892), 2e partie, ch. IV.
1. Vie de la vén. Mère Marie de l'Incarnation, par dom Claude
Martin, ibid.
2. Ibid.
3. Relation de 1635, p. 2.
— 298 —
g or la conscience de Louis XIII, puis celle de Louis XIV.
« Ce qui vous a été montré dans ce songe, lui dit le
P. Dinet, se pourrait bien effectuer en vous dans la mis-
sion de Canada J. »
A quelque temps de là, étant en oraison devant le Saint-
Sacrement, elle fut ravie en Dieu. Dans ce ravissement,
le pays quelle avait vu en songe lui fut de nouveau montré
dans les mêmes circonstances, et cette consolante parole se
fit entendre à elle distinctement : « C'est le Canada que je
t'ai fait voir ; il faut que tu y ailles faire une maison à Jésus
et à Marie2. »
Tout, jusqurà la fondation d'un monastère de son ordre
à Québec, devait être merveilleux dans la vocation à l'apos-
tolat de la Mère Marie de l'Incarnation.
Cette même année 1635, le P. Le Jeune écrivait dans
sa Relation, en parlant du séminaire de filles : « Que les
religieuses qui ont fait à Dieu le vœu de passer en la Nou-
velle-France.. ., se donnent bien garde de presser leur départ,
qu'elles n'aient ici une bonne maison, bien bastie et bien
rentée, autrement elles seraient à charge à nos Français et
feraient peu de choses pour ces peuples. Les hommes se
tirent bien mieux des difficultés ; mais pour des religieuses
il leur faut une bonne maison, quelques terres défrichées et
un bon revenu pour se pouvoir nourrir et soulager la pau-
vreté des femmes et des filles sauvages3. »
Le P. Le Jeune en parlait fort à. son aise. Mais comment
faire bâtir cette maison ? Où trouver ces revenus ?
Le Père, à la suite de cet avis, ajoutait cette pressante
1. Vie de la vén. Mère Marie de l Incarnation , par Dom Claude
Martin, t. I, p. 305; — Vie de la même, par une religieuse ursuline,
p. 125 ; — Vie de la même, par L. Chapot, ch. VI.
2. Ibid.
3. Relation de 1635, p. 2.
— 299 —
exhortation : a Mon Dieu ! si les excès, si les superfluitez
de quelques Dames de France s'employaient à cet œuvre si
sainct, quelle grande bénédiction feraient-elles fondre sur
leur famille ! Quelle gloire en la face des Anges, d'avoir
recueilly le sang- du fils de Dieu, pour l'appliquer à ces
pauvres infidelles !... Voilà des vierges tendres et délicates,
toutes prestes à jeter leur vie au hazard sur les ondes de
l'Océan; de venir chercher de petites âmes dans les rigueurs
d'un air bien plus froid que l'air de la France, de subir des
travaux qui étonnent des hommes mesmes, et on ne trouvera
pas quelque brave Dame, qui donne un passeport à ces
Amazones du grand Dieu, leur dotant une maison , pour
louer et servir sa divine Majesté en cet autre monde? Je ne
saurais me persuader que Nostre Seigneur n'en dispose
quelqu'une pour ce sujet1. »
Ces paroles tombèrent sous les yeux de Mme de la Peltrie
et la touchèrent au plus intime de son âme. Mmc de la
Peltrie, née Marie-Madeleine de Chauvigny 2, appartenait
à la noblesse de Normandie. Naissance, fortune, éducation,
grâces de la personne, qualités de l'esprit et du cœur, tout
lui promettait succès dans le monde, rien ne l'y attirait. A
dix-sept ans, elle soupirait uniquement après la paix pro-
fonde, qui règne dans la religieuse demeure de Dieu. La
volonté de son père fut plus forte que ses désirs : elle
épousa M. de la Peltrie, et, après quelques années de mariage r
elle resta, à vingt-deux ans, veuve et sans enfants.
Ce deuil inattendu raviva toutes ses généreuses aspira-
tions vers Dieu. Un double amour l'envahit : l'amour de la
solitude et l'amour des âmes. Dix ans s'écoulèrent sous
1. Relation de 1635, p. 2.
2. Née à Alençon, en 1603, d'après Dom Claude Martin (p. 312), et
L. Chapot (p. 267). La religieuse ursuline la fait naître à Caen (p. 142)..
— 300 —
l'empire de ces deux sentiments, et elle se demandait où
elle irait et comment elle se dévouerait, quand la pensée
lui vint, à la lecture de la Relation du P. Le Jeune, de
consacrer sa vie et sa fortune à l'instruction des petites filles
sauvages du Nouveau-Monde1.
Dans l'état d'inquiétude et de perplexité où elle vivait
depuis des années, cette pensée fut pour elle un soulage-
ment, sinon le calme parfait. Avant toute décision défini-
tive, elle attendait la pleine lumière; la lumière ne se fît
pas attendre.
Le jour de la Visitation de la Sainte Vierge, étant en
oraison, elle entendit cette voix distincte du divin Maître :
« Ma volonté est que tu ailles en Canada, travailler au
salut des filles sauvages; c'est en cette manière que je veux
être servi et recevoir des preuves de ta fidélité; en retour
je te ferai de grandes grâces dans ce pays barbare. »' —
« Seigneur, répondit Mmc de la Peltrie, ce n'est pas à moi,
qui suis une grande pécheresse et une si vile créature qu'il
faut faire de si grandes faveurs. » — « Il est vrai, reprit
Notre-Seigneur, mais c'est pour donner sujet d'admirer
davantage ma miséricorde ; je veux me servir de toi en ce
pays là, et nonobstant les obstacles qui s'élèveront pour
empescher l'exécution de mes ordres, tu y iras et tu y
mourras 2. »
La volonté divine était formelle, la vocation manifeste.
Mmc de la Peltrie fit vœu d'aller au Canada, d'y bâtir une
église sous le vocable de saint Joseph et de se consacrer
entièrement au service et à l'instruction des filles sauvages.
Cependant, l'épreuve est le cachet des œuvres de Dieu ;
*
1. Dom Claude Martin, ch. XI; — L. Chapot, 2e partie, ch. VII; —
La religieuse ursuline, ch. VIII.
2. Dom Claude Martin, t. I, p. 313; — L. Chapot, t. I, p. 266; —
La religieuse ursuline, p. 143.
— 301 —
elle est en même temps le creuset où s'épurent les grandes
âmes, chargées de missions providentielles. Les épreuves
ne manquèrent pas à Mmc de la Peltrie et entravèrent
plusieurs années l'exécution de son vœu. En attendant,
l'heure voulue par le souverain Maître approchait.
Définitivement maîtresse de la libre disposition de ses
actes, elle se rendit à Paris en 1638 pour y consulter le P:
de Condren et Vincent de Paul, deux illustres directeurs
de l'époque. « Le P. de Condren, général de l'Oratoire, et
Vincent de Paul, supérieur des prêtres de Saint-Lazare,
exhortèrent vivement la jeune veuve à poursuivre son
dessein l'assurant qu'il était de Dieu, et la félicitant de la
part qui lui était échue 1 . »
Au sortir du couvent de l'Oratoire, Mmc de la Peltrie
alla au noviciat des Jésuites, où se trouvait depuis quelques
jours le P. Poncet de la Piivière.
Ce Père était entré dans la Compagnie de Jésus depuis
neuf ans à peine, après avoir remporté de magnifiques
succès en rhétorique et en philosophie. Son talent le portait
à la spéculation, il semblait être dans son élément au milieu
des problèmes les plus ardus de la scolastique. Appliqué à
la théologie au collège de Clermont à Paris, il y montra de
telles aptitudes que ses supérieurs l'envoyèrent continuer à
Rome ses études théologiques à l'école des interprètes, les
plus illustres d'alors, de Saint-Thomas et de l'Ecriture-
Sainte .
Mais cet apôtre rêvait d'autres combats que ceux de
F arène scolastique. Ordonné prêtre, il demanda à son
général, Mutius Vitelleschi, la mission du Canada, et partit
pour Paris, en compagnie du P. Chaumonot, un autre
1. La religieuse ursuline, p. 140.
— 302 —
missionnaire de la Nouvelle-France, avec lequel il venait
d'accomplir à pied le pèlerinage de Rome à Lorette1.
Prime-sautier, entreprenant, d'une foi à miracles, man-
quant cependant de pondération et de mesure, le P. Poncet
avait tout ce qu'il faut pour la mission huronne, où le
portait de préférence son ambition .
Avait-il eu, au sanctuaire de Notre-Dame de Lorette,
la vue des choses merveilleuses, dont l'âme de Marie
de l'Incarnation était le théâtre? L'Histoire l'insinue,
elle ne le dit pas formellement. Elle afïirme seule-
ment qu'à peine arrivé à Paris, et sans avoir pu être
instruit par aucune voie humaine de la vocation mira-
culeuse de la vénérable Mère2, le P. Poncet lui écrivit
à Tours, et lui envoya en même temps une image de la Mère
Anne de Saint-Barthélémy et un petit bourdon, souvenir de
son pèlerinage à Lorette. La lettre disait : « Je vous envoie
ce bourdon et cette image pour vous convier d'aller servir
Dieu dans la Nouvelle-France. » — « Je fus surprise de
cette semonce, raconte Marie de l'Incarnation, veu qu'il
ignorait ce qui se passait en moy, et que je tenais tout cecy
fort secret3. »
1. P. Antoine Poncet de la Rivière, né à Paris le 7 mai 1610, entra
■au noviciat des Jésuites de Paris, le 30 juillet 1629, après avoir fait
deux ans de rhétorique et trois ans de philosophie. Après son noviciat,
il est nommé professeur de cinquième et de quatrième à Orléans
{1631-1634), puis élève de première année de théologie au collège
de Clermont à Paris (1634-1635). Au mois de septembre 1635 il part
pour Rome, où il fait encore trois ans de théologie au collège romain
(1635-1638). Il fait son troisième an à Rouen (1638-1639). Départ pour le
Canada, de Dieppe, le 4 mai 1639. (Catal. Prov. Francise in arch.
rom.). *
2. Nous lisons dans la Vie de la vén. Mère Marie de V Incarnation,
par dom Claude Martin, t. I, p. 310 : « En ce temps là, le R. P. Poncet
m'envoya une relation de ce qui se passait en Canada, et sans rien savoir
de mes dispositions et de mes sentiments touchant cette mission »
3. Vie de la vén. Mère Marie de l 'Incarnation '. , par Dom Claude
Martin, p. 310; — La religieuse ursuline, p. 146.
— 303 —
Mmc de la Peltrie, ayant donc appris la présence à Paris
du P. Poncet et son prochain départ pour l'Amérique, était
venue lui demander à quelles religieuses elle devait confier
l'éducation de ses petites filles sauvages. « A la Mère Marie
de l'Incarnation et aux religieuses de son ordre, » lui
répondit le Père. Ainsi fut fait1.
1. M. de Bernières, de Caen, qui avait accompagné Mme de la
Pcltrie à Paris, parla à plusieurs Pères Jésuites, et principalement aux
PP. Dinet et de la Haye de la réponse du P. Poncet. Ceux-ci confir-
mèrent le témoignage de leur confrère, et déclarèrent que la Mère
Marie de l'Incarnation était vraiment l'élue de la Providence. Le P.
Poncet fut donc chargé de mettre Mme de la Peltrie en rapport avec
la Mère Marie, et il écrivit à ce sujet à la supérieure des Ursulines
de Tours. Grande fut la joie de la Mère Marie à cette bonne nouvelle,
et aussitôt, le 2 novembre 1638, elle écrivit à Mmc de la Peltrie :
« Madame, Béni soit le grand Jésus, de qui les desseins et les aimables
providences sont toujours adorables, et surtout dans le temps de
leurs succès. Le R. P. Poncet, extrêmement zélé pour tout ce qui
regarde la gloire de Dieu, nous ayant informé de votre généreux
dessein, a fait dilater mon cœur par sesépanchementsde bénédictions
et de louanges à sa divine bonté... » (L'abbé L. Chapol, t. I, pp. 313-
315.)
M. Jean de Bernières-Louvigny, né à Caen vers 1602, était trésorier
de France dans sa ville natale. D'une grande vertu, adonné aux bonnes
œuvres, il fut le conseiller et le soutien de Mmc de la Peltrie, lors-
qu'elle fut devenue veuve. Son père la pressait beaucoup de se
remarier; elle s'y refusait, ayant fait vœu, pendant une grave maladie,
de consacrer ses biens à l'éducation des filles sauvages du Canada, si
elle recouvrait la santé. Dans son embarras, elle consulta son confes-
seur, qui lui conseilla d'épouser M. de Bernières et de vivre avec lui
comme frère et sœur. Mais la chose s'arrangea autrement. Ils firent
semblant de se marier. C'est une curieuse histoire, racontée par les
annales du temps. « Les parents croyaient assurément qu'ils étaient
mariés, » dit la Mère Marie de l'Incarnation (Lettres, p. 663); le public
le crut aussi; et cette croyance permit à M. de Bernières de se rendre
plus utile à Mme de la Peltrie, qu'il accompagna à Paris et à Tours. Il
la conduisit aussi à Dieppe, où elle s'embarqua avec les Ursulines de
Tours, et, pendant son absence, il administra sa fortune, Mmc de la
Peltrie V ayant constitué son procureur, dit Marie de l'Incarnation. —
Lire, à ce sujet, la lettre fort intéressante de cette religieuse, dans le
Recueil de ses Lettres in-4 : Lettre 87e au R. P. Poncet, jésuite,
pp. 657-665.
— 304 —
Pendant ce temps, l'esprit de Dieu préparait d'autres
dévouements en faveur des malades de la Nouvelle-France.
Un hôpital était de première nécessité; le P. Le Jeune ne
cessait de le dire et de le redire dans ses Relations. Il
écrivait en 1634 : S'il y avait ici un hôpital, il y aurait tous
les malades du pays et tous les vieillards1. » Et dans une
autre lettre : « L'hôpital aura de puissants effets. Il est
certain que tous les sauvages malades viendront fondre là
dedans... Quand ils se verront bien couchez, bien nourris,
bien logez, bien pansez, doutez-vous que ce miracle de
charité ne leur gagne le cœur? Il nous tarde en vérité que
nous vovons cette merveille 2. »
Le pressant appel qu'il avait adressé aux Dames de
France, dans sa Relation de 1635, et qui avait si profon-
dément ému Mme de la Peltrie, produisit la même péné-
trante impression sur la duchesse d'Aiguillon. Elle se dit
que Dieu lui demandait de porter secours aux membres
souffrants de J.-C. dans la Nouvelle-France, et elle résolut
d'obéir à l'invitation divine.
La duchesse d'Aiguillon n'avait jamais rencontré Mme de
la Peltrie; elle ne la connaissait pas. Aussi, quand on lit
la vie de ces deux grandes bienfaitrices du Canada, il est
impossible de ne pas être frappé des traits de ressemblance
mystérieusement tracés dans leur destinée réciproque.
La duchesse d'Aiguillon, fille de René de Wignerod et de
Françoise du Plessis, et nièce par sa mère du cardinal de
Richelieu, avait épousé Antoine de Beauvoir de Roure,
marquis de Gombalet. Plus tard, elle devint duchesse d'Ai-
guillon par la faveur de son oncle.
Comme Mmc de la Peltrie, elle avait voulu consacrer sa
1. Relation de 1634, p. 10.
2. Relation de 1636, p. 34.
— 305 —
jeunesse k Dieu; comme elle, elle en fut empêchée par là
volonté de son père. Gomme M,nc de la Peltrie, elle perdit,
après quelques années de mariage, son mari, tué les armes
à la main sous les murs de Montpellier (1622); comme
Mmc de la Peltrie, elle se voua, devenue veuve, à toutes les
œuvres de piété et de charité , et principalement à celle
des missions; comme Mmc de la Peltrie, elle entendit la
voix de Dieu et vit la route à suivre, en lisant la Relation
adressée en 1635 par le P. Le Jeune, à son Provincial,
Etienne Binet. Mme de la Peltrie consacra ses biens à l'édu-
cation des filles sauvages, et la duchesse d'Aiguillon fonda
T Hôtel-Dieu de Québec, dont elle confia la direction aux
Hospitalières de Dieppe, sur l'indication du P. Le Jeune1.
Le 4 mai 1639, trois Ursulines2 avec Mme de la Peltrie,
1. Le P. Le Jeune écrivait dans sa Relation de 1635, p. 8 : « Si un
monastère semblable à celui-là (monastère des Augustines, sœurs
hospitalières de Dieppe), estait en la Nouvelle-France, leur charité
ferait plus pour la conversion des sauvages que toutes nos courses
et nos paroles. » La duchesse d'Aiguillon s'étant adressée à ces reli-
gieuses, celles-ci acceptèrent avec empressement la direction de
l'hôpital de Québec qu'on leur proposait, et Mmo d'Aiguillon écrivit
aussitôt au P. Le Jeune : « Dieu m'ayant donné le désir d'aider au
salut des pauvres sauvages, après avoir lu la Relation que vous en
avez faite, il m'a semblé que ce que vous croyez qui puisse le plus
servir à leur conversion est l'établissement des religieuses hospita-
lières dans la Nouvelle-France; de sorte que je me suis résolue... »
(V. le Cours d'Histoire du Canada, t. I, p. 281.)
2. Mère Marie de l'Incarnation, Mère de Saint-Joseph, toutes deux
du monastère des Ursulines de Tours, et Mère Cécile de Sainte-
Croix du monastère de Dieppe. — Avant de convier la Mère Marie de
l'Incarnation à la difficile mission du Canada, le P. Le Jeune, homme
sage et prudent, voulut éprouver sa vocation. « Il lui adressa donc
deux lettres, dans lesquelles d'abord il lui dépeignit, sous les couleurs
les plus sombres, les difficultés de tout genre qu'elle rencontrerait
au Canada, les mœurs des sauvages, leur férocité, les rigueurs du
climat, les privations, les souffrances, etc. » (Chapot, p. 361); puis,
il qualifiait de présomption insupportable son désir des missions (La
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 24
— 306 —
et trois Hospitalières 1 sous les auspices de la duchesse
d'Aiguillon, s'embarquaient au port de Dieppe et allaient
fonder à Québec, celles-ci un séminaire de filles, et celles-là
l'hôpital des Augustin es. Trois Jésuites accompagnaient
ces sept premières héroïnes de la Nouvelle-France, les
pères Viniont, Poncet de la Rivière et Ghaumonot.
Québec comptait à peine, à cette époque, deux cent cin-
quante habitants, par la faute de la Compagnie des Cent-
Associés, qui ne transportait pas en Amérique les quelques
milliers de colons qu'elle s'était engagée à établir, à sou-
tenir et à nourrir pendant trois ans. Ses premiers embar-
quements firent concevoir de grandes espérances; la
suite ne répondit pas au début; et ainsi, « par l'inaction de
cette Société, dit le P. de Gharlevoix, la colonie, au lieu
d'augmenter, diminuait de jour en jour en nombre et en
force2. » Il faut cependant lui rendre cette justice, qu'elle
ne s'opposa pas au libre développement de la religion catho-
lique ; elle se montra sévère dans le choix des colons, dont
la plupart appartenaient à la sobre et croyante nation bre-
religieuse ursuline, p. 140). Marie de l'Incarnation ne s'étonna point
des paroles humiliantes du P. Le Jeune, et ne se laissa pas décourager
par la vue des croix de toute nature qui l'attendaient; elle persista
dans sa volonté d'aller au Canada. De son côté, le P. Le Jeune ne se
pressait pas de l'y appeler... Mais les Pères Chastelain et Garnier,
missionnaires aux Hurons, ayant entendu parler du désir de la fer-
vente religieuse, firent des instances auprès d'elle, pour l'attirer à
Québec, et prièrent le P. Le Jeune de ne pas s'opposer à son départ.
Le P. Le Jeune, qui n'avait répondu avec froideur et indifférence aux
élans de zèle de Marie de l'Incarnation que pour se bien rendre
compte de son degré de vertu, promit de ne plus faire d'opposition.
(Lettre de la Mère Marie de l'Incarnation à son directeur, 26 oc-
tobre 1636.)
1. Mère Marie Guenet de Saint-Ignace, Mère Anne le Cointre de
Saint-Bernard et Mère Marie Forestier de Saint-Bonaventure.
2. Histoire de la Nouvelle-France, 1. V, p. 226.
— 307 —
tonne, à la forte et industrieuse race normande. Ce choix
des colons, le zèle des missionnaires et l'exemple des chefs
contribuèrent à faire de ce petit coin du monde, une terre
de bénédictions célestes l. Québec était en 1639, au point
de vue religieux et moral, ce que nous l'avons vu en 1633.
« La vertu, dit le P. Le Jeune, marche ici la tête levée; elle
est dans l'honneur et dans la gloire ; le crime dans l'obscu-
rité et la confusion... c'est une espèce de miracle. » Ce
religieux, avec un peu d'exagération, l'attribue exclusi-
vement à l'industrie, à la prudence et à la sagesse du gou-
verneur, M. de Montmagnv 2.
Charles Huault de Montmagny, chevalier de l'ordre
militaire de Saint-Jean de Jérusalem, avait succédé à Cham-
plain dans le gouvernement de la Colonie. Homme de cou-
rage, cœur français, administrateur vigilant, il joignait aux
vertus civiles et militaires les plus hautes vertus chré-
tiennes. S'il ne fit pas oublier son prédécesseur, il adoucit
par l'harmonieux ensemble de ses brillantes qualités les
regrets universels que la mort du fondateur avait causés.
Grande fut la joie du gouverneur et de toute la Colonie,
en apprenant l'arrivée des religieuses de France. Le 1er août,
dans la matinée, tous les Français, le gouverneur en tête,
sont sur le rivage ; les canons grondent au fort : on voulait
faire apprécier aux naturels le mérite du renfort qui leur
était offert et les initier aux honneurs qui doivent accueillir
la charité3. Le lendemain, Ursulines et Hospitalières
visitent en canots la mission sauvage de Sillery; puis ces
religieuses, que le même héroïsme avait rassemblées, se
1. Relation de 1639.
2. Relations de 4636-1640, passim.
3. Histoire de la Compagnie de Jésus, par Crétineau-Joly, t. III,
ch. IV.
— 308 —
séparent pour devenir, chacune selon sa règle, les servantes
des malades ou les institutrices des sauvages {. Le P. Le
Jeune va chaque jour passer plusieurs heures dans leurs
couvents provisoires pour enseigner aux unes et aux autres
la langue sauvage2.
L'héroïsme de ces religieuses, devenues sur la terre
étrangère, les auxiliaires des apôtres de l'Evangile, inspire
ces réflexions à un historien français : « Les missionnaires
allemands, italiens, portugais et espagnols qui couvraient
le Nouveau-Monde n'avaient trouvé ni dans les souvenirs
de leur patrie, ni peut-être dans les sublimités de leur
dévouement, la charité de la femme associant la grâce et la
douceur de son sexe à l'enthousiasme et à l'énergie du
prêtre voyageur. Les Jésuites français eurent l'intelligence
des secours qu'une main plus délicate, qu'une voix plus
tendre, qu'une âme moins rude étaient destinées à offrir
aux sauvages. Ils savaient qu'en France alors la femme
était appelée à un grand apostolat par la charité. Elle s'y
révélait la fortune du pauvre, la consolation de l'affligé, et,
avec un cœur de vierge, elle avait des entrailles de mère
pour les orphelins. Elle adoptait toutes les misères comme
des sœurs que le ciel réservait à sa tendresse. Elle disait
adieu aux bonheurs de l'existence, pour consacrer à tout ce
qui souffre sur la terre sa jeunesse et sa beauté. Les Jésuites
i. Crétineau-Joly, t. III, ch. IV.
2. On lit dans Y Histoire de VHôtel-Dieu, p. 82 : « Les Hospitalières
à peine débarquées, se mirent avec ardeur à l'étude des langues sau-
vages, et le P. Le Jeune leur fut donné comme professeur et leur
enseigna d'abord la grammaire algonquine. Il les initia aux difficultés
de cet idiome barbare et leur apprit à bien prononcer chaque mot.
Il nous donna les p?*ières et le catéchisme à apprendre... »
On lit aussi dans le premier vol., p. 28, des Ursulines de Québec :
« Le charitable et dévoué P. Le Jeune se rendait tous les jours à leur
maison pour leur enseigner les langues sauvages... »
— 309 —
lui ouvrirent un champ plus vaste. Ils demandèrent qu'elle
vînt sanctifier leur mission, inspirer aux jeunes Canadiennes
la pudeur et la vertu, et prodiguer aux malades les soins
de la bienfaisance chrétienne 1. »
Pendant que les Ursulines et les Hospitalières de Dieppe
se fixaient à Québec, d'autres Hospitalières, nouvellement
fondées à La Flèche par M. de la Dauversière, s'apprêtaient
à les rejoindre.
Né sur la fin du xvic siècle d'une noble et ancienne
famille de Bretagne, Jérôme Le Rover de la Dauversière
fut un des premiers élèves du collège royal de La Flèche,
fondé par Henri IV et dirigé par les Pères de la Com-
pagnie de Jésus. Là, il connut sur les bancs de l'école,
Marin Mersenne, René Descartes, Budes de Guébriand; il
étudia et grandit avec des écoliers, qui furent plus tard
l'honneur de l'Eglise de France, Arthur d'Espinay de Saint-
Luc, Jaubert de Baraut, François de Cauler, du Plessis-
Gesté de la Brunetière, Henri de Baradat; il se lia d'amitié
avec ses condisciples, Charles Faure, le grand réformateur
de la Congrégation de Sainte-Geneviève, et Nicolas Four-
nier, qui introduisit la réforme du P. Faure dans l'abbaye
de Beaulieu. Au sortir du collège, il succéda à son père
1. Histoire de la Compagnie de Jésus, par Grétineau-Joly, t. III,
ch. IV. — Notre but, en parlant des Ursulines et des Hospitalières,
est de faire connaître la part que prirent les Jésuites dans l'établis-
sement de ces religieuses au Canada. Quant à eur action bienfai-
sante dans cette mission, elle a été racontée par d'autres dans des
ouvrages connus de tous, principalement dans les Annales de ces
deux communautés, Annales d'une piété et d'une simplicité ravis-
santes. Une réflexion aura ici son utilité, c'est que les Ursulines,
malgré toutes les difficultés qu'elles rencontrèrent, eurent, à partir
de 1650 jusqu'à 1854, 250 petites filles sauvages pensionnaires, et, à
partir de 1658, un nombre assez important d'externes. (Consulter dans
Les servantes de Dieu en Canada, par de Laroche-Héron, le tableau
de la page 31.)
— 310 —
dans la charge de receveur des tailles de l'Election de La
Flèche. Plus tard, on l'éleva à l'échevinage. Marié à une
pieuse femme, Jeanne de Beaugé, il eut de nombreux
enfants, tous dignes de lui.
C'était un chrétien d'une haute piété. Au dire de ses
historiens1, Dieu le favorisa de grâces si extraordinaires
que son confesseur, le P. Etienne, récollet, lui conseilla de
s'adresser à un Père de la Compagnie de Jésus, plus capable
que lui de le diriger dans les voies du ciel2. Jérôme choisit
le P. François Chauveau, directeur de la Congrégation des
Externes. Il était alors en proie à de terribles tentations.
Le nouveau confesseur, homme de bon sens et de raison,
écouta froidement les communications surnaturelles de son
pénitent, et se contenta de lui recommander la prière, les
bonnes œuvres et les pénitences; il n'était pas éloigné de
voir en lui la tête faible d'un illuminé.
Le 2 février 1631, Jérôme entendit une voix du ciel, qui
lui ordonnait de fonder à La Flèche un hôtel-Dieu et des
sœurs hospitalières, et d'établir ensuite k~ Montréal une
colonie, puis un hôpital, où ces religieuses iraient un jour
se consacrer au soulagement et à l'instruction des malades.
Un laïque sans notoriété, un homme marié, un père de
1. Pour tous les détails qui vont suivre, voir : Vie de Mademoiselle
Mance, Paris, Poussielgue-Rusand, 1854; — Histoire de la Colonie
française, par l'abbé Faillon, t. I; — Histoire des religieuses hospita-
lières de Saint-Joseph, par Couanier de Launay; Paris, V. Palmé,
1887; — Histoire de la Flèche, par de Montzey, 2e période; — Vies
de M. Olier et de la sœur Bourgeois, par l'abbé Faillon; — Annales
des Hospitalières de Saint-Joseph; Saumur, 1829; — Manuscrits de
l'Hôtel-Dieu de la Flèche ; — Histoire du Montréal, par M. Dollier de
Casson; — Vie de M. de Renty, parle P. Saint-Jure, de la Compagnie
de Jésus; — Histoire du collège Henri IV, à la Flèche, par le P. de
Rochemonteix, de la Compagnie de Jésus, t. IV, ch. III.
2. Introduction à la Vie de MUo Mance, p. xn ; — Histoire des reli-
gieuses hospitalières, par Couanier de Launay, 1. I, p. 2'j.
— 311 —
famille, appelé par Dieu à une mission de cette nature!...
Le P. Chauveau déclara le projet extravagant, contraire à
toutes les lois de la convenance et à toutes les notions de
la prudence humaine, de tout point irréalisable.
Cependant les événements marchèrent. En dépit de
toutes les oppositions, contrairement aux prévisions des
sages, l'hôtel-Dieu de La Flèche se construisit; puis, un
beau jour, Mllc de la Ferre, sur le conseil de M. de la Dau-
versière, s'y enferma avec trois de ses compagnes, toutes
résolues de vivre et de mourir au service des malades.
Elles devaient être les pierres fondamentales du nouvel
institut.
Huit ans s'étaient écoulés depuis le 2 février, pleins de
faits merveilleux, de circonstances providentielles, où la
voix de Dieu parlait plus fort que celle de la raison. L'ac-
complissement de la première partie du programme divin
touchait à sa fin; restait la seconde, la plus difficile, celle
qui concernait l'établissement d'une colonie et la fonda-
tion d'un hôtel-Dieu à Montréal.
« Ce dessein est-il bien de Dieu? » demanda Jérôme à
son directeur. — « N'en doutez pas, Monsieur, répondit le
P. Chauveau, vaincu désormais par la puissance des faits;
employez-vous y tout de bon. »
Ici, cependant, les obstacles semblaient se dresser insur-
montables. Il fallait acquérir la propriété de l'île, et le
propriétaire, Jean de Lauson, intendant du Dauphiné,
n'était pas disposé à la céder; il fallait ensuite créer une
société de chrétiens convaincus, riches, dévoués, déter-
minés à donner beaucoup pour la fondation de la colonie,
et à ne retirer d'autres profits de leurs sacrifices que la
gloire de Dieu et l'évangélisation des sauvages ; il fallait
enfin trouver un gouverneur désintéressé, vertueux, plein
— 312 —
de prudence et de savoir-faire, à la fois guerrier et organi-
sateur, capable de diriger cette entreprise de colonisation,
de maintenir dans le devoir et de mener au combat une
recrue d'hommes, laboureurs et ouvriers, tous exercés au
métier des armes. Dans une île déserte, inculte, exposée aux
incursions des Iroquois{, cette recrue était de première
importance.
N'y avait-il pas là de quoi décourager M. de la Dauver-
sière, homme timide, sans appui, sans expérience, sans
fortune, n'ayant aucun usage du monde, s'exp rimant avec
peine? Il eut, en effet, une heure de suprême découragement.
Mais le P. Chauveau était devenu confiant. Il soutint son
courage, et lui ordonna 2 de partir pour Paris, où il trou-
verait sans aucun doute les moyens d'exécuter son projet.
Jérôme se rendit à l'église de Notre-Dame, où N.-S.
lui dit : « Travaillez fortement à mon œuvre; ma grâce
vous suffit et ne vous manquera pas. » L'avenir vérifia
bientôt cette promesse.
Le P. Charles Lalemant, procureur des missions du
Canada à Paris, venait d'arriver de Québec. C'était un ami
de M. de Lauson. Il part avec M. de la Dauversière pour
Vienne, et obtient de l'intendant du Dauphiné , jusque-là
intraitable sur ce point, la cession de l'île de Montréal 3.
Le noyau de l'association, qui prit le nom de Société de
Notre-Dame de Montréal, se forma bientôt comme par
enchantement. Le P. Chauveau désigna à M. de la Dau-
versière Pierre Février, baron de Fancamp, son pénitent
et son ami, dont la bourse était toujours ouverte aux saintes
entreprises. Quand Jérôme rencontra pour la première fois
1. Histoire de la Colonie française, t. I, p. 383.
2. Ibid., p. 391.
3. UAd., p. 394.
— 313 —
M. Olier, celui-ci lui dit : « Monsieur, je veux être de la
partie. Je sais votre dessein1. » Le baron de Renty, qui
fut longtemps le pénitent du P. Saint- Jure, s'unit à ces
trois premiers associés2. Deux autres suivirent de près.
La Société était fondée.
Le plus difficile semblait fait, et les associés, convaincus
du succès final, demandent à Dieu un chef, capable de diri-
ger au gré de ses divines volontés cette vaste entreprise.
Or, un jour que le P. Lalemant était dans sa cellule du col-
lège de Clermont, un gentilhomme champenois frappe à sa
porte. C'était Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve.
Le religieux ne le connaissait pas.
Dès l'âge de 13 ans, Maisonneuve avait fait ses preuves
de courage dans la guerre de Hollande; depuis, il n'avait
pas quitté l'épée; et, au milieu des camps, où s'écoula sa
vie, il avait gardé pure de toute tâche sa fidélité à Dieu.
Aujourd'hui, parvenu à la force de l'âge et à la maturité
de l'homme, le vaillant et habile gentilhomme rêvait sacri-
fices et dévouement à la cause de Dieu chez les peuplades
sauvages de la Nouvelle-France. Préoccupé de ces pensées,
il tombe par hasard sur une Relation du P. Le Jeune, il la
lit, il apprend que le P. Charles Lalemant est à Paris, et
il vient aussitôt s'ouvrir à lui de tous ses généreux projets
d'avenir3.
A quelques jours de là, M. de la Dauversière, ne sachant
à qui confier la direction de son entreprise, venait aussi
consulter le même religieux. « Je connais, lui répond ce
Père, un gentilhomme de l'une dés meilleures familles de
1. Vie de Mn° Mance, introduction, p. xxx.
2. Vie de M. de Renty, par le P. Saint-Jure, de la Compagnie de
Jésus. Avignon, Séguin aîné, 1833, p. 195.
3. Histoire de la Colonie française, par l'abbé Faillon, t. I, p. 405-407 .
— 314 —
Champagne, qui pourrait peut-être bien convenir à votre
•dessein. » Et il nomme M. de Maisonneuve, dont il dépeint
toutes les belles qualités^. M. de la Dauversière se rend à
l'hôtel de M. de Maisonneuve, qui se met immédiatement
à la disposition des associés : « Je n'ai, dit-il, aucune vue
d'intérêt. Je puis, par mon revenu de deux mille livres de
rente, me suffire à moi-même ; et j'emploierai de grand cœur
ma bourse et ma vie dans cette nouvelle entreprise, sans
ambitionner d'autre honneur que d'y servir Dieu et le roi
•dans ma profession2. »
Au printemps de l'année suivante (1641), MM. de la
Dauversière et de Maisonneuve, et une première levée
d'hommes forts et vigoureux, étaient réunis à La Rochelle,
prêts à s'embarquer pour la Nouvelle-France. Mais, à la
veille du départ, ils s'aperçurent qu'il leur manquait un
secours absolument indispensable , et que tout leur argent
ne pourrait leur procurer ; c'était une femme sage et intelli-
gente, d'un courage à toute épjreuve et d'une résolution
mâle, qui les suivît dans ce pays, pour prendre soin des
denrées et des diverses fournitures nécessaires à la subsistance
de la colonie, et en même temps pour servir d' hospitalière
aux malades et aux blessés3. M. de la Dauversière ne pou-
vait y envoyer les Hospitalières de La Flèche, dont l'institut
n'était pas encore approuvé 4.
La Providence, qui avait tout mené jusqu'ici, pourvut
1. Histoire de la Colonie française, p. 407.
2. Ibkl., p. 408.
3. Ibkl., p. 411.
4. Mgr d'Angers, Claude de Rueil, érigea canoniquement, au mois
•d'octobre 1643, les filles de l'hôpital de La Flèche, en communauté,
sous le titre d'Hospitalières de Saint- Joseph. Elles ne se rendirent
qu'en 1659, à Montréal, où elles eurent pour première supérieure la
sœur Judith Moreau de Bresole.
— 315 —
également à ce pressant besoin de la colonie, à Vinsu même
des associés [ .
Le P. de la Place, missionnaire de la Nouvelle-France,
se trouvait alors à La Rochelle chez les Pères Jésuites , se
disposant à regagner Québec sur le vaisseau des associés
de Montréal. Un matin, après la messe, il fut appelé au
parloir par une personne de grande vertu, Mlle Jeanne
Mance, née en 1606 à Nogent-le-Roi, à quelques lieues de
Langres. Elle avait un immense désir de travailler au salut
des tribus indiennes du Canada.
L'année précédente, avec la permission de son directeur
de Nogent, elle avait consulté à Paris les Pères Lalemant,
de la Placé et Saint- Jure. Ce dernier, recteur du noviciat
de la Compagnie, un des hommes les plus habiles de
l'époque dans la science des voies de l'âme, lui dit qu'il
n'avait jamais rencontré dans aucune vocation des marques
si évidentes de la volonté divine. « C'est une œuvre de
Dieu, ajouta-t-il; vous devez le déclarer à vos parents. »
Elle voulut cependant avoir encore l'avis du P. Rapin,
provincial des Récollets, de la Sainte Mère, Marie Rous-
seau, et, persuadée que Dieu la voulait au Canada, elle
partit pour la Rochelle, sans trop savoir quelle serait sa
destinée sur la terre de ses vœux. Le P. de la Place lui
témoigna sa joie de la revoir, et lui parla longuement de la
Société de Notre-Dame de Montréal, dont elle ignorait
l'existence. Le lendemain, M. de la Dauversière lui marqua
sa place dans cette Société et l'engagea à y entrer. « Volon-
tiers, je m'unirai à elle, répondit Mllc Mance, si j'ai l'agré-
ment du P. Saint-Jure, mon directeur. » — « Ne perdez!
donc pas de temps, reprit M. de la Dauversière, et écrivez-
lui par le prochain courrier. » La réponse du P. Saint-Jure
1. Vie de 3/llc Mance; introduction, p. xli.
— 316 —
ne se fît pas attendre. Il répondit que la main de Dieu était
visible dans cet ouvrage, quelle ne manquât donc pas
d'accepter V union qu'on lui proposait, et qu'assurément
Noire-Seigneur le demandait d'elle^.
Au mois d'août, M. de Maisonneuve débarque à Québec,
et Tannée suivante (1642) il prend possession de l'île ,
qu'il consacre à la Sainte Famille; il l'appelle Notre-Dame
de Montréal2. Le P. Barthélémy Vimont, qui avait rem-
placé depuis près de trois ans le P. Le Jeune dans sa charge
de supérieur général de la mission, accompagnait les nou-
veaux colons; et sur le lieu même où devait s'élever la
ville de Montréal ou Villemarie, il leur adressa ces paroles
que nous a conservées M. Dollier de Gasson : « Ce que
vous voyez ici, Messieurs, n'est qu'un grain de sénevé;
mais je ne doute nullement que ce petit grain ne pro-
duise un grand arbre, qu'il ne fasse un jour des progrès
merveilleux, ne se multiplie et ne s'étende de toute part3. »
1. Vie de MUo Mance, p. 21.
Dans V Histoire de la Colonie française, t. I, p. 419, M. l'abbé
Faillon dit : « Les Jésuites avaient été jusqu'alors les instruments
de tous les succès que ces Messieurs (de la Société de Montréal)
venaient d'obtenir. Ces Pères avaient approuvé eux-mêmes le dessein
de Montréal et envoyé M. de la Dauversièrc à Paris pour en ménager
l'exécution. Par leur crédit, ils avaient déterminé M. de Lauson à
céder l'île, et contribué encore à faire confirmer ce même don par la
grande Compagnie. Enfin, ils avaient procuré aux nouveaux associés,
dans leur extrême embarras, M. de Maisonneuve et Mlle Mance. »
Ajoutons que le P. Charles Lalemant fit encore entrer dans la
Société de Montréal M. Louis d'Ailleboust de Coulonges, qui devint
le lieutenant de M. de Maisonneuve et remplaça, en 1648, M. de
Montmagny comme gouverneur de Québec.
2. Relation de 1642, p. 37. — M. de Puiseaux et Mmc de la Peltrie
accompagnèrent les associés à Montréal. M. de Puiseaux qui possé-
dait deux maisons, l'une à Sainte-Foy , à une journée de Québec, et
l'autre près de Québec, appelée d'abord Saint-Michel, ensuite Pui-
seaux, se démit de tous ses biens en faveur de la colonie de Montréal.
3. Histoire du Montréal, par M. Dollier de Casson.
— 317 —
Ces paroles étaient prononcées en présence d'une qua-
rantaine de colons, le 17 mai K)i2, dans une île aban-
donnée, non loin de l'ancienne Hochalaga des Algonquins,
sur la Pointe-à-Callière, à l'endroit même où Champlain
avait débarqué pour la première fois trente et un ans aupa-
ravant. Elles contenaient une prophétie, sans que l'orateur
s'en doutât. Quand Mgr de Laval visita, dix-huit ans plus
tard, la colonie naissante, la Pointe-à-Callière , protégée
par un fort, et entourée d'une forte enceinte de bois avec
quatre bastions, comptait une population de deux cents
âmes, répandue dans une cinquantaine1 de maisons; elle
avait un séminaire, un hôtel-Dieu et une chapelle en bois
servant d'église paroissiale. C'était une paroisse modèle,
qui ressemblait plutôt à une communauté religieuse qu'à
une paroisse. Chaque jour, tous les fidèles assistaient à la
sainte messe; rien ne fermait à clef, ni maisons, ni coffres;
et jamais rien ne disparaissait. Au loin la terre était
défrichée et la semence s'épanouissait en moissons sur la
plaine environnante. Des redoutes, établies çà et là, pro-
tégeaient les travailleurs. Autour de la colonie s'échelon-
naient une partie de l'année des cabanes de sauvages
convertis ~.
A la demande des associés, les Jésuites avaient accepté
l'administration de l'église de Villemarie. On connaît le
nom de ces apôtres, dont le zèle et la piété firent de ces
colons de France, au dire de la sœur Morin, un petit peuple
de saints. Ces apôtres s'appellent Poncet, du Peron, Druil-
lettes, Buteux, Le Jeune, de Quen, Albanel, Richard, Le
4. Vie de la sœur Bourgeois, par M. Et. Montgolfîer. — M. l'abbé
Gosselin dit une trentaine, t. I, p. 270.
2. Histoire de la Colonie française, t. II, passim; — Vie de Mgr de
Laval, t. I, ch. VIII ; — Vie de la sœur Bourgeois, par Et. Montgol-
ficr; — Annales de l'IIôtel-Dieu de Montréal écrites parla sœur Morin.
— 318 —
Moyne, d'Eudemare et Bailloquet. Le P. Pi j art clôt cette
liste de missionnaires. Nous v reviendrons.
Les Sulpiciens, qui remplacèrent les Jésuites (1657) dans
le gouvernement de la paroisse, développèrent admirable-
ment l'œuvre commencée. Et aujourd'hui, en contemplant
la grande ville de Montréal superbement bâtie, siège prin-
cipal du commerce entre les deux Canadas et le Nord des
Etats-Unis; en voyant ses nombreuses églises, fréquentées
par une population de plus de cent cinquante mille catho-
liques, ses beaux et vastes établissements d'éducation et de
charité, on ne peut s'empêcher de songer à la parole du
P. Vimont, dite il y a deux siècles et demi : « Ce que vous
voyez est un grain de sénevé ; mais ce petit grain produira
un grand arbre. »
CHAPITRE SIXIÈME
Mission huroime. — Le P. de Brébeuf chez les Huro-ns, en 1625, avec
le P. de Noue et le P. de la Roche-d'Aillon, récollet; il est renvoyé
en France. — Retour du P. de Brébeuf à Québec, puis au pays des.
Hurons. — Les Jésuites à Ihonatiria, à Ossossané et àTeanaustayaé.
— Le P. de Brébeuf supérieur. — Vie journalière des Jésuites. —
Maladie épidémique. — Calomnies contre les missionnaires.
Nous avons vu, dans les chapitres précédents, les moyens
employés par les Jésuites pour la conversion des sauvages
nomades : ils en réunirent un certain nombre à Sillery et
aux Trois-Rivières et les rendirent sédentaires ; ils créèrent
un hôpital à Québec; ils appelèrent à leur aide des Ursu-
lines et des religieuses hospitalières. Par tous ces moyens
d'action, ils purent réaliser un bien très important et
durable.
Ils ne suivirent pas la même marche vis-à-vis des Huronsr
population stable, située sur une vaste péninsule entre la
baie Géorgienne, le Nottawassaga, le lac ^Simcoe et le
Severn, belle rivière qui s'échappe de ce lac. Ce pays,
mesurait tout au plus quatre-vingts kilomètres de long sur
trente à trente-cinq de large 1 ; il était arrosé d'eaux pois-
sonneuses, alterné de forets profondes et de prairies, pro-
tégé par des baies très sûres. Il convenait admirablement
à un peuple belliqueux, agricole, chasseur et pêcheur. Deux
siècles et demi se sont écoulés depuis que ce peuple a
disparu de son ancien domaine, et les colons d'aujourd'hui
d. Relation de 1639, p. 50.
— 320 —
retrouvent encore son histoire dans le sol resté si longtemps
inexploré l.
Près des Hurons, vers le sud-ouest, se trouvait la nation
du Petun 2, ainsi nommée parce qu'elle cultivait le petun
ou tabac. Au nord du lac Erié, s'étendait la nation Neutre3,
qui, à force de prudence et d'habileté, avait su garder la
plus stricte neutralité entre les Hurons et les Iroquois. Plus
loin, vers le Midi, sur la rive méridionale du lac Erié 4,
habitaient les Eriés ou nation du Chat, qui ressemblaient
de mœurs et de langage aux Hurons ; ses guerriers furent
longtemps la terreur des Iroquois. Toujours vers le Sud,
sur la Susquehanna, vivait la redoutable tribu des Andastes,
tribu féroce et résolue, de tout temps dévouée à la race
huronne, dont elle était issue, et gardant inaltérables,
comme un dépôt sacré, le type, la langue et les habitudes
de la mère patrie. Enfin, à l'Est des Hurons, on voyait la
tribu errante des Algonquins supérieurs, les Outaouais et
1. Le docteur Taché, quia exploré cette contrée pendant cinq ans,
a écrit ces lignes : « Les débris et les ruines que je rencontre con-
firment, la scrupuleuse exactitude de nos anciens écrivains (Cham-
plain, Sagard, Bressani et les Relations des Jésuites antérieures à
1650). A l'aide de leurs indications, j'ai pu retracer les sites des
villages au milieu des forêts, et, par l'étude surplace du peu de monu-
ments archéologiques qui subsistent, comprendre et confirmer leurs
intéressantes descriptions des mœurs, et en particulier des rites funé-
raires de ces curieuses tribus. »
2. Les Tionnontates ou gens du Petun. Sagard les appelle aussi la
nation des Pétuneuxt '
3. Les Attiwandaronk.
4. Le P. Martin dit à la p. 321 de Y appendice de la Relation abrégée :
« Erié (Lac). Lac Derié (Champlain), Lac Dérié ou du Chat (Sanson
1658), Eriechronons ou nation du chat (Sanson), Lacus Erius seu
Felis, natio Felium (Ducreux) Errieronons (Relation de 1647-48). Hen-
nepin le nomme lac de Conti et dit que les Iroquois l'appelaient Tero-
charontiong. »
— 321 —
les Nipissings *, tous unis dans une même haine des Iro-
quois, mais de mœurs différentes, indépendants les uns des
autres.
« La mission huronne , dit Bressani dans sa Relation
abrégée, comprenait toutes ces immenses contrées. Notre
projet était de marcher toujours à la découverte de nou-
veaux peuples, et nous espérions qu'une colonie chez les
Hurons en serait comme la clef2. »
Il faut avouer que le projet des missionnaires était hardi.
Ils n'allaient pas dans ces lointaines solitudes de la Nou-
velle-France chasser les animaux et faire la troque avec les
Indiens; ils n'étaient ni trappeurs, ni traitants. Ils mar-
chaient, en apôtres du Christ, à la découverte de nouveaux
peuples; et si la Providence, dont la volonté est plus forte
que celle des hommes, ne leur permit pas de réaliser com-
plètement le rêve de leurs nobles ambitions, ils contri-
buèrent du moins pour la meilleure part à V extension des
colonies de la France; ils firent communiquer véritablement
les possessions du Saint-Laurent avec celles du Mississipi,
le Canada avec la Louisiane. Ils ont ainsi donné sans coup
férir a leur pays un des plus beaux domaines d outre-mer
que jamais nation ait eus, mais que la France na pas su
conserver6 .
Ces graves paroles de la Revue des Deux-Mondes sont
l'expression fidèle et le résumé d'un fait historique, dont
aucun historien sérieux n'a osé infirmer la vérité ni l'impor-
tance. A notre tour, nous raconterons cette grande épopée
religieuse, qui eut pour théâtre principal la terre huronne,
1. Nepissings, Nepissiniens , Nepissiriniens , sauvages habitant le
territoire et les bords du lac de ce nom.
2. Brève relalione, p. 7.
3. Revue des Deux-Mondes, t. IX, 1er mai 1875, p. 553.
Jés. et Nouv.-Fr. — T. I. 25
— 322 —
et s'étendit bientôt, par delà les lacs Ontario, Erié, Iluron,
Supérieur et Michigan, jusqu'aux sources du Mississipi et
au golfe du Mexique.
Nous avons fait connaître, au chapitre premier, les
mœurs, les croyances et l'organisation sociale des tribus
huronnes.
D'une taille haute et élégante, les Hurons étaient gais,
spirituels, légers, très braves, d'une immoralité pro-
verbiale, superstitieux à l'excès, menteurs et voleurs
comme pas un. Aucune nation de l'Amérique septentrionale
n'était plus avancée dans les arts, ni plus susceptible d'une
culture intellectuelle. L'union entre eux était admirable,
la douceur et le respect très grands ; à l'égard des étrangers,
ils se montraient défiants, jaloux, quoique hospitaliers;
cruels envers les ennemis, féroces pour les prisonniers,
traîtres ou fidèles suivant les besoins de leur politique, ils
n'étaient surpassés que par les Iroquois en fait de haine
vivace et irréconciliable. Ils aimaient les Français, parce
que ceux-ci avaient pris fait et cause pour eux contre la
puissante confédération iroquoise. Puis ils se trouvaient en
relations commerciales avec la colonie de Québec.
En 1634, ce peuple, qui vivait sédentaire, cultivant prin-
cipalement le blé d'Inde et le tabac ou petun1, comptait
de dix-huit à yingt villages, plus ou moins considérables2,
dont quelques-uns avaient près de quatre-vingts cabanes;
1. Lettre du P. de Brébeuf au R. P. général Mutius Vitelleschi,de
Saint-Joseph des Hurons, 1635 (Carayon , Documents inédits, XII,
p. 164).
2. Brève relatione... p. 9. — Quelques historiens comptent jusqu'à
trente et quarante villages ou bourgades. Le nombre variait d'année
en année. Le P. de Brébeuf, à son arrivée chez les Hurons, ne trouva
qu'une vingtaine de villages ; plus tard, lors du dénombrement de la
contrée, le P. Lalemant en compta davantage.
-f2)
et dans chaque cabane logeaient plusieurs familles, deux à
chaque feu J.
Les bourgades, exposées à l'attaque des ennemis, étaient
d'ordinaire placées sur un coteau et entourées de pieux
croisés, solidement appuyés contre des troncs d'arbres.
Quelquefois on les protégeait d'une triple enceinte de pieux,
sur laquelle on ménageait une galerie circulaire 2.
La bourgade restait au même endroit une dizaine d'années,
aussi longtemps qu'il y avait du bois pour le chauffage
dans les environs et des champs pour la culture. Quand le
bois manquait et que le sol était épuisé, on transportait le
village ailleurs, près d'une foret, sur des terres encore
vierges. Ce déménagement se faisait tous les dix ou douze
ans3. Le nouveau village bâti, on distribuait à chaque
famille une portion de terre à cultiver. Tout cela s'effectuait
sans désordre, sans réclamation; les capitaines et les anciens
présidaient à tout, ils choisissaient le nouvel emplacement
de la bourgade, ils désignaient à chacun son lot.
Rien de plus dangereux, en 1634, que la route de Québec
au pays des Hurons, car, a cette époque, la guerre entre
1. Lettre du P. François du Peron à son frère, Joseph Imbert. Au
bourg de la Conception de Notre-Dame, 27 avril 1639. (Doc. inédits,
XII, p. 170.)
2. Le grand voyage du pays des Hurons, parle Fr. Gabriel Sagard,
p. 115. — Le P. de Brébeuf apprit aux Hurons à faire des forts quarrez
■avec quatre petites tourelles aux quatre coings [Relation de 1636,
p. 86).
3. L'abbé Ferland dit, à la page 107 : Après quinze ou vingt ans...
Mais nous lisons dans la lettre du P. du Peron, citée plus haut : « La
terre, comme ils ne la cultivent pas, porte de dix ou douze ans au
plus, et ils (les Hurons) sont contraints, les dix années expirées, de
transporter leur bourg en un autre endroit. » (Documents inédits,
XII, p. 172.) Gabriel Sagard dit à la p. 117 : « Il y a de certaines
contrées où ils changent leurs villes et villages, de dix, quinze ou
trente ans. »
— 324 —
cette nation et les Iroquois était à son plus haut période,
acharnée, sanglante, de tous les jours. A chaque instant,
on pouvait rencontrer une bande iroquoise, tomber dans
une embuscade. Ces ennemis irréconciliables des Français
et de leurs alliés ne cessaient de parcourir les rivières et
les lacs, à la recherche d'un Montagnais, d'un Algonquin,
d'un Huron, d'un Français, à tuer ou à faire prisonnier.
De plus, il n'y avait qu'une route d'ouverte, longue,
difficile et détournée, pour atteindre le premier village des
Hurons : il fallait remonter l'Ottawa, traverser le lac
Nipissing et descendre la rivière Française jusqu'à son
embouchure dans le lac Huron. Le nombre des portages est
grand par cette voie interminable. Ghamplain l'avait en
partie parcourue en 1613. Parti de l'île de Sainte-Hélène
avec deux canots, conduits par quatre Français et un sauvage,
il s'était engagé dans la rivière des Outaouais et avait fait
une courte halte sur la haute berge, où s'élève aujourd'hui
la capitale du Dominion. De ce site ravissant, quel magni-
fique panorama sur la vallée ! Après avoir admiré la chute
des chaudières, la riante cascade du Rideau et la rivière du
même nom qui forme aujourd'hui par un côté la limite de la
partie basse de la ville d'Ottawa, il continuait sa route, et,
laissant à droite la Gatineau, il arrivait à l'île des Allumettes,
où le chef de la nation, Tessouat, le recevait avec toutes
sortes d'honneurs dans un splendide et long festin à la
sauvage. Tous les chefs et les anciens de l'île y assistaient.
Deux ans plus tard, accompagné du P. Joseph Le Garon,
récollet, d'une dizaine d'Indiens, de l'interprète Brûlé et
d'un Français, il revenait de nouveau dans l'île des Algon-
quins ; et, résolu de pousser plus avant, il remontait l'Ottawa,
encaissé dans de profondes gorges de montagnes; il fran-
chissait les rapides des Joachims et du Caribou, la roche
du Gapitaine, le portage des Golots; il arrivait au pays des
— 32o —
Nipissings, et vers la fin de juillet 1615, il atteignait le
lac Huron, qu'il appelait Mer douce. Le 1er août, après avoir
longé les côtes de la baie Géorgienne, à travers d'innom-
brables îlots, il abordait à Otouacha1, village des Hurons,
à peu de distance du lac2.
C'est la route que suivront longtemps les missionnaires.
Bancroft, l'historien protestant des Etats-Unis, l'a décrite
dans sa triste réalité. « Le voyage, par l'Ottawa et ses
affluents, dit-il, était de plus de trois cents lieues, à travers
d'affreuses contrées couvertes de forêts. Tout le long du
jour, les missionnaires devaient passer des gués ou manier
les rames. Le soir, pas d'autre nourriture qu'une maigre
ration de blé d'Inde, mêlé à de l'eau; pour lit, la terre et
les rochers. Aux trente-cinq cascades, il faut porter le
canot sur les épaules pendant plusieurs lieues, à travers
des bois épais ou les contrées les plus abruptes ; souvent on
le traîne à force de bras. Et ainsi, en nageant, en passant
des gués, en ramant, en traînant ou en portant le canot, les
vêtements déchirés, les pieds meurtris, le bréviaire suspendu
au cou, les missionnaires se frayaient leur chemin, malgré
les fleuves, les lacs et les forêts, de Québec au cœur même
du pays des Hurons 3. »
1. Otouacha, est-il dit dans l'édition de 1870 des Voyages deCham-
plain, t. I, p. 514, note 4, est probablement le même que Toenchain
ou Touanché.
2. Voir, pour tout ce qui précède sur les deux voyages de Cham-
plain, les Œuvres de Champlain éditées à Québec en 1870, le Qua-
trième voyage, p. 431, et le Voyage faict en Tannée 1615, p. 489; —
Pioneers of France in the New World by Francis Parkman, chap. XIII,
Discovery of Lake Huron, pp. 357-370.
3. Bancroft, George. History of the United States, t. IV, ch. XX.
Cette description est de tout point conforme à ce qu'écrivait le P.
de Brcbeuf (Relation de 1635, p. 25) du village d'Ihonatiria es Hurons,
le 27 mai 1635 : « De deux difficultés ordinaires, la première est celle
— 326 —
Les difficultés de la route étaient sans doute une lourde
et rude croix; mais la croix est le lot réservé à l'apostolat,
son plus riche apanage. Le voyage présentait encore au
missionnaire un grave danger. Le Jésuite pouvait tomber
entre les mains des Iroquois et être condamné aux plus
épouvantables supplices, à toutes les horreurs de la mort.
Il fallait, avant de s'embarquer, faire le sacrifice de sa vie.
Ce danger n'était pas imaginaire, nous le verrons1. S'il y
échappait, le missionnaire devait s'attendre à beaucoup
souffrir, une fois arrivé à la mission huronne.
Cette mission ne ressemblait à aucune autre, ni à celle
de la Guyane, ni à celle des Antilles, ni, à plus forte raison,
à celle du Paraguay. Le Génie du christianisme la compte
parmi ces terribles missions du Canada, où V intrépidité des
soldats de Jésus-Christ a paru dans toute sa gloire 2. « Parmi
des saults et portages... Toutes les rivières de ces pays en sont
pleines. Quand on approche de ces chutes ou torrents, il faut mettre
pied à terre, et porter au col, à travers les bois ou sur de hautes et
fascheuses roches, tous les pacquets et les canots mômes. Cela ne se
fait pas sans beaucoup de travail : car il y a des portages d'une, de
deux et de trois lieues; joins qu'il faut en chacun faire plusieurs
voyages, si on a tant soit peu de pacquets. En quelques endroits, les
sauvages entrant dans l'eau, traînent et conduisent à la main leurs
canots, avec d'extrêmes peines et dangers... Nous avons porté
trente-cinq fois et traisné pour le moins cinquante... La deuxième
difficulté ordinaire est pour le vivre : souvent il faut jeusner...; et le
manger ordinaire n'est que d'un peu de bled d'Inde, cassé assez gros-
sièrement entre deux pierres, et quelquefois tout entier, dans de l'eau
pure. Quelquefois on a du poisson, mais c'est hazard... Adjoustez à
ces difficultés qu'il faut coucher sur la terre nue, ou sur quelque dure
roche faute de trouver dix ou douze pieds de terre en quarré pour
placer une chétive cabane ; qu'il faut marcher dans les eaux, dans les
fanges, dans l'obscurité et l'embarras des forêts, où les piqueures
d'une multitude infinie de mousquilles et cousins vous importunent
fort. »
1. Brève relalione, parte 2a , cap. II.
2. Liv. IV, chap. VIII.
— 327 —
ces forêts, en voyant ces sauvages, dit un de ces apôtres,
nous, pauvres étrangers et serviteurs de Dieu, que pouvons-
nous attendre sinon un coup de dent et quelque effect de
leur barbarie naturelle?... Les miracles dans ce pays sont
ceux-cy : faire du bien aux sauvages, souffrir bien des
maux et ne s'en plaindre qu'à Dieu... L'expérience nous
fait voir que ceux de la Compagnie (de Jésus) qui viennent
en la Nouvelle-France, il faut qu'ils y soient appelez par
une vocation spéciale et bien forte; que ce soit gens morts
et à soy et au monde, hommes véritablement apostoliques
qui ne cherchent que Dieu et le salut des âmes, qui aiment
d'amour la Croix et la mortification, qui ne s'espargnent
point, qui désirent plus la conversion d'un sauvage que
l'empire de toute l'Europe, qui aient des cœurs de Dieu et
tous remplis de Dieu; enfin, que ce soit des hommes qui
ont tous leurs contentements dans Dieu, et auxquels les
souffrances soient leurs plus chères délices. Voilà ce que
Texpérience nous fait voir tous les jours! 1 »
Ces paroles sont du P. Jean de Brébeuf, le grand apôtre
des Hurons. Il les adressait, sous forme d'avis, à ses frères
de France, qui aspiraient à porter aux sauvages de l'Amé-
rique du Nord la bonne nouvelle de l'Evangile. Elles
n'effrayèrent pas leur courage ; bien au contraire, elles
enflammèrent l'ardeur de leur zèle et préparèrent à la mis-
sion huronne cette génération de héros que l'église du
Canada a inscrits au catalogue de ses martvrs.
Jean de Brébeuf naquit, sur la fin du xvie siècle, au
diocèse de Baveux, d'une illustre et vieille famille, de race
chevaleresque. Elle comptait parmi ses ancêtres plus d'un
gentilhomme, qui s'était fait un nom sur les champs de
bataille. L'un d'eux avait abordé avec le duc Guillaume à
\. Relation de 1635, pp. 46, 48, 49.
— 328 —
Pevensey, dans le Sussex, et avait pris part à la victoire
décisive d'Hastings, où le fils du célèbre comte Godwin,
Harold II, fut vaincu. Deux siècles plus tard, un autre
accompagnait saint Louis dans sa croisade contre les infi-
dèles et commandait la noblesse de Normandie au siège de
Damiette 1 .
La vaillance était héréditaire dans cette famille. Per-
suadés qu'ils devaient leurs services au pays et au roi,
les Brébeuf acquittèrent cette dette avec courage et désinté-
ressement; à en croire leur panégyriste, Guillaume du
Hamel, ils fournirent pendant près de sept siècles de loyaux
et valeureux soldats2. Il existait deux branches de cette
famille, l'une établie en France et l'autre en Angleterre.
Cette dernière représentée par les d'Arundel et les Howard,
issus de Hugues de Brébeuf, a laissé une mémoire plus
brillante que la branche française. Tout le monde connaît
Thomas d'Arundel, archevêque de Cantorbéry et chancelier
du royaume d'Angleterre ; Philippe Howard, comte d'Arun-
del, empoisonné par ses geôliers dans le fameuse tour de
Londres, après onze ans de captivité; le duc de Norfolk,
son père, et William Howard, vicomte Stafïort, qui por-
tèrent leur tête sur l'échafaud, tous deux, comme Philippe
Howard, martyrs de leur foi religieuse.
Au xvne siècle, la bravoure et la foi, ces deux seuls héri-
tages de la branche française, avaient conservé toute leur
pureté aux manoirs que les Brébeuf habitaient sur les bords
de la Vire, à Gondé et à Sainte-Suzanne. A Sainte-Suzanne
naissait, en 1618, le poète Guillaume de Brébeuf, dont le
P. Bouhours a laissé ce bel éloge : « Fameux par ses
ouvrages d'esprit, et encore plus recommandable par la
\. Dissertation sur la Pharsale,... par Guillaume du Hamel, con-
seiller et aumônier du roi.
2. Ibid.
— 329 —
droiture de son âme, par la sagesse de sa conduite et par
la pureté de ses mœurs 1 . »
Vingt-cinq ans auparavant, le 25 mars 1593, était venu
au monde, à Condé-sur-Vire 2, un enfant de bénédiction,
qui devait ajouter aux illustrations de ses ancêtres une
gloire nouvelle, la plus pure peut-être et la plus éclatante*.
1. Vie de la Mère Laurence de Belle fonds, supérieure des Béné-
dictines à Rouen, par le P. Bouhours, s. j.
2. Belation de 1649, p. 25. — On sait que les historiens ont beau-
coup varié sur le lieu et l'époque de la naissance du P. de Brébeuf.
Feller, Frédéric Pluquet [Essai historique sur la ville de Bayeux,
Caen, 1829, p. 413) et les Missions catholiques (16 mars 1877, p. 140)
le font naître à Bayeux sur la paroisse Saint-Jean; le 1C1' en 1593, le
2e en 1592, et les Missions, le 14 mars 1593. La Relation de 1649
(p. 25) et quelques catalogues de la Cie disent qu'il naquit dans le
diocèse de Bai/eux le 25 mars 1693. Le P. Martin (Vie du P. de Bré-
beuf, p. 8), l'abbé Adam, savant antiquaire de la Manche (Académie
de Saint-Thomas d'Aquin; art. Le Mysticisme h la Benaissance ou
Marie des Vallées, 1893, n° 41, p. 23) désignent, mais sans en être
sûrs, Condé-sur-Vire comme lieu de sa naissance et fixent la date
de sa naissance au 25 mars 1593. Nous nous sommes adressé au Pré-
sident de la Société d archéologie de la Manche, Mr E. Lépinaud,
avocat, qui a fouillé les archives départementales, et nous lui avons
demandé de nous procurer l'extrait de baptême du missionnaire des
Hurons. Il nous a répondu de Saint-Lô le 13 janvier 1694 : « Il faut
renoncer à trouver l'extrait de baptême de ce martyr, parce que les
registres baptistaires des anciennes paroisses du Cotentin et du
Bessin, formant aujourd'hui l'arrondissement de Saint-Lô, sont d'une
date postérieure aux dernières années du xvie siècle. » Aujourd'hui,
nous pouvons donner d'une manière sûre et définitive le lieu et la
date de la naissance de cet apôtre. En fouillant les archives générales
de la Compagnie nous avons trouvé cette indication précieuse sur le
Catalogus Provincial Francise, an. 1618-1619 : « Pater Joannes de
Brebeuf, Normanus Dircc. Baioc, natus in oppido Condsei, 25 martii
an. 1593, ingressus in societatem Jesu 8 nov. 1617, post duos annos
rhetoricae et duos philosophise. » De plus, dans le Cotai. L an. 1621»
on lit, écrit de la main du P. de Brébeuf : « Joannes de Brebeuf, natus
Condsei, 25 mars 1693, in diœc. baioc. » La même indication se
retrouve sur le Cat. I de 1633. Le doute n'est donc plus permis sur le
lieu, l'année, le mois et le jour de sa naissance.
— 330 —
Grand, vigoureux, d'un caractère très énergique, d'une
force d'âme incomparable, Jean de Brébeuf avait hérité de
la mâle vertu et de l'ardeur entreprenante des siens. Ce
n'était ni une intelligence brillante, ni un homme d'étude,
ni un savant. Il lit cependant, dit-on, de bonnes classes
littéraires; puis il étudia deux ans la philosophie et deux
ans la théologie morale ; et, muni de ce bagage intellectuel,
il vint frapper, vers l'âge de vingt-quatre ans, à la porte
du noviciat des Jésuites de Rouen, où il fut admis le
8 novembre 1617 ^
Le novice montra, dès le début de la vie religieuse, tout
ce qu'il ,y avait de grand et de généreux dans son cœur.
On a dit que le Jésuite est un soldat, que la Compagnie de
Jésus est une armée, et que le monde est un vaste champ
de bataille où cette armée combat pour Dieu contre l'enfer.
Toutes ces images sont tirées du livre des Exercices spiri-
tuels du fondateur de la Société, et elles sont bien l'expres-
sion de Y esprit militaire qui doit animer tous les enfants de
saint Ignace. « Issu d'une race guerrière, le P. de Brébeuf
aspirait lui aussi, dit son historien, à combattre et à con-
quérir, mais à combattre par la parole et à conquérir des
âmes même au prix de son sang2 ». Il se trouva donc dans
son élément au noviciat, au milieu de jeunes combattants,
et l'engagement qu'il prit alors de devenir un vrai soldat
4. On lit dans les Archives delà Compagnie de Jésus à Rome :
P. Joannes de Brébeuf, natus in Diœcesi Baiocensi die 25 mart. 4593;
studuit 2 an. philosophise et 2 an. casibus ante ingressum in socie-
tatem; ingressus in soc. 8 nov. 1617 Rothomagi, magister 6re (1619-
1620), 5œ (1620-1621) in collegio Rothomagensi ; in eodem collegio,
nulli officio vacat ob infîrmam valetudinem (1621-1622); fit sacerdos
(25 mart. 1623) ; Ibidem, Procurator et Operarius (1623-1625); prof, in
missionem Nova? Francise (19 jun. 1625); coadjutor forma tus (2 feb.
1630). [Cat. Prov. Franc, in arch. rom.)
2. Notice sur les trois Brébeuf, par Ch. Marie, ancien professeur au
lycée de Caen.
— 331 —
de Jésus-Christ, il le tint fidèlement. Ce qui domine, en
effet, dans le caractère de ce religieux, quand on l'étudié
de près, c'est l'esprit de lutte contre soi-même, l'amour
conquérant des âmes, le dévouement au service du divin
Capitaine. Il y a en lui du François-Xavier. Discipline,
abnégation, noblesse et largeur de sentiments, ardeur de la
charité, mépris de la fatigue, de la souffrance, du danger
et de la mort, courage indomptable et calme sérénité au
sein des plus violentes situations, toutes ces grandes choses
auxquelles on reconnaît l'apôtre, il les posséda à un haut
degré. Aussi un historien peu sympathique à son ordre
a-t-il écrit de ce missionnaire : « Son nom est entouré
d'une auréole de grandeur que le temps ne saurait dimi-
nuer1. » Deux siècles auparavant,» les annales du monas-
tère des Ursulines de Québec l'appelaient la véritable
personnification de la grandeur et du courage 2.
Après son noviciat, le P. de Brébeuf est appliqué à
l'enseignement de la grammaire au collège de Rouen. Dans
cet emploi, il se dévoue avec si peu de réserve que sa
robuste santé est bientôt gravement atteinte ; il tombe dans
un épuisement complet. Eloigné de toute occupation, il
profite de cette inaction forcée pour lire en son particulier
et méditer la Somme de saint Thomas; puis, ordonné prêtre
et remis de sa grande fatigue, il sollicite avec instance et
obtient la mission du Canada.
Cette mission convenait bien à ce cœur dévoré de saintes
ambitions, avide de faire grand et de tout souffrir pour
le salut des peuples rachetés au prix du sang de Jésus-
Christ. Or, la foi ne pouvait se propager sur la terre de la
Nouvelle-France, comme il l'écrira lui-même un jour, que
dans le travail, les veilles, les tribulations et la patience;
\. Histoire des Canadiens Français, par Benj. Suite, t. III, p. 23.
2. Les Ursulines de Québec, t. I, p. -200.
— 332 —
l'ouvrier ri y récoltera qu'après avoir arraché et semé long-
temps dans les larmes et les gémissements x.
En 1625, le P. de Brébeuf arrive à Québec, et, quelque
temps après, il est au milieu des bois dans la cabane des
Montagnais errants, les suivant à la chasse pendant tout
l'hiver, se familiarisant aux coutumes et à la vie des sau-
vages et s'appropriant leur langue. L'année suivante, il
remonte le Saint-Laurent avec le P. de la Roche-d'Aillon,
récollet, et le P. Anne de Noué; et, après un long et pénible
voyage, tous trois débarquent sur la côte huronne. Le
P. de la Roche-d'Aillon s'établit à Caragouha, qui deviendra
bientôt Ossossané ou mission de la Conception'1. Les deux
Jésuites se fixent à Toanché3 dans la cabane d'écorce que
le P. Le Caron avait élevée onze ans auparavant et où il
avait plus d'une fois offert le saint sacrifice de la messe.
Le P. de la Roche-d'Aillon et le P. de Noue rentrèrent
bientôt à Québec, le premier rappelé par ses supérieurs, le
second découragé par les difficultés de la langue 4 ; et le
1. Le P. de Brébeuf au P. Mutius Vitelleschi, général de la Compagnie
de Jésus. Résidence de Saint-Joseph, 20 mai 1637. Traduction de
l'original latin conservé aux Archives générales de la Compagnie.
Voir la traduction du P. Carayon, Documents inédits, xn, p. 160.
2. Vie du P. de Brébeuf, par le P. Martin, note de la page 52.
3. Dans la note 4 des Voyages de Champlain, t. IV, p. 26, on lit :
<( Otonacha est probablement le même que Toenchain, ou Toanché.
C'est vers cette bourgade que le P. Le Caron dit la première messe au
pays des Hurons (Sagard, Histoire du Canada, p. 224). » Dans la Rela-
tion de ce qui s'est passé aux Hurons en 1635, p. 28, le P. de Bré-
beuf dit : « Je pris terre au port du village de Toanché, ou de Tenn-
deouïata, où autresfois nous estions habituez... où nous avions nabité
et célébré le S. sacrifice de la messe trois ans durant. »
Dans la Vie du P. de Brébeuf, le P. Martin prétend que ce village
s'appelait aussi Ihoriatiria ou Ihonotari (note, p. 52). Les Récollets
l'appelèrent Saint-Joseph, et le P. de Brébeuf restitua à ce village le
nom de Saint-Joseph [Ibid., p. 52).
4. Le P. Jean de Brébeuf, par le P. Rouvier, p. 12 ; — Vie du P. J.
de Brébeuf, par le P. Martin, pp. 53 et 54.
— 333 —
P. de Brébeuf demeura seul, dans un isolement complet,
au milieu de sauvages qu'il ne connaissait j)as et dont il
ignorait la langue.
Dieu seul a le secret des tortures morales et physiques
qu'il endura dans cette douleureuse solitude. On raconte
qu'une nuit, étant en oraison, il redisait cette prière de
Paul : Seigneur, que voulez-vous que je fasse? Et une voix
se lit entendre qui lui dit : Prends et lis. Le jour venu, il
prit le livre de Y Imitation, il l'ouvrit et il tomba sur ce
chapitre : De la voix royale de la Croix. Il comprit aussitôt
ce que le Seigneur demandait de lui ; et, à quelque temps
de là, il s'engagea par vœu à souffrir tout ce qu'il croirait
devoir contribuer à la gloire de Dieu. Ce vœu, il le renou-
velait chaque matin à l'autel, penché sur la divine victime
du sacrifice *,
Les occasions ne lui manquèrent pas de le pratiquer
parmi les H urons, il courait même au devant, accomplis-
sant ainsi à la lettre ce qu'il écrivait à son Provincial en
France : « Jésus-Christ est la vraie grandeur du mission-
naire ; c'est lui seul et sa croix que nous devons chercher. »
Habitation, lit, nourriture, rien, dans sa manière de vivre,
ne différait de celle des sauvages. Il les suivait à la chasse
sous les feux du soleil et au milieu des neiges ; il les accom-
pagnait sur les fleuves, ramant comme eux, traînant le
canot et portant ses hardes; nuit et jour, il visitait les
malades, à tous il prêchait la parole de Dieu; il se livrait
à tous leurs caprices et à toutes leurs fantaisies ; il souffrait
des journées entières et quelquefois plusieurs jours de suite
de la faim et de la soif; il s'exposait avec intrépidité à
tous les dangers et à la mort. Son existence était un sacri-
1. Relation de 1G49, p. 18. Lettre du P. Chaumont; île de Saint-
Joseph, 1er juin 1G49.
— 334 —
fîce perpétuel de ses goûts, de ses aises, de sa santé et de
sa vie, et elle n'avait pour mobile et pour fin que le salut
des âmes. Et cependant, comme on l'a si bien dit, « si le
serviteur de Dieu semait d'une main infatigable, il ne mois-
sonnait rien. . . Les âmes demeuraient invinciblement fermées
à la vérité. A tous les efforts du Père, les Hurons, enchaînés
par une vie licencieuse a leurs tristes erreurs, répondaient
d'un mot, toujours le même : Tes usages ne sont pas les
nôtres; ton Dieu ne peut pas être notre DieuK »
Ses jours s'écoulèrent ainsi, deux années entières, dans
les plus rudes travaux, mais dans une désolante stérilité.
C'est à peine s'il parvint à baptiser quelques enfants sur le
point de mourir. A ses heures de loisir, il traduisit en
langue huronne le catéchisme si substantiel du P. Ledesma2.
Cependant rien n'ébranlait son courage et sa confiance;
il attendait l'heure de Dieu, persuadé qu'elle ne tarderait
pas à sonner, quand un ordre formel de ses supérieurs le
rappela à Québec. Québec était tombé au pouvoir des
Anglais; il fallut, en 1629, rentrer en France.
Quatre ans après, en 1633, le P. de Brébeuf revient au
Canada sur l'escadrille française qui ramène Champlain, et
sa première pensée, en posant le pied sur le sol canadien,
est de revoir sa chère mission huronne. Pour s'y faire
transporter, il entre en relation avec les Hurons, descendus
cette année-là à Québec sur cent quarante canots, portant
près de sept cents hommes. La plupart d'entre eux se rap-
pelaient avec plaisir la robe noire qu'ils appelaient Echom,
mon cousin, mon neveu.
1. Le P. Jean de Brébeuf, par le P. Rouvier, p. 13.
2. Champlain a sauvé de l'oubli ce catéchisme traduit en langue
huronne ; il l'a fait imprimer, en 1632, à la suite de l'histoire de ses
voyages.
— 335 —
Champlain, de son coté, désirait l'établissement de cette
mission, dont il appréciait les immenses avantages au point
de vue militaire et commercial, aussi bien qu'au point de
vue religieux. C'était, dans sa pensée, un poste avancé
vers l'Occident, qui devait assurer à la France la
domination de ce pays et la liberté des communications au
cœur de l'Amérique septentrionale. Il espérait encore y
attirer un jour la traite des pelleteries et s'y rendre maître,
à l'exclusion des Hollandais et des Anglais, de tout le
commerce avec les peuples du Nord et ceux de l'intérieur.
Ce plan ne manquait pas de grandeur, ni d'inspiration, ni
de patriotisme, et les Jésuites devaient être l'avant-garde
de la Colonie française. « De plus, ajoute l'auteur du Cours
d'histoire, il importait de s'attacher la nation huronne,
nombreuse, puissante et capable de lutter contre les Iro-
quois, les seuls ennemis que la Colonie eût à craindre parmi
les peuples américains1. »
Aussi, avant le départ des missionnaires pour les pays
d'en haut, Champlain réunit dans un grand conseil les
capitaines hurons, présents à Québec, au nombre de
soixante. Le P. Le Jeune, le P. de Brébeuf, beaucoup
de Français et de sauvages y assistaient. Un capitaine
huron ouvrit la séance par une longue harangue, et,
quand, il eut fini de parler, Champlain se leva pour pro-
mettre aux Hurons l'amitié de la France et son concours
contre l'ennemi commun. Puis, montrant les Robes noires,
il leur dit : « Ces missionnaires désirent vous suivre dans
votre pays, et pour vous témoigner l'affection qu'ils vous
portent, ils veulent vivre au milieu de vous. Ce sont nos
Pères; nous les aimons plus que nos enfants et plus que
nous-mêmes. Ils jouissent en France d'une grande considé-
i, T. I, p. 264.
— 336 —
ration. Ce n'est ni la faim ni le besoin qui les amènent
dans ce pays. Ils ne recherchent pas vos terres ni vos four-
rures. Ils veulent vous enseigner le chemin qui conduit au
maître de la vie. Voilà pourquoi ils ont quitté leur pays,
leurs biens et leur famille. Si vous aimez les Français,
comme vous dites, aimez ces Pères, honorez-les1. »
Ces paroles eurent un écho dans l'esprit des sauvages.
Ils comprirent que le missionnaire n'était ni un marchand,
ni un ambitieux, ni un coureur d'aventures, mais un homme
aimé et honoré des Français, qui montait dans leur pays
pour leur prêcher la doctrine du vrai Dieu.
« Oui, leur dit le P. de Brébeuf en langue huronne,
nous voulons aller dans votre pays pour y vivre et y mourir.
Vous serez nos frères, et dorénavant nous ferons partie de
votre nation *. »
Cependant, ce fut seulement l'année suivante qu'il put
obtenir passage sur les canots indiens, ainsi que les Pères
Daniel et Davost. Le voyage fut long et pénible. Malgré sa
constitution de fer et son indomptable énergie, le P. de
Brébeuf se demanda plus d'une fois s'il arriverait au terme
du voyage, s'il ne succomberait pas en route de misère et
de lassitude. Les sauvages, qui conduisaient le P. Davost,
le dépouillèrent d'une partie de ses vêtements et jetèrent
dans l'Ottawa ses livres et ses papiers ; puis ils le dépo-
sèrent sur un rocher désert de l'île des Allumettes. Le
P. Daniel et trois donnés'6, ses compagnons, ne furent pas
mieux traités : battus, volés, abandonnés par leurs conduc-
d. Vie du P. de Brébeuf, par le P. Martin, pp. 84 et 85.
2. Ihid., p. 85.
3. Ces trois donnés sont : Pierre, Martin et Baron (Belation de
1G35, p. 26). Ils étaient alors domestiques, n'ayant pas encore fait de
vœux ni pris d'engagement; mais ils étaient déterminés à vivre et
à mourir au service de la mission. Aussi on les appelle donnés. Nous
parlerons des donnés dans le chapitre suivant.
— 337 —
teurs, ils souffrirent les plus grandes peines, dit le narra-
teur, et coururent de notables dangers *.
Parvenus sur les rives de la baie du Tonnerre (Thunder-
baye des Anglais), non loin de Toanehé2, les Hurons
débarquèrent le P. de Brébeuf, et le laissèrent là seul, sans
ressources et sans abri. Toanehé, où il avait autrefois habité
près de trois ans, n'était plus qu'un vaste champ inculte ;
les habitants l'avaient quitté pour aller se fixer à quelques
milles plus loin, à Ihonatiria.
Le missionnaire, abandonné des hommes, ne s'abandonne
pas. Il cache dans les bois son léger bagage, offre sa vie,
dans une prière à Dieu, pour le salut des Indiens, et, le
bâton à la main, il se met à la recherche d'un village huron.
Sur le soir, à la nuit tombante, au sortir de la forêt, il
arrive à Ihonatiria. En un instant, toute la bourgade est
sur pied. On crie : voilà Echom revenu! Le P. de Brébeuf
se dirige vers la cabane d'Aouandoïé, riche Huron, dont il
accepte l'hospitalité ; et là, il attend avec anxiété l'arrivée
des Pères Daniel et Davost et de leurs compagnons de
voyage. Des semaines se passent... Ils arrivent enfin, l'un
après l'autre, exténués de faim et de fatigue, mais le cœur
plein de courage, l'âme ardente de zèle. Qui croirait venir
chercher ici autre que Dieu, écrit le P. de Brébeuf, ny
trouverait pas son compte^.
Il importait de ne pas abuser de la généreuse hospitalité
d'Aouandoïé. En quelques jours, la cabane de missionnaires
est construite ; on la baptise du nom de Saint-Joseph et on
s'y installe 4. Bientôt d'autres Jésuites sont envoyés de
Québec : Pierre Ghastelain, Paul Ragueneau, Simon Le
1. Toanehé ou Téandéouïatd (Rel. de 1635, p. 28).
2. Relation de 1635, p. 24 et suiv.
3. Relation de 1635, p. 30.
4. Ihid.
Jés. et Nouv-Fr. — T. I. 26
— 338 —
Moine, François du Peron, Joseph Le Mercier, Isaac Jogues,
Charles Garnier et Pierre Pijart. L'établissement d'une
nouvelle résidence s'imposait. Le P. Pijart la fonde au
bourg- d'Ossossané ou de la Rochelle et la place sous le
patronage de Y Immaculée-Conception^ .
Ihonatiria, situé sur une éminence au bord du lac Huron,
à l'entrée ouest de la baie actuelle de Penetangueschène ,
appartenait à la tribu de l'Ours. Ossossané, de la môme
tribu, était à seize kilomètres de là sur un petit promontoire
isolé de la côte ouest de la presqu'île huronne, à la lisière
d'une sombre forêt de pins. Les deux bourgs, qui renfer-
maient chacun une population de quatre à cinq cents âmes,
semblaient à l'abri des incursions iroquoises, et les mis-
sionnaires y comptaient d'heureuses sympathies ; le choix
de ces résidences offrait donc de réels avantages. Les Pères
Ragueneau, Garnier et Chastelain s'établirent à Ossossané
sous la conduite du P. Le Mercier; les autres restèrent à
Ihonatiria sous le gouvernement du P. de Brébeuf, supérieur
général de la mission. Mais cette dernière résidence ne
subsista pas longtemps. La peste ayant ravagé le village,
les malheureux survivants se réfugièrent ailleurs, et Saint-
Joseph se transporta à Téanaustayaé, gros bourg de la tribu
du Rocher, situé au nord du district actuel de Médonte, au
pied de la chaîne de collines bordant au sud le territoire des
Hurons.
Et maintenant, quelle fut la vie des missionnaires dans
ces résidences huronnes, de 4634 à 1639? Les historiens
en ont parlé plus ou moins; tous ont signalé le caractère
d'effrayante austérité qui l'a particulièrement marquée. On
ne trouvera dans aucune des missions répandues alors sur
1. Documents inédits, XII, p. 161.
— 339 —
la vaste surface du globe une vie aussi dure, aussi pénible
que celle des apôtres de l'Amérique du Nord, au pays des
Hurons. En lisant les Relations et les correspondances
privées, signées de Brébeuf, Jérôme Lalemant, Jogues ,
Charles Garnier, François du Peron, Joseph Chaumonot,
on comprend tout ce qu'il y a de vrai dans ces quelques
lignes du P. J. Lalemant : « On aimerait mieux recevoir
un coup de hache sur la tête que de mener les années durant,
la vie qu'il faut mener ici tous les jours, travaillant à la
conversion des barbares1. »
Cette vie était un vrai martyre de tous les jours. Le P.
de Brébeuf écrivait aux Jésuites de Paris : « Nos cabanes
sont d'écorce comme celles des sauvages et si chétives, que
je n'en trouve quasi pas en France d'assez misérables pour
pouvoir dire : voilà comme vous serez logés ! » Faites en
forme de tonnelles de jardin, les unes de douze, les autres
de vingt à vingt-cinq mètres de long, elles se divisaient
généralement2 en deux compartiments : d'un côté la cha-
pelle, de l'autre l'habitation des missionnaires. Dans la
chapelle, un modeste autel, un tableau du Christ, un autre
de la Vierge, puis quelques images assez grossières, aux
couleurs vives et criardes, représentant les damnés tour